L’essence de l’homme, l’essence qui lui est particulière, n’est directement reconnaissable que dans la vivante relation. Le gorille est, lui aussi, un individu ; l’État des termites est, lui aussi, un collectif ; mais Je-et-Tu n’existe dans notre univers que parce qu’il y a l’Homme ; et le Je n’existe qu’à partir du rapport avec Tu. « L’homme-avec-l’homme » : c’est de la considération de cet objet que doit partir la science philosophique de l’homme, laquelle embrasse l’anthropologie et la sociologie ». Martin Buber [1936] (1980, p. 115).
Critique du néo-individualisme sociologique.
On ne soulignera jamais assez la forte concomitance (conceptuelle et historique) entre les notions d’individu et de propriété. L’individu moderne se caractérise à la fois par son intégrité morale, physique et juridique et par un rapport de permanence à soi dans l’espace et dans le temps, caractéristiques formellement identiques à l’institution juridique de la propriété privée [1]. Il est dès lors utile de se pencher sur ce rapport précisément aujourd’hui où nous assistons à une liquéfaction du concept de propriété [2]. Car il y a de fortes chances pour que ce rapport de permanence et d’appartenance à soi qu’on appelle l’individualité soit en passe lui aussi d’être transformé – non pas dans le sens d’un « sujet vide », comme le suggère Alain Touraine [3], mais en un individu ubiquitaire et « hyper-plastique », où cette permanence d’être propriétaire de soi est progressivement sapée et où nous voyons se développer des « personnalités multiples » dotées d’une nouvelle légèreté et d’une adaptabilité croissantes.
On sait que la question de l’individualité est récurrente en sociologie. D’Émile Durkheim à Norbert Elias, la « société des individus » fait problème. On met non seulement en doute les facultés de cohésion d’une telle société, mais on y perçoit à juste titre la source d’une série de pathologies sociales, d’angoisses et de désorientations nouvelles face auxquelles les politiques et thérapies psychosociales se trouvent le plus souvent désemparées. Que la question de l’individu et de l’individualité fassent partie du cahier des charges du sociologue ne fait aucun doute ; or, toute la question est de savoir par quel bout la prendre. Une réponse rapide à cette question (en guise d’abstract) commanderait de dire : comme terminus a quo, comme fait à expliquer, l’individu peut et doit intéresser la sociologie. Comme terminus ad quem, comme facteur explicatif, dans le sens d’une « sociologie du sujet » telle que revendiquée actuellement par d’importants sociologues français, il est d’un intérêt très relatif. C’est à analyser le danger d’une explication du social par l’individu que nous nous attacherons dans ce rapide survol critique, en mobilisant certains arguments en faveur d’une sociologie de la relation humaine dont l’unité de base ne serait précisément pas l’individu.
Une remarque de méthode au préalable. Toute sociologie se ramènera toujours in fine à l’agir de l’individu. Mais ce n’est pas parce que cet agir semble directement observable, interrogeable, « enquêtable » etc., qu’il constitue pour autant l’atome du social. Il s’agit au contraire d’un dangereux contresens de penser qu’en découvrant les ressources de cet agir on puisse progresser de manière inductive du visible à l’invisible, du simple au complexe, du particulier au général pour aboutir à une sociologie qui ne serait science que du réel. Cette proposition fallacieuse d’une « concrétude déplacée » a été amplement critiquée, notamment parce qu’elle hypostasie une question ontologique (sur la nature du social) par une question de méthode (sur la manière de mener l’investigation sociologique) [4]. Elle pose de plain-pied la question d’une méthode nouvelle, non plus centrée sur l’individu que l’on ausculte, mais sur le fait social en ce qu’il a précisément de non-individuel. L’attention nouvelle que porte la sociologie récente sur l’individu n’est donc pas sans intérêt, mais elle ne saurait être ni méthodologique, ni ontologique mais strictement disciplinaire [5]. En effet, les aléas de l’histoire de l’institutionnalisation de la sociologie française ont fait que le dialogue avec la psychologie sociale s’est trouvé exclu des canons de la discipline. Pourtant, si la revendication d’un « retour du sujet » pouvait s’avérer utile, ce serait dans le sens d’un dialogue inédit entre ces deux domaines.
