La plage, domaine public maritime placé sous l’autorité du maire est, a priori, un espace de liberté et d’égalité. Le pouvoir réglementaire de la commune peut cependant agir sur certaines pratiques spatiales, au cœur d’enjeux sociaux et politiques. La plage n’échappe pas à cette réglementation.
L’estivant en quête d’un lieu agréable pour pique-niquer à Cabourg se dirigera volontiers vers la plage. La municipalité en a décidé autrement, comme le montre le panneau photographié. Tous les plagistes qui accèdent à la plage voient ce panneau : celui-ci est en effet situé devant l’un des accès à la plage. Il est l’expression de l’article L131-2 du code des communes, qui stipule que « la police municipale des communes riveraines de la mer s’exerce sur le rivage de la mer jusqu’à la limite des eaux ». Les pouvoirs de police d’une municipalité sont d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, dont fait partie la répression de la divagation des animaux. L’obligation de tenir les chiens en laisse sur la promenade et leur interdiction sur la plage, que l’on retrouve sur un grand nombre de plages françaises, est à la fois une question d’hygiène et de sécurité.
Vue sur mer.
La mention « pique-nique interdit », à laquelle est accolé un panneau représentant un personnage à côté d’une poubelle, semble renvoyer à cette même volonté de préserver la propreté de la plage. Or le pique-nique est bien plus qu’un repas de plein air, comme l’a montré un ouvrage récent consacré au pique-nique : « L’endroit choisi pour le pique-nique n’est jamais neutre. Il correspond à ce qu’on attend pour passer un bon moment entre soi. La caractéristique du lieu où l’on s’installe est essentielle » (Barthe-Deloizy, 2008, p. 13). La vue sur mer est un élément fondamental du plaisir que l’on a à pique-niquer sur la plage : « La mer constitue un panorama captivant, de nature polymorphe, elle produit à elle seule une animation », selon Jérôme Lageiste (2008, p. 16). À travers l’interdiction de pique-niquer, c’est donc également une pratique spatiale porteuse de significations sociales et culturelles qui est interdite, sous couvert d’hygiène et de propreté.
La promenade en bord de mer à Cabourg (avril 2009).
La configuration spatiale de la promenade en bord de mer, qui surplombe la plage, ne permet pas de s’y réfugier pour pique-niquer. La promenade sépare la place des résidences balnéaires (situées sur le haut de la dune) typiques de l’engouement pour le bord de mer du 19e siècle, que l’on retrouve à Dinard ou à Biarritz. Cette séparation est renforcée par des haies ou des grillages. La promenade est avant tout un espace de la mobilité, mobilité de loisirs (marche à pied, vélo), peu compatible avec le pique-nique, qui nécessite un espace d’arrêt. Divisée en deux parties d’égale largeur, elle se compose d’une piste cyclable à double sens du côté le plus éloigné de la plage, et d’un trottoir côté plage. Le pique-nique demande une configuration spatiale relativement favorable, confortable. Le muret de béton, qui sert également de digue, est moins confortable pour l’assise que le sable ou un banc. Il empêche de s’installer confortablement à plusieurs. En effet, ce muret rectiligne ne permet pas de face-à-face ou de cercle, éléments fondamentaux favorisant la convivialité. De plus, le dénivelé d’environ trois mètres du côté de la plage empêche le pique-nique en famille (du moins avec des enfants) pour des raisons de sécurité. De même, les rares bancs, disposés tous les cent mètres, se prêtent difficilement au pique-nique, d’autant plus que les poubelles sont disposées à mi-distance des bancs. Ces derniers servent ainsi principalement aux promeneurs pour faire une halte lors de leur trajet, alors que la proximité du banc et de la poubelle pourrait favoriser le pique-nique.
Il est ainsi difficile de pique-niquer avec vue sur mer, au risque d’enfreindre l’arrêté municipal. Toutefois, il est possible de consommer un repas avec vue sur mer. Le panneau réglementaire photographié est situé près du Grand Hôtel de Cabourg, vers lequel convergent un grand nombre de rues de la cité balnéaire du 19e siècle. Le restaurant du Grand Hôtel, où logent les vedettes pendant le Festival du cinéma, offre la vue sur mer, de même que celui du Casino. Le restaurant du Casino offre un repas complet pour dix-sept euros (entrée, plat, dessert), tandis que le Grand Hôtel offre des prestations de haut de gamme. Manger avec vue sur mer n’est donc pas forcément une question de moyens économiques : le panel des possibilités pour consommer un repas avec vue sur mer est limité à des espaces clos ou semi-clos (salle de restaurant, terrasse) et de dimension réduite, le pique-nique étant pratiqué en général dans des espaces ouverts et plus vastes.
