Relations, pour un individu* donné, entre une position sociale, un ensemble de normes* d’usages et un emplacement occupable.
Le monde contemporain a vu la lutte des places se substituer peu à peu à la lutte des classes. En effet, il est aujourd’hui essentiel pour chaque personne d’accéder à et de tenir des places, au sens très large du terme. Si jadis, comme le rappelle Marcel Gauchet, « être soi » consistait surtout à se fondre dans un idéal collectif, de nos jours « être soi » c’est affirmer sa singularité culturelle, sociale, ethnique, sexuelle, éventuellement exiger des droits pour la faire reconnaître et toujours chercher les bonnes places pour la manifester.
Les places ainsi conçues ne sont pas de simples localisations topographiques, pas plus que de simples placements dans un « espace social » à la Bourdieu – le mot espace étant ici métaphorique. Une place met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque, et les emplacements (les endroits) que cet individu est susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position sociale et des normes spatiales. Il est indispensable de prendre en compte la position sociale, c’est- à- dire les modalités particulières d’insertion(s) d’un opérateur dans un système, une société, dotée d’une organisation spécifique. On évite ainsi la dérive du spatialisme, qui pousse à considérer qu’on ne peut expliquer les faits spatiaux que par des lois propres de l’espace. Les contextes sociétaux sont essentiels à la compréhension des phénomènes spatiaux. En même temps, on voit aussi qu’il importe de ne pas croire que cette position sociale est simple et permet à elle seule de tout comprendre. Dans une société donnée, il existe des codes normatifs particulièrement puissants, relatifs à l’allocation et à l’usage des espaces, à toutes les échelles. Ces codes de procédures spatiales définissent ce qui est légitime et illégitime en matière de proximité , de taille, de délimitation, de placement, de franchissement. Ils sont indispensables à l’organisation et au fonctionnement des groupes humains. Ils passent par des institutions, des lois, des normes culturelles, ils se cristallisent dans des matrices pratiques et s’actualisent dans des opérations précises des opérateurs humains qui contribuent, par leur réalisation à faire évoluer les codes. Tout ceci se médiatise via des lois, des règles, des textes d’expertises, des idéologies spatiales, des mythes partagés, des manuels de savoir- vivre, des histoires racontées, des légendes, des films, des jeux, des pièces de théâtre, des paysages et des monuments, bref tout ce qui rend « parlant » et partageable un ensemble normatif. Bien sûr, dans un groupe humain vaste comme une société, plusieurs ensembles normatifs coexistent, on l’a vu, et sont en concurrence pour offrir aux individus les différents codes de procédures spatiales auxquels ils adhèrent.
Enfin, la place n’est pas réductible à l’endroit, à l’emplacement, au sens précité du mot, mais il n’y a pas de place possible sans emplacement(s) ; elle n’est pas réductible à la seule matérialité, mais il n’existe pas de place sans arrangement physique de réalités humaines et non humaines.
Contre la tentation toujours présente de réduire la place à l’emplacement et ainsi de la purger de sa complexité sociétale, contre celle, symétrique, de réduire la place à une position sociale et de la purger de sa dimension spatiale, la place conjoint tous les aspects matériels et idéels et insiste sur le caractère relationnel de la réalité spatiale. Une place n’est pas forcement un petit espace restreint, comme ces innombrables cas où la place se manifeste par une assise. Cela dit, les situations où les opérateurs doivent s’asseoir constituent toujours des cas fascinants, car les questions de « bienséance », mot dont il faut retenir l’acception originelle, sont un modèle absolu en matière d’enjeux de placement.