Je ne vise pas ici à instruire un faux procès à ce « retour du sujet », pour prétendre qu’il s’agit là d’un retour du refoulé [6] ou d’une quelconque parade idéologique [7]. Le problème est bien plus vaste. Le « retour du sujet » semble être plutôt la conséquence d’une sorte de vacuité conceptuelle qui affecte de larges parts de la sociologie française et dont nous trouvons l’exemple le plus frappant dans les derniers écrits d’Alain Touraine. Car, qu’on le veuille ou non, Touraine a cela en commun avec ses collègues « suprême-théoriciens » [8], qu’il ne cesse de mener sa réflexion à partir du couple oppositionnel individu/société, pour théoriser la tension que ce couple provoque. Il fut un temps où Touraine pensait résoudre cette tension dans l’émergence des « mouvements sociaux » puis des « nouveaux mouvements sociaux ». Ce n’est que très récemment, devant la décrépitude de ces mouvements, qu’il opta de nouveau pour un « retour au sujet » [9], allégé de son contenu philosophique. Or, la difficulté consiste non pas à se passer d’un tel couple, mais de l’intégrer dans une conceptualité différente, qui ne ferait pas de ses membres des pôles contradictoires demandant d’opter de manière plus ou moins intuitive pour l’un ou pour l’autre ; en d’autres mots, de ne pas continuer sur la base du sempiternel débat entre individualisme et holisme, mais de trouver un terme commun contenant à la fois cette contradiction et montrant comment ces termes se détachent l’un de l’autre pour s’individualiser.
À n’en point douter, ce terme est celui de relation. Une sociologie véritablement relationnelle contiendrait donc les deux « paradigmes » en question. Elle s’emploierait à montrer que l’individualisme résulte d’une réduction de la relation à une forme plus ou moins marchande d’échange, alors que le holisme procède d’une hypostase de la relation, en projetant le fantasme d’une relation idéale sur un corps social considéré comme une totalité. Dans cette perspective, tout se passe comme si l’emploi de la notion de « sujet », dépourvue de son épaisseur philosophique ou critique, avait pour seul objectif de contourner à peu de frais « l’accusation » d’individualisme, tout en évitant le marasme holiste.
Depuis un certain nombre d’années, la sociologie française redécouvre donc l’acteur social. Qu’on le veuille ou non, l’annonce d’un « retour du sujet » a des airs de slogan qui vaut la peine d’être pris au sérieux ; non comme un principe méthodologique dont on aurait pris toute la mesure et dont on mesure à présent toutes les limites [10], mais comme ultime objet explicatif, comme dernière énigme sociologique. C’est comme si, 40 années après la fameuse « mort de l’homme », la sociologie s’érigeait en redresseuse de torts et venait annoncer aux autres sciences humaines y compris la philosophie – et cela sans la moindre naïveté – que cet humain trop bien enterré existait bel et bien… preuves empiriques à l’appui. Ainsi l’ouvrage de Bernard Lahire (2003), à travers sa critique du théorème bourdieusien du « goût légitime », montre qu’à la stricte stratification des pratiques et jugements esthétiques correspond aujourd’hui une large relativisation de ces critères : dans les hauts quartiers, si l’on s’adonne encore au jeu du polo, on ne craint pas d’avouer son amour de la musette, tandis que l’on trouve peut-être dans les bas quartiers une engouement nouveau (mais tout individuel) pour le tennis et la musique sérielle. Ce qui interpelle encore plus que le mélange des genres que Lahire met en évidence pour plaider la contextualisation des pratiques culturelles, c’est la conclusion qu’il en tire : tout se passerait selon lui, comme si la relativisation des pratiques et jugements esthétiques correspondait au surgissement d’une individualité désenchâssée des déterminations de classe, un désenchâssement qui se ferait en quelque sorte par défaut de détermination. L’individualité serait ce qui reste quand tout ce qui la déterminait auparavant viendrait à manquer. Encore que ce « manque de détermination » est curieusement déduit de l’acceptation préalable (rhétorique ?) des déterminations classiques, sur le mode : « je ne nie pas les déterminations de classe, je dis seulement qu’elles ne sont pas suffisantes pour comprendre… l’individu ». Ce reste, cet individu par défaut, n’est donc pas conçu comme un pis-aller, mais comme une sorte de triomphe de l’individualité par réduction magique à quantité négligeable des déterminations classiques, jugées et condamnées pour insuffisance. La chose est curieuse en effet, car pour reprendre l’une des locutions favorites de Bourdieu, elle ferait de nécessité vertu : de la nécessité de trouver des critères de jugement de goût et en absence de références de classe, elle en viendrait à la vertu que l’individu ait à les définir lui-même. Curieux retournement qui, pour les besoins de notre argument, se ramène toujours à la même question : où l’individu puise-t-il ces ressources ? Quel est ce fond secret d’où il tire des orientations jusque là obérées par l’appartenance à telle ou telle classe sociale ? Qu’est-ce que cet individu soudain devenu réflexif et autonome ? Bref, qu’est-ce qui le rend si sûr de lui ? Mais au-delà de ces questions rhétoriquement adressées à l’individu (qui n’en peut mais…), il convient de les poser au sociologue : qu’est-ce qui le rend si sûr quant à ces supposées ressources ? En quoi l’« homme pluriel » croit-il pouvoir faire progresser la sociologie [11] ?
