William T. Vollmann est un auteur étrange, inclassable, prêt à tout pour écrire ; ses livres sont provocateurs et, de fait, provoquent des réactions. Né en 1959 à Los Angeles, diplômé de littérature comparée, il part en 1982 pour l’Afghanistan, intègre un groupe de combattants moudjahidine, une rencontre à l’origine de son premier livre : An Afghanistan Picture Show, or How I Saved the World… Il entame ensuite une série de sept romans retraçant une histoire poétique des États-Unis et collabore à de nombreuses revues. Passionné d’armes à feu, il est l’auteur d’un essai en sept volumes (six mille pages) consacré à la violence, qui sortira en 2009 en France sous le titre Le livre des violences. Il reçoit le National Book Award en 2006 pour son recueil de nouvelles, situées entre l’Allemagne et la Russie pendant la Seconde Guerre mondiale, intitulé Central Europe (2007).
La pauvreté comme composante de la mondialisation.
Dans l’ouvrage qui nous intéresse (titre original américain : Poor People, 2007), Vollmann s’attaque au phénomène de la pauvreté, qu’il va traquer dans une quinzaine de pays. Il pose la même question, « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », à tous ceux qu’il a repérés comme pauvres (sur des signes extérieurs et donc visibles) et à qui il a accordé une rémunération pour leur temps de parole. Réduire le travail de Vollmann à ce dispositif fruste ― ce que font un peu vite ses détracteurs ― serait pourtant une erreur. En effet, de nombreuses autres manières de faire se livrent au fil des pages : multiplicité des rencontres, diversification de leurs formes (dans la rue, au domicile des personnes), rencontres individuelles et collectives ; et l’on apprend petit à petit que, même si la question est posée dans les mêmes termes, elle n’est jamais amenée de la même façon. Vollmann est avant tout soucieux de ne pas confisquer la parole de ceux qu’il rencontre, d’où la question lancinante, refusant toute attitude compassionnelle, toute conclusion hâtive. Le lecteur est comme obligé de faire face à des personnes qu’il a souvent pris l’habitude de ne plus voir ou du moins de ne plus regarder. De rencontres en rencontres, Vollmann fait le lien entre des situations dissemblables, posant d’une manière assez abrupte une hypothèse sur la pauvreté comme composante de la mondialisation.
Le récit de ces rencontres, de leurs conditions, la restitution de ses observations (descriptions et échanges) se croisent avec des réactions faites à chaud et des analyses faites a posteriori entre les différentes expériences et avec des références théoriques. Ainsi de cette typologie de phénomènes allant de l’invisibilité à l’aliénation en passant par la difformité, le rejet, la dépendance, la vulnérabilité, la douleur et l’indifférence. Certaines expériences de rencontres deviennent au fil des pages des éléments de référence pour le lecteur, qui finit par en avoir une assez bonne connaissance tant le matériau est repris, analysé, mis en perspective et comparé avec des interactions plus rapidement esquissées. L’engagement (y compris la prise de risques sur la vie), l’opinion personnelle assumant la subjectivité et l’autodérision sont revendiqués comme manières de faire, Vollmann livrant les façons d’aborder les gens, de ruser pour obtenir des réponses mais aussi tous les moments de doute, d’agacement, de dégoût et de jugements de valeur qui le submergent.
Une mise en question des catégories et du capital spatial.
Pourquoi êtes-vous pauvres ? est un ouvrage difficile à situer : agaçant des chercheurs, [1] apprécié par des critiques littéraires (cf. Laurenti, 2008), on peut le lire comme un apport intéressant sur l’articulation des notions de misère de condition et de misère de position définies par Pierre Bourdieu. Le travail de Vollmann, en particulier à travers la reprise de la question déjà évoquée, vise à questionner les logiques de normalité suivant les contextes et les époques et donc la relativité de la notion de pauvreté. D’un côté ce tour du monde de la pauvreté est d’une portée intellectuelle et politique problématique, la suite de constats accablants et l’absence de perspective frisant le cynisme ou la légitimation d’un état de fait ; d’un autre côté, du fait de l’honnêteté de Vollmann et de la qualité de son écriture, c’est un ouvrage qui trouble et questionne d’une manière efficace et durable le lecteur sur sa propre conscience du phénomène et sur son rapport aux autres et au monde, à condition toutefois qu’il accepte de ne pas lire à partir de ses seules positions théoriques et idéologiques et qu’il lise jusqu’au bout. Car là où Vollmann pourrait embarquer les plus résistants c’est en effet à la fin du livre, quand il prolonge son travail à partir de son lieu de vie, de sa position d’homme riche et propriétaire, tenant la chronique quotidienne de ses négociations avec ses voisins vivant sur son parking. Il livre avec beaucoup d’humour les moments où il est fier de leur parler, de les saluer, d’aider « ses » pauvres, auto-satisfait de ses élans charitables. Il décrit aussi les moments où ses voisins pauvres le mettent en fragilité et où il regrette de s’en être ainsi approchés, remettant de la distance entre eux et lui, particulièrement d’accord avec l’écriteau d’une mendiante : Donnez ici et aidez-moi à ne pas venir dans votre quartier.
L’ouvrage de Vollmann n’est pas un livre qui se contente de typifier les pauvres en les distinguant des riches, deux catégories vraiment pauvres (!) et insatisfaisantes intellectuellement et politiquement. C’est un livre sur la cohabitation obligée des uns et des autres et sur les arrangements matériels, symboliques et moraux que les uns et les autres inventent au quotidien pour tenir ou assumer leur position. La notion de capital spatial est remise en cause si l’on considère la vulnérabilité de celui qui possède, le propriétaire, quels que soient les systèmes de protection que ce dernier met en place. Vollmann n’a pas rejoint une gated community ― sa position d’intellectuel intéressé par la condition des pauvres de son quartier lui permet de continuer à alimenter une œuvre et à vivre ― mais il bricole au quotidien ses ouvertures (portes et fenêtres), contrôle à sa manière ses accès et évalue ses déplacements dans l’espace physique en fonction de sa condition physique ! L’ouvrage ne travaille pas que sur la relativité du phénomène de pauvreté mais sur la relativité de l’ensemble des positions indissociables tant au niveau de l’analyse que des modes de vie dans ce qu’elles ont de plus concret, car si les pauvres rêvent de richesse et attendent du riche qui passe ― le plus souvent ― une part de son argent, les riches qui feignent de ne pas les voir les savent là et pratiquent l’espace avec ce savoir.
Comprendre le pauvre : proximités et dissemblances d’approches.
Un nouveau livre se lit dans une suite et l’ouvrage de Vollmann est aussi une occasion de relire La culture du pauvre, ouvrage majeur sur la culture des classes populaires et la sociologie des intellectuels du fait de sa dimension autobiographique. Richard Hoggart œuvrait au dévoilement d’une culture de classe, toujours remise en relation avec les conditions objectives d’existence du groupe, son projet théorique [2] se refusant à solliciter des réponses sur des questions que les membres des classes populaires ne se posent pas ([1957] 1970). Si le groupe social sur lequel il travaillait devait l’essentiel de sa cohésion, de sa culture, au pouvoir d’exclusion des classes dominantes, il