L’arrêté municipal conduit à une certaine privatisation de la vue sur mer aux heures des repas, pendant l’acte du repas. L’espace public a été défini par Michel Lussault comme un espace « n’appartenant pas à une “personne morale de droit privé” » (in Lévy et Lussault, 2003, p. 333). La mairie de Cabourg semble agir non comme une puissance publique mais comme un propriétaire privé. Les usages de la plage autorisés par la mairie peuvent être comparés à la servitude de passage du sentier littoral : le caractère public de l’espace, qu’il soit à l’origine public ou privé, est limité, et sa pratique est circonscrite à certains usages. On peut supposer que cette réglementation a été suggérée par des habitants de Cabourg, qui auraient ainsi réussi à privatiser la plage par l’intermédiaire de la puissance publique. La plage serait alors une extension de leur propriété : la limite entre l’espace public et l’espace privé est ainsi poreuse. La frontière perçue entre les deux espaces ne coïncide pas avec la frontière réglementaire. L’espace privatisé ne le serait pas au profit d’une seule personne mais plutôt d’un groupe de personnes, les utilisateurs ordinaires et quotidiens de la plage : les propriétaires de bord de mer, et plus largement les Cabourgeais. La décision de la commune de limiter les usages de la plage est donc plus qu’une application stricte du code des communes.
Silence, on bronze !
Le panneau invite également les plagistes à « éviter le bruit », alors que la plage est un espace ouvert : ouvert en permanence au public et ouvert sur le ciel. On peut d’abord s’interroger sur la définition du bruit. Si le bruit est défini par un volume sonore quantifiable en décibels, où fixer la limite ? Au-delà d’une conversation chuchotée (30dB) ? D’une conversation normale (60dB) ? Le bruit peut renvoyer également à la qualité du son. Une musique douce au volume sonore important fait-elle plus de bruit qu’un morceau de rock au volume moins élevé ? Le bruit est une question de perception, posant ainsi l’enjeu de l’application de cette réglementation. S’appuie-t-elle sur les forces de la police municipale ou sur une autorégulation des plagistes ? Il s’agit également de se demander qui est susceptible d’être incommodé par le « bruit » de la plage : les plagistes eux-mêmes ? Les promeneurs ? Les résidents des hôtels ou des propriétés qui donnent sur la plage ? Le contrôle du bruit est avant tout une manière de contrôler l’espace, dans sa dimension sonore. L’occupation des plages, souvent importante, conduit inévitablement à la production de sons (enfants, jeux), qui viennent s’ajouter à ceux de la mer. L’injonction à éviter le bruit est en contradiction avec certaines pratiques spatiales de la plage, en particulier les jeux d’enfants et d’adultes : raquettes, football, pétanque, etc. Les activités plus silencieuses seraient ainsi valorisées, comme la lecture et le bronzage, deux activités pratiquées par les adultes.
La plage peut-elle être « l’espace privilégié de nos enfants» ? Les enfants de Cabourg (et leurs parents) doivent se plier au règlement sur le bruit, ce qui paraît difficilement envisageable, la plage étant pour eux avant tout un espace de jeux. La privatisation de la plage est sous-jacente. La plage serait un espace privilégié pour les jeunes autochtones. L’objectif est sans doute plutôt de donner à toute personne extérieure à Cabourg le sentiment de ne pas être chez elle, ce qui peut l’encourager à faire plus attention à la plage (propreté, bruit), tout comme elle pourrait se comporter chez une personne qu’elle ne connaît pas.
L’espace public se caractérise par une accessibilité pour tous, sans distinction sociale. La plage est, a priori, un espace égalitaire. En incitant les plagistes à prendre conscience de leurs actes, le panneau les incite à être plus attentifs à l’espace et à sa préservation. Il ne s’agit pas d’interdire l’accès à la plage mais d’agir sur le comportement des plagistes, afin que ceux-ci soient plus prudents, plus conscients de leur occupation de cet espace particulier. La limitation des usages filtre l’accès à la plage, conduisant ainsi à le réduire, et donc à privatiser la plage.
Au même titre que la perte du pavillon bleu, la mauvaise réputation de ses plages peut avoir des incidences sur la cité balnéaire. Les contraintes sur les pratiques spatiales et sociales des plagistes diminuent le caractère public de la plage, en vue d’être en adéquation avec l’image que la ville (mairie et habitants) veut donner d’elle-même : en cela, la plage est bien le centre, la vitrine des cités balnéaires.