Ce « retour du sujet » se présente avant tout comme critique d’une certaine sociologie : on aurait trop parlé d’un individu abstrait dans bon nombre de théories sociologiques, jusqu’à faire de lui un simple artéfact servant les besoins et les causes de ces théories. Il s’agirait donc de lui rendre justice à présent, d’aller voir sur le terrain ce qu’il en est de cet individu. L’argument employé par les défenseurs de cet individu « réel » est généralement le suivant : incriminant la fausse dichotomie individu/société que l’on charge de toutes les tares de la sociologie antérieure (mettons le marché concurrentiel des idées sociologiques « Boudon vs Bourdieu »), on milite pour une sociologie plus souple : plus souple quant au déterminisme social et plus souple quant à la liberté du libre arbitre de l’individu. Le déterminisme ne serait pas aussi déterminant que cela, et la liberté (de choix) pas aussi… libre. Et comme il semble manquer une théorie de la société, on se met à penser ce fameux « tiers paradigme », cette tierce sociologie qui fascine tant d’esprits depuis Durkheim, à partir de l’assouplissement du sujet. La justification d’un tel propos s’appuie sur une théorie des cycles, aussi équivoque que réfutable : l’individu moderne traverserait des cycles forts et des cycles faibles ; après que l’individualisme méthodologique ait fait une abstraction réelle de l’individu, en le réduisant à une machine rationnelle, et que le « déterminisme » l’ait « abstractisé » nominalement en le privant de toute conscience de soi et de sa liberté d’action, il serait temps de le redécouvrir, de le ressortir de son état de déchéance pratique dans lequel les deux « paradigmes » sociologiques dominants l’ont plongé. Cette opération se fait en deux temps : on élimine d’abord les avatars par trop réducteurs : au premier chef, l’acteur calculateur dont on fait mine de découvrir des trésors d’intériorité, et ensuite le sujet « sursocialisé » [12] par rapport à qui on découvre des habitus individuels irréductibles à la programmation dispositionnelle. Ces deux avatars sont des sujets théoriques, par trop éloignés de la réalité ; or cette réalité nous apprend qu’entre le sujet calculateur et le sujet téléguidé il y a autre chose, un sujet éthique, un sujet émotionnel, un sujet réel (cognitif ? dialogique ?) que la sociologie traditionnelle a négligé, réduit, humilié ; et qu’en y regardant de plus près, nous trouvons bel et bien un sujet qui se débrouille, qui bricole, qui se joue du système, bref un sujet qui pratique la mètis – voilà l’énigme qu’il s’agirait de lever. Deuxième temps, on dote ce sujet réel de ressources sociales particulières qui lui permettent à la fois d’exercer son libre arbitre sans trop subir les déterminations du système, et de recréer un monde social dans les interstices de ce système. C’est ici qu’on se proposerait de poser la cale qui permettrait d’envisager ce « tiers paradigme » tant recherché.
