La France serait-elle rentrée dans l’ère « postcoloniale » ? Après l’appel des « Indigènes de la République » pour des « Assises de l’anticolonialisme postcolonial » (avril 2005), après l’échec retentissant des députés UMP dans leur tentative de faire adopter un article de loi sur « le rôle positif » de la colonisation (février 2006) [1], après la sortie de plusieurs ouvrages collectifs sur le colonialisme et ses suites dans la société française, ce sont plusieurs numéros de revue consacrés à ces questions qui sortent en quelques mois : le n°120 d’Hérodote sur « La question postcoloniale » (dans différents pays), le n°16 de Contretemps sur « Postcolonialisme et immigration » (plus centré sur la France), et pour ce qui nous concerne ici, le n°24 de la revue Labyrinthe qui propose de répondre à l’ambitieuse question : « faut-il être postcolonial ? ».
Coordonné par Laurent Dubreuil
Éditorial
Entretien avec Anne Berger
(par Grégoire Leménager et Laurence Marie)
Traversées de frontières : postcolonialité et études de « genre » en Amérique
Marc Aymes
The Location of Postcolonial Studies
Laurent Dubreuil
Alter, inter : académisme et Postcolonial Studies
Anthony Mangeon
Maîtrise et déformation : les Lumières diffractées
Grégoire Leménager
Des études (post)coloniales à la française. Note sur La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, P. Blanchard et al., dir., La Découverte, 2005.
Linda Lehmil
L’édification d’un enseignement pour les indigènes : Madagascar et l’Algérie dans l’Empire français
Si l’on met de côté l’article de Linda Lehmil sur l’enseignement à Madagascar et en Algérie, il ne s’agit pas dans ce numéro de traiter de l’époque coloniale, ni de la situation actuelle des pays anciennement colonisés, ni même de celle des anciennes métropoles. De quoi parle-t-on alors ? De discours pourrait-on dire, qui se développent et se diffusent depuis les années 1980 sous une appellation commune. D’une théorie (la « postcolonial theory »), de programmes de recherche (les « postcolonial studies »), mais aussi d’une pratique, selon le mot de Laurent Dubreuil, coordinateur du dossier, « la démonstration par l’indigène que l’Occident n’a pas le privilège du concept » (p. 62 – souligné par l’auteur).
Au fil des pages s’égrènent effectivement des noms plus exotiques les uns que les autres : Gayatri Chakravorty Spivak, Homi K. Bhabha, Valentin-Yves Mudimbe, Achille Mbembe, Edward Wadie Said, Srinivas Aravamudan… Des noms souvent célèbres dans le « monde anglophone » (éditorial, p. 9), mais encore peu familiers des bibliographies françaises. Des noms dont on aurait du mal à déterminer la nationalité d’origine, et même le genre dans certains cas, si le (con)texte ne nous donnait les clés pour la plupart d’entre eux. Des noms difficiles à écrire sans avoir peur de mal les orthographier, et de donner ainsi la preuve non pas tant de son incompétence que de son ignorance, et pour tout dire de son incapacité à leur donner la place et le respect qu’ils méritent. Des noms difficiles à lire même parfois, à penser donc, peut-être. Tout au moins pour un jeune lecteur élevé au lait maternel du système universitaire français. Mais au moins sera-t-il un peu rassuré (mais aussi peut-être un peu étonné) d’apprendre que certains de ces auteurs sont francophones et que la plupart écrivent en anglais [2]…
C’est que, si les auteurs sont d’origines ou de nationalités diverses, et généralement issues d’anciennes colonies (l’Inde notamment), la géographie historique ou l’histoire géographique des Postcolonial studies nous apprend qu’elles sont nées et se sont développées d’abord et principalement aux États-Unis. Ou, plus précisément, qu’elles ont trouvé leur bouillon de culture dans certaines de leurs universités. Car il ne s’agirait pas d’un effet de la société états-unienne dans son ensemble, mais bien au contraire d’un effet de lieu qui s’expliquerait plutôt par le statut d’enclave des campus universitaires, où règne une certaine liberté de parole introuvable ailleurs, où sont plus facilement accueillis les chercheurs étrangers et les pensées étrangères, où il est possible enfin d’institutionnaliser des « programmes de recherche » interdisciplinaires qui peuvent ainsi s’autonomiser des départements ou laboratoires de recherche existants.