La police des places assises (et de leurs équivalents, comme cette posture d’accroupissement qui est la plus courante dans bien des pays et qui s’apparente à bien de nos positions assises) en dit long sur l’organisation et le fonctionnement d’un groupe. On y trouve notamment des matériaux très riches pour analyser les jeux interactifs de distance, de délimitation, d’emplacement. Les règles de bienséance sont parmi les plus puissants codes de procédures spatiales qui existent et dans aucune société il n’est anodin de s’asseoir. Même dans les pays apparemment très déconnectés des traditions de savoir- vivre, de nombreux groupes sociaux continuent de codifier strictement le placement assis. Si l’on observe attentivement, en géographe, les situations de la vie quotidienne où les individus sont à l’épreuve du choix de ces microemplacements, une dialogique fondamentale est mise en exergue par les faits et gestes des opérateurs : celle de l’espace personnel et de l’espace commun. À chaque fois, on retrouve ce faisceau de relations entre les questions de position sociétales, de codes spatiaux normatifs et de configurations matérielles. À chaque fois, on saisit que ces petites réalités spatiales sont intrinsèquement politiques, puisqu’elles posent les questions de la régulation de l’interaction sociale et de la relation entre l’individuel et le collectif. Cela dit, il importe d’insister sur le fait que la place ne possède pas une configuration fixe, puisque celle- ci naît de la situation lors de laquelle un arrangement spatial devient convoité, se mue en enjeu pour un opérateur ou/et un groupe. Comme toute la complexité du contexte sociétal entre, par les actes, les matières organisées, par les langages, dans une place, ce concept permet d’appréhender des phénomènes de taille et de nature très différente (de l’épisode domestique au macro phénomène géopolitique). La quête, toujours disputée et éventuellement conflictuelle, des bonnes places doit prendre le pas, dans nos analyses, sur l’attention accordée aux classiques combats de classe ou à leurs différents avatars. Il ne s’agit pas de dire que la notion de classe sociale n’a plus de sens, ni que les positions sociales n’influent plus sur les actes et leurs conséquences, mais que dans les sociétés d’individus – caractéristiques de notre hypermodernité et qui s’imposent partout, même dans les pays où la culture reste en apparence très holiste – la réalisation des trajectoires personnelles devient un objectif prégnant pour chacun. Cette réalisation se conduit, s’exprime et se manifeste dans la recherche par l’individu de ce qu’il estime être les meilleures places auxquels il peut et/ou veut prétendre – au besoin en faisant fi des solidarités supposées qui existent au sein des groupes de référence auxquels il appartient. Ce souci des places n’est pas nouveau, mais ce qui semble l’être, c’est l’ouverture beaucoup plus grande des possibles : à la différence des groupes humains traditionnels aux structures sociales très rigides et aux prégnances des appartenances, les sociétés actuelles ne règlent pas a priori la distribution des places à chacun selon son rang. Le monde contemporain est caractérisé par la multiplicité des espaces possibles d’affirmation de soi et de satisfaction de ses besoins et désirs. Il s’agit sans doute d’un des caractères majeurs de la mondialité. Les ordres sociaux stables préconisent toujours peu ou prou que chacun et chaque chose soient à leur place. Il reste bien sûr de nombreuses situations où continue de dominer un régime d’affectation très normé des espaces que j’appelle d’assignation. On pourrait évoquer, par exemple, le cas des pays du golfe Persique et la police très sévère des places à l’endroit des femmes, mais aussi des travailleurs immigrés. On pourrait également citer la rémanence de tels ordres stables dans bien des sociétés rurales des pays d’Asie, du sous-continent indien (et en Inde, le poids des castes, qui régissent très strictement la distribution possible de chacun dans les différentes places, reste fort). Toutefois, ce régime d’assignation cède peu à peu face au régime pseudo- libéral du marché des places, où toutes les places sont bonnes à prendre. Et où, au demeurant, le nombre de places ne cesse de croître du fait de la multiplication des unités spatiales distinctes. En effet, en raison en particulier de l’urbanisation et de la mondialisation, on voit se multiplier les unités (et sous unités) résidentielles, de consommation et de loisir (les commerces, les parcs à thèmes, etc.), de mobilités (les moyens de transport, la voiture constituant autant un espace qu’un instrument de mobilité), de production (les entreprises), de sociabilités (les espaces « publics »), de culture, de tourisme. La quantité d’entités spatiales distinctes à occuper devient de plus en plus grande, mais la convoitise croît en proportion. Pourquoi nommer ce régime pseudolibéral ? D’abord parce qu’il se fonde sur la prégnance de l’individualité et donne de ce fait un rôle essentiel aux stratégies individuelles d’accès aux places. Ensuite et surtout parce qu’il se déploie de plus en plus en raison d’un principe général de concurrence affirmée. Dans la mesure où l’idéologie dominante actuelle de la mondialisation tend à affirmer que toutes les places sont bonnes à prendre, les rivalités individuelles s’expriment de plus en plus librement et, du coup, les chocs normatifs entre concurrents s’intensifient, ce que montrent nos exemples. La régulation politique de cette lutte pour les places est paradoxale. Les institutions (nationales et surtout internationales) légitiment et encouragent ce régime de concurrence individuelle, en tant qu’il serait vertueux et assurerait la prospérité des individus et celle du groupe social.
Mais parallèlement, les mêmes institutions mettent en oeuvre de plus en plus de règles et de procédures de contrôle des déplacements (et des emplacements) des individus, procédures qui peuvent aller jusqu’à la volonté de restreindre, voire d’interdire la capacité de certains acteurs d’accéder à des places. Cette volonté se manifeste par la mise en oeuvre de systèmes normatifs, de règlements et de dispositifs spatiaux qui visent à entraver, directement et/ou indirectement, les accès aux places convoitées. Les mesures de contrôle et de confinement des immigrants clandestins constituent des exemples de l’entrave, contradictoire du régime libéral.