Il ne fait guère de doute que cette position d’un sujet asocial qui se subjectiviserait en s’opposant au « système » et à la désindividualisation qu’il entraîne est la proposition générale qui sous-tend l’ensemble de ces démarches plaidant pour un « retour du sujet ». Or cette position est fragile. Elle suppose le surgissement autonome d’une subjectivité dans une sorte de « résilience » par rapport à un « social » oppressant [13], dont la constitution pose problème. En-dehors du fait que l’on voit mal comment un tel sujet se formerait empiriquement (pour ainsi dire ex nihilo), il se pose la question ontologique de la manière dont un tel sujet se constituerait en pure négativité. Si l’on comprend bien, c’est en affrontant la dureté du monde — et le monde social tout particulièrement — qu’en sa fragile carapace le « sujet » se formerait [14]. Mais comment s’imaginer une telle « formation » et comment en justifier les termes ? On peut, certes, s’imaginer un pur organisme qui, dans une sorte d’instinct de survie, lutterait pour garder sa tête au-dessus de l’eau. Mais même dans ce cas-là, la lutte n’est pas dirigée contre quelque chose dont on prendrait conscience, mais pour se sauvegarder de la douleur ou de la privation. Et ce qui vaut pour un simple réflexe ne vaudrait-il pas davantage encore pour un organisme doté de « conscience ». Car pour qu’une telle opposition puisse donner lieu à ce qui constituerait l’unité du sujet, il faut au moins trois éléments : une conscience de soi, une conscience de ce à quoi cette conscience de soi s’oppose, et une instance de médiation entre ces deux consciences, car rien ne nous dit qu’en étant doté d’une conscience de soi et de la conscience d’une extériorité qui s’y opposerait, le soi doive nécessairement se constituer par l’affrontement entre ces deux consciences. Passons sur la pétition de principe qui consiste à poser de manière apriorique ce qu’il s’agit précisément de démontrer, un tel dispositif ne saurait en aucun cas découler des seules « ressources » individuelles. Sauf à doter cet « homme révolté contre le système » d’extraordinaires facultés d’autoréférence, on voit que cette constitution par la négative s’apparente davantage à une sorte d’élan vital, dont on sait que l’objectif est plutôt une auto-préservation physique qu’une affirmation de soi. Le même cas de figure se présente, si nous prenons la question par un autre biais et que nous utilisons l’argument linguistique courant : « Est Je qui dit “je” », comme en convenait Emile Benvéniste [15]. Ce « dire » suppose un langage. Dès qu’il y a langage, il y a préformation (cognitive, perceptive, transcendantale) ; or, on s’imagine mal un sujet s’opposant à cette préformation sans contradiction « performative ». Et de même, tout ce qui se constituerait langagièrement par la négative relèverait plus du cri d’effroi d’un corps menacé ou de l’interjection liée à la surprise, que d’une subjectivation réflexive. Conçu de telle manière, le « sujet » des sociologues n’est pas le résultat d’une constitution, mais d’une subreption [16].
Or, la « sociologie nouvelle » ne se contente pas de « découvrir » un tel sujet. Son ambition est bel et bien de créer un troisième « paradigme » en sciences sociales à partir de cette découverte. Et c’est là que les choses deviennent problématiques.
Contre une « microfondation de la méso-sociologie ». [17]
Je résume ma critique : en faisant de l’individu l’ultime énigme à percer, en y découvrant un être doté de ressources inespérées qui le rend à la fois capable de conduites altruistes ou plus généralement wertrational — rationnelles en valeur — et capable de déjouer les déterminismes sociaux qu’on avait crus irrémédiablement ancrés jusque dans la structure cognitive de l’individu, le néo-individualisme sociologique s’est doté d’un programme de recherches à la fois novateur et ambigu. L’innovation étant, je le répète, de considérer l’individu comme un fait à expliquer (explanandum) ; l’ambiguïté consistant à le doter de ressources (de sens, de cognition) qui permettraient d’en faire le terme originaire des relations humaines. D’un point de vue strictement disciplinaire, cette tentation se comprend : car si pour certains la sociologie considérée comme une théorie de la relation humaine relève de la pure et simple trivialité, pour d’autres — plus scrupuleux et surtout plus conscients de l’héritage philosophique de la sociologie — cette nouvelle fondation de la sociologie recèle plus de problèmes qu’elle ne comporte de solutions. Cette apparente aporie ne nous réserverait donc qu’une seule issue, à savoir ce qu’on pourrait nommer une « microfondation de la méso-sociologie ». L’individu réel — pour autant que Touraine peut l’apostropher comme un « sujet » — est un individu éthique, et c’est dans cet ethos que s’originerait la relation humaine.