Mais pour finir ce tour du monde, il faut noter ce paradoxe que c’est d’Europe, et notamment de France, que viennent une bonne part des inspirations philosophiques. C’est en effet chez des auteurs comme Michel Foucault et Jacques Derrida (aux côtés de Frantz Fanon, Jacques Lacan…) que de nombreux critiques littéraires et autres promoteurs de la postcolonial theory vont puiser leurs réflexions sur les discours et leur nécessaire déconstruction, sur les rapports entre savoirs et pouvoirs, etc. Pourquoi parler de paradoxe ? Parce qu’il semble que c’est sans doute en Europe, et notamment en France, que ces travaux trouvent le moins d’échos, et les trouvent le plus tardivement. Une France universitaire ainsi doublement critiquée, et ce dès l’éditorial, comme enfermée dans son provincialisme et dans ses « disciplines », et peu ouverte aux questions épistémologiques, alors que la Postcolonial theory s’attaque, y compris en pratique, aux frontières en tous genres, nationales ou disciplinaires, comme le soulignent l’entretien d’Anne Berger et l’article de Laurent Dubreuil. De façon plus ciblée, l’entreprise collective des auteurs de La fracture coloniale (et de quelques autres ouvrages) se voit reprocher d’emprunter la voie facile et inutile de la « rhétorique » anti-coloniale et du « jargon citoyen », tout en oubliant ou négligeant les auteurs issus des (ex-)colonies. La charge est sévère et menée à la fois par la note de lecture de Grégoire Leménager et l’article de fond d’Anthony Mangeon – soulignant ainsi que tout ceux qui veulent rattraper ce retard français et se déclarent « postcolonial » ne trouvent pas forcément grâce aux yeux des auteurs du dossier…
Mais il est vrai que même les grands auteurs postcoloniaux, ou plutôt considérés comme tels, que sont Edward Said, Gayatri Spivak et Homi Bhabha, n’échappent pas non plus à la discussion critique. Ni éloge inconditionnel on l’aura compris, ni rejet hâtif d’une mode intellectuelle parmi d’autres, c’est la mise en débat, et plus encore la démonstration de l’importance du débat posé, qui représentent sans doute le principal intérêt de ce dossier… pour le profane tout au moins [3]. Ce faisant, on se rend compte à quel point la « nébuleuse postcoloniale » ne pouvait pas échapper au destin de toute démarche théorique quelle qu’elle soit : les conflits d’interprétation, autrement dit la multiplication des définitions contradictoires, apparues au fil des usages comme des critiques qui en sont faites, et qui ne peuvent être qu’autant de réinterprétations. Sans oublier que les frontières de cette nébuleuse sont tout sauf étanches, si l’on en croit la multiplicité des autres programmes et théories dont elle a pu croiser le chemin, non sans entraîner quelque inflexion si ce n’est mutation : les subaltern studies, les gender studies puis les lesbian, gay and transgender studies, la queer theory, le transnational feminism… (pour reprendre quelques termes rencontrés dans l’entretien avec Anne Berger) [4]. C’est le moins qu’on pouvait attendre d’une telle démarche que de subir elle-même l’hybridation qu’elle cherche à saisir et théoriser, en fonction notamment des propriétés sociales / culturelles de ses interprètes et interlocuteurs et bien sûr des contextes sociaux / culturels, historiques et géographiques de leurs pratiques.
Principaux textes évoqués
Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.
Dipesh Chakrabarty, Provincialising Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000.
Chrtistopher Miller, Blank Darkness. Africanist Discourse in French, Chicago, University of Chicago Press, 1985.
Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1988.
Edward Said, Orientalism, New-York, Vintage Books, 1978 (traduction française sous le titre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980).
Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason. Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
Ailleurs : composante géographique des représentations de l’alterité (ou quand la géographie, ça sert à catégoriser et dominer).
Si la géographie est sans doute une grande oubliée du dossier, elle n’est pas restée à l’écart des postcolonial studies, notamment dans le monde anglo-saxon [5]. Et l’on ne voit pas comment cela aurait pu arriver ! Car étant d’abord et avant tout une critique du colonialisme et de la pensée coloniale, la postcolonial theory s’affrontent d’abord et avant tout au mariage de la domination et de la géographie. Mariage qu’il faut entendre bien évidemment comme instrumentalisation et même participation volontaire des géographes et de la géographie (comme domaine de pratiques et de savoirs) à l’entreprise colonialiste : les explorations, cartographies et études géographiques des diverses « contrées » jusque-là inconnues précédant et accompagnant leur conquête et appropriation, de même que le contrôle et l’exploitation des populations qui y résidaient. Mais ce mariage est aussi celui de la domination symbolique et des divisions géographiques des populations ou sociétés colonisées : de « l’Orient » et des « Orientaux » à « l’Occident » et ses « Occidentaux », en passant par « l’Afrique » et ses « Africains », « l’Europe » et ses « Européens », les divers pays « exotiques » et leurs « indigènes »… tout se passe comme si le découpage spatial de l’humanité était l’ingrédient complémentaire et indispensable à ce type de domination politique et d’exploitation économique. Ici, des civilisations, ou mieux La civilisation, là des peuples sauvages ou barbares.
C’est toute l’histoire des postcolonial studies qui commence ainsi par la critique d’une catégorie spatialiste. Dans L’orientalisme (1978), ouvrage généralement considéré comme marquant leur naissance, Edward Said montre ainsi la voie en opérant la déconstruction de « l’Orient », catégorie géo-mythique inventée par les européens (dont font bien entendu partie les « orientalistes »), ayant pour effet, si ce n’est pour fonction, de rassembler et unifier les propriétés de l’Exotique ainsi constitué, et institué comme l’irrémédiablement autre et inférieur. « Contre la “géographisation” idéologique et essentialisante dont relèvent les études orientalistes et les areas studies en général, Said en appelle à une « déterritorialisation » de la recherche » (Berger, pp. 22-23). D’autres comme Christopher Miller et Valentin-Yves Mudimbe lui emboîteront le pas, menant un travail similaire sur les représentations de « l’Afrique », construit comme « continent primitif où règne la nature, la bestialité et l’animalité » (Mangeon, p. 84). Ces différents auteurs, dont certains sont rattachés aux Postcolonial studies, ont ainsi déniché le colonialisme dans les pensées Orientaliste et Africaniste en tant qu’elles donnent l’une et l’autre « une représentation forcée et faussée de vies et de cultures enfermées dans leurs différences » (ibid.). Opération cognitive fondamentale qui combine l’essentialisme avec l’assignation identitaire – le premier n’étant rien sans l’autre.
Mais cet ingrédient du colonialisme est sans doute aussi plus difficile à penser que les autres, car c’est du langage même qu’il s’agit. La seule dénonciation de l’idéologie coloniale contient un piège, ou tout au moins une « ambiguïté : sous couvert de mettre au jour, dans la pensée occidentale, un fonctionnement binaire et essentialiste, [ces premiers auteurs « post-coloniaux »] semblent en même temps le reproduire et par là même l’avaliser. » (Mangeon, p. 85) Ainsi, « à bien des égards, [Said] fabrique lui-même un « Occident » monolithique et monomane quand il le désigne comme l’auteur coupable ou le « fauteur » d’un « Orient » fictif et uniforme » (Berger, p. 23). Si l’on suit cette discussion, pour réellement passer de la critique anti-colonialiste (le « decolonization discourse ») à la critique post-coloniale (comme d’ailleurs pour passer du féminisme des Gender studies à la queer theory si l’on en croit Anne Berger [6]), il ne suffit donc pas de renverser la table des valeurs, mais de casser la naturalisation des identités et plus encore l’enfermement dans les logiques fixistes des catégorisations. « L’Européen » ou « l’Occidental » n’existent pas plus que « l’Oriental » ou « l’Africain », car « l’Europe » ou « l’Occident » ne sont pas moins mythiques que « l’Orient » ou « l’Afrique ». Laisser croire le contraire sous couvert de dénonciation, c’est consolider le schème hégémonique au lieu de le mettre en question, c’est donc faire le jeu des dominants au moment même où l’on pense les contester [7].