Une tentative récente d’aller dans cette direction a été esquissée par Philippe Corcuff (2005). Il dit, en substance, que chaque grand sociologue connaît dans son œuvre une sorte de « part maudite » dont l’unité, quelque soit l’horizon envisagé, se trouve être une normativité particulière de la nature humaine ; normativité que chaque grand sociologue a dû refouler sous peine de rendre sa théorie incohérente. Ainsi, la sociologie classique, de Marx à Bourdieu, s’est constituée en excluant la « nature de l’homme », c’est-à-dire en le transformant en homo sociologicus dont les deux principales figures, nous l’avons vu plus haut, seraient l’individu calculateur et l’individu téléguidé.
À première vue, cette observation n’est pas fausse. Car on sait (ou on devrait savoir) que la sociologie s’est institutionnalisée comme domaine scientifique indépendant dans la mesure où elle a su s’affranchir des a priori normatifs (dont une grande partie sont des a priori anthropologiques) de la philosophie morale dont elle est issue. On sait aussi que cette émancipation n’a été et n’est encore que partiellement réussie. Mais il est certainement illusoire et passablement dangereux de vouloir révolutionner la sociologie en traitant ces a priori comme une part maudite qu’il suffirait de réactiver pour aussitôt se retrouver dans une « nouvelle sociologie » plus soucieuse de l’« humanité de l’homme ». Une telle « socioanthropologie » a été maintes fois revendiquée et s’est presque toujours soldée par une série de trivialités de sens commun sociophilosophique, peu propices au déploiement d’un « programme scientifique» suffisamment robuste pour être un tant soit peu cumulatif.
Mais il existe bel et bien une anthropologie philosophique, courant de pensée de la philosophie allemande des années 1920 et 1930, avec des philosophes, anthropologues et sociologues comme Max Scheler, Helmuth Plessner, Arnold Gehlen, Ludwig Binswanger etc., dont l’intérêt est précisément de ne pas partir d’« images de l’homme », de « figures » ou de « grammaires » de l’individualité, mais de mettre à profit les enseignements des sciences de la nature (biologie, zoologie, paléoanthroplogie etc.) pour tenter de cerner et le décalage humain, et les caractéristiques anthropologiques de l’espèce humaine. À titre d’exemple, citons le cas de la néoténie — au fait que l’être humain, comme l’axolotl qui est capable de se reproduire tout en conservant des caractères juvéniles, soit né trop tard — qui a fait fantasmer — bien à tort — plus d’un supposé novateur des sciences sociales, ou de manière plus générale la privation de conditionnement instinctif qui caractériserait l’espèce humaine. Notons que les spéculations « sphérologiques » d’un Peter Sloterdijk s’inscrivent parfaitement dans cette mouvance [18].
Que Marx, Durkheim, Bourdieu et d’autres auteurs convoqués par Corcuff aient conservé certains aprioris anthropologiques n’est pas tant à considérer comme base conceptuelle de leurs démarches, mais comme un reste inexpurgeable qui doit autant au confinement théorico-idéologique de ces auteurs, à leur place dans l’histoire, à leur perspective disciplinaire, bref, à l’ensemble des découpages auquel un observateur doit procéder pour analyser son objet. Ce n’est donc pas à partir d’une comparaison de leurs aprioris rapportés à leurs théories respectives que l’on peut réinvestir l’objet anthropologique dans le discours sociologique, mais seulement à partir d’une anthropologie générale, qu’elle soit structurale, philosophique ou même physique.
L’exemple de l’anthropologie philosophique allemande a cet avantage qu’il prolonge les intuitions sociologiques et philosophiques de Georg Simmel dans le sens d’une démarche nouvelle en sociologie dont Corcuff fait état : le relationnisme méthodologique. On sait qu’un tel paradigme est dans l’air du temps ; et il se peut que la redécouverte conjointe des œuvres de Simmel et de Mauss ne soit en rien le fruit du hasard. À présent, les auteurs qui s’en prévalent sont légion. Bien qu’on ne voie pas comment Corcuff relie son projet socioanthropologique et la position épistémologique relationniste qu’il revendique, elle se situe à un carrefour intéressant des savoirs. Ce n’est évidemment pas d’une reviviscence du zoon politikon, de l’animal communautaire, qu’il peut s’agir. S’il y a primat de la relation sur les êtres que la forment, ce n’est pas au moyen d’une « image » ou d’une métaphore que l’on peut procéder pour en bâtir un paradigme, mais au double titre d’une théorie de l’individuation dont les bases ont été depuis longtemps posées en France par Gilbert Simondon, et d’une théorie sociogénétique qui conceptualiserait avec prudence les acquis des sciences de la nature (les travaux de Georges Guille-Escuret en sont un bon exemple [19]).
Je ne soulignerai qu’un écueil — auquel je songe depuis quelque temps dans le cadre de ma propre démarche : l’être humain est certes un être dialogique, les formes sociales puisent leur énergie dans le tissu dyadique, nos représentations et nos rêves, nos passions et nos émotions, et même nos intérêts sont structurés sur cette base relationnelle (à défaut de l’éternel langage), soit. Mais l’horizon de la relation est toujours la fusion — cela, Durkheim l’avait lucidement constaté — l’incorporation compulsive d’autrui (qu’il s’agisse du grand amour, de la secte, des fanatismes identitaires etc.) ; l’horizon relationnel est toujours celui, fusionnel, de l’inceste, quoiqu’on dise et pense. Dans l’horizon relationnel, il n’y a pas de juste milieu : soit la relation incomplète se meurt, soit le couple idéal se consume. Et c’est bien pour contrer ces dérives que tout société humaine s’est dotée d’un ordre institutionnel. Comme nous le verrons par la suite, les institutions sont d’abord à voir comme des obstacles, des tiers, dont la vocation est soit d’empêcher la fusion, soit de perpétuer une relation incomplète. Or ce monde de règles et de procédures est lui-même ambivalent : car en mettant de l’ordre dans le magma relationnel, les institutions ont cette fâcheuse tendance à l’hégémonie dont l’aboutissement est un ordre totalitaire [20]. C’est entre ces deux visées, l’une fusionnelle, l’autre totalitaire, qu’il s’agira de comprendre l’édification de ce fragile « établissement humain » (Hugo Grotius) qu’est la société civile. Je plaiderai donc pour un concept « faible » de société ; non pas un tout organique, une « totalité apriorique » (Michel Freitag), ou un système des systèmes (Niklas Luhmann), mais une structure fragile, métastable, en proie constante aux forces centripètes de la relation et aux forces centrifuges des institutions. Voilà où en sont mes maigres cogitations aujourd’hui, et le moins que l’on puisse dire c’est que le cadre conceptuel d’une tel relationnisme méthodologique est loin d’être bouclé.
Vouloir réduire toutes ces difficultés en les rapportant à de simples figures de l’individualité – comme le font Corcuff et (dans une moindre mesure) Dubet, Martuccelli, Lahire ou de Singly — risque fort de jeter le bébé avec l’eau du bain — et surtout, à un moment où la sociologie se trouve effectivement à un carrefour où devrait se décider si elle consent à sortir enfin de sa longue adolescence, c’est la faire revenir sur ses pas dans une philosophie morale dont nos ancêtres-fondateurs ont tenté de la faire sortir… avec le peu de succès que l’on sait.
Quelques éléments pour appréhender la relation humaine.
L’individu est le résultat d’un processus d’individuation [21]. C’est dans ce sens qu’il faut lire toute genèse, et non selon le dogme qui ferait de l’individu l’origine de toute individuation [22]. Essayons d’y voir un peu plus clair.
Chez l’être humain, ce processus d’individualisation est relationnel en ce sens, qu’il ne lui revient aucun substrat, aucune essence. Il est certes doté d’une conscience de soi minimale, comme par exemple la conscience de la douleur, la conscience d’avoir un corps et peut-être aussi la conscience de ce que Plessner appelait la « positionalité excentrique », c’est-à-dire le fait de ne pas reposer en soi-même, mais de devoir aller au devant des autres pour y espérer ce repos. Toute subjectivité ne se résorbe donc pas dans l’intersubjectivité, comme on se plaisait à le penser un temps [23], mais il est vrai qu’avec cette part infime on ne fait pas un État, on ne bâtit pas une théorie. Ce qui étonne, cependant, c’est l’espèce de permanence, cette « persistance dans l’être » (Spinoza) que vit l’individu dans cette conscience de soi, alors même que sa fragilité originaire nous inciterait à penser le contraire. C’est à mon sens la véritable question que devrait se poser une sociologie du sujet. L’individu est inessentiel mais relativement robuste, pourrait-on dire sans craindre le paradoxe. Il traverse son existence, en dépit d’une somme considérable d’avanies (et ceux d’entre nous qui ont vécu un tant soi peu peuvent parfois s’étonner de cette incroyable résistance dont l’humain fait preuve — à la vulgarité, à la méchanceté, à la laideur et à l’horreur ), sans à chaque