Non seulement les sociétés ou populations « d’Europe », et a fortiori « d’Occident », ont toujours été diverses, mais leur histoire a toujours été faite d’échanges, de relations et de métissages avec… quoi ? Avec le reste du monde, ou plutôt des MondeS [8], avec ce qui n’était peut-être pas elles et qui les a fait devenir autres, y compris et surtout au moment même où elles se sont pensées comme devenir-Monde : avec et par la colonisation. Car ce qu’une partie au moins des représentants des postcolonial studies semblent vouloir montrer, c’est qu’il y a loin de la visée d’universalisation à la réalité de l’acculturation, y compris pour des raisons stratégiques comme le montre l’article de Linda Lehmil sur les limites de l’éducation pour « indigènes ». Et l’acculturation elle-même n’est jamais à sens unique. Même si l’échange est inégal, même si le rapport social est dissymétrique et violent, la domination n’est jamais totale, la résistance collective ou individuelle (l’indiscipline) n’est jamais neutre ou sans effets, et l’une comme l’autre transforment les deux termes de la relation. On comprend que la question de l’hybridité soit si importante dans les réflexions postcoloniales… et que la catégorie d’ethnicité le soit si peu ! Quant à celle d’altérité, elle semble marquée d’une forte ambivalence, à l’image de la mise à distance opérée par Homi Bhabha qui use du terme otherness et non d’alterity, ce que Dubreuil traduit par « autreté » (p. 71). Selon ce point de vue, si l’altérité des « indigènes » ou aujourd’hui des « immigrés » a bel et bien « l’ailleurs » comme dimension ou composante géographique, elle n’est elle-même qu’une représentation, une production discursive théoriquement et politiquement risquée. L’ailleurs n’est pas tant « le lieu de l’autre » [9], que le lieu fantasmé d’un autre fantasmé, que certains voudraient volontiers enfermer dans sa différence et assigner à résidence.
Recherche catégorie anti-catégorielle désespérément…
Le problème du langage et du rapport au langage est donc doublement posé : à travers la question de la prise de parole des « (ex-)colonisés » face à celle des « (ex)colonisateurs », des « écrivains de la marge » (Mangeon, p. 89) [10] ; mais aussi à travers les discours des chercheurs eux-mêmes, et ce, non seulement dans leurs dimensions idéologiques ou morales, valorisantes ou au contraire stigmatisantes, mais aussi au niveau du fonctionnement même du langage, des classements qu’il opère inévitablement. Ceux qui veulent ou pensent pouvoir se passer à peu de frais des théories d’inspiration structuraliste, semblent ainsi oublier que la critique postcoloniale, ou plus largement post-structuraliste, est d’autant plus pertinente que les représentations et donc les pratiques sociales sont elles-mêmes dominées par des logiques structurales (systèmes de catégorisation fondées sur des oppositions binaires), sans pour autant s’y enfermer totalement. Celles-ci ont sans doute à voir, plus fondamentalement, avec la logique « ensembliste » et « identitaire » dont parlait Cornelius Castoriadis (que l’on ne peut guère suspecter de structuralisme…), et dont il disait « qu’elle constitue une dimension essentielle et inéliminable non seulement du langage, mais de toute vie et toute activité sociale » [11].
La question se déplace. Non seulement « qui parle de qui et de quelle manière ? », mais aussi « comment parler de “soi”, de “nous” et des “autres”, et de cette séparation même ? ». Alors peut-être que la question de savoir si l’on peut ou non être « postcolonial » (ou « transnational », terme qui lui est parfois préféré comme le montre Marc Aymes) implique de traiter une tension pour ne pas dire une contradiction : comment critiquer l’universalisme ethnocentrique sans rappeler l’existence de différences, par ailleurs dignes d’êtres respectées ? Mais comment souligner ces différences sans les réifier, sans en faire une prison ? Le discours postcolonial serait alors synonyme, non pas d’un rejet de l’universel, d’un simple passage de relais entre deux modes de pensées radicalement étrangères, mais d’un processus de déconstruction mais aussi d’intégration de l’héritage des Lumières : « Le postcolonial exprime la possibilité d’une pensée qui fissure peut-être l’édifice rationnel et impérial, mais n’en cherche pas la démolition complète. » (Dubreuil, p. 62)
Loin d’être purement théorique, la question est d’une actualité politique pour le moins brûlante, à l’heure où l’on n’a peut-être jamais autant parlé « d’Occident », de « civilisation européenne », mais aussi « d’immigrés » (« de énième génération »). Du moins si l’on veut bien considérer que le « postcolonial » ne renvoie pas le colonialisme ou l’impérialisme à un passé révolu, mais se veut une visée pour des rapports sociaux « symétriques » et un imaginaire « déterritorialisé » [12].
Revue Labyrinthe. Atelier interdisciplinaire, 2006, n°24, Dossier : « Faut-il être postcolonial ? », 136 p. 10 euros.