fois se disloquer [24]. Mais il est intéressant d’étudier les ressources de cette non-dislocation de notre permanence à nous-même. Comparé au cheval — je pense ici à Varlam Chalamov qui, revenant de la Kolyma, s’était étonné d’être encore un humain parmi les humains après tant d’années passées dans l’enfer de la déportation – ces ressources sont proprement stupéfiantes : notre capacité à l’endurance (que certains d’entre nous cultivent quotidiennement pour être encore plus rudes à leur tâche), notamment à la détresse psychique et aux paradoxes existentiels les plus insupportables, vaut la peine d’être interrogée. Car si nous sommes plus endurants que n’importe quelle bête, ce n’est pas à quelque for intérieur que nous le devons. Quand nous traversons des épreuves qui nous tourmentent jusqu’à la limite du soutenable, c’est toujours d’une relation élective que nous tirons notre force. Que ce soit pour témoigner des horreurs vécues (comme l’ont fait les anciens déportés des camps de concentration), que ce soit par solidarité avec ses compagnons d’infortune, que ce soit dans l’espoir donquichottesque de rejoindre sa Dulcinée, c’est toujours par rapport à une telle relation à d’autres humains que notre moi se fortifie et nous permet d’endurer l’épreuve. Mais il ne s’agit pas là, loin s’en faut, d’un sujet éthique ou d’un sujet débrouillard. Si par bonheur nous sommes un tel sujet, ce n’est ni à cette résistance que nous le devons, ni à quelque bon fond(s) intérieur, mais toujours à une relation forte, élective, créatrice de « sens ».
***
L’on ne saurait passer sous silence que la philosophie s’intéresse de très près à l’objet de notre débat [25]. Si nous suivons la périodisation proposée par l’un des plus inspirés historiens de la pensée philosophique, Vittorio Hösle, trois phases pourraient être distinguées : 1. une philosophie de la nature, de l’objet, depuis la naissance de la philosophie jusqu’à Descartes, 2. une philosophie de la conscience, du sujet, de Descartes à Nietzsche, et 3. une philosophie de l’intersubjectivité qui prendrait son envol à la fin du 19ème siècle et trouverait dans la philosophie du langage une apothéose toute provisoire (Hösle, 1984). Même si ce type de périodisation peut être sujet à controverses, le thème de l’intersubjectivité n’en fédère pas moins un nombre impressionnant de réflexions philosophiques tenues au siècle dernier. Et il est plus qu’étonnant que la sociologie qui, même sous sa forme la plus triviale, s’est toujours comprise comme étude de l’interagir humain n’ait pratiquement jamais pris en compte cette proximité des thèmes et le puissant concours que la philosophie aurait pu lui apporter dans son élucidation [26]. Or si la philosophie a des choses à apprendre de la sociologie, la sociologie a beaucoup à perdre dans la désinvolture philosophique qui la caractérise aujourd’hui.
Il est donc assez paradoxal de voir une sociologie célébrer une unité du sujet, alors que celui-ci est de plus en plus fragmenté, désapproprié (pour revenir à l’incipit de ce petit article) et « dividué » dans les mailles de la « toile institutionnelle » (Michalis Lianos). À moins de se faire l’agente d’une pure nostalgie et d’œuvrer pour une sorte de désaccélération (de la modernité avancée), la sociologie française se place là dans un bien étrange décalage par rapport à la majorité des autres démarches sociologiques au monde. Certains pourraient croire qu’il s’agit-là du contrecoup dans une tradition nationale qui s’est largement dédiée à la macrosociologie — mais ce serait à mon sens verser dans la facilité d’une vision cyclique de l’histoire d’une discipline. Je le mettrais davantage sur le compte d’une dépression conceptuelle qui, depuis la mort de Pierre Bourdieu, la fait verser d’une part dans un empiricisme facile qui prend prétexte encore plus facile dans l’affaire Teissier, et d’autre part dans un constructivisme radical qui s’attacherait à appliquer à la sociologie ce que le Pape Benoît 16 dénonce quand il dit qu’une religion qui se confond trop avec le monde devient superflue. Mais ce sont ces périodes de dépression qui, bien souvent, préparent de nouvelles manières de penser et de percevoir. L’enjeu d’un examen critique de la notion de « relation humaine » est à voir là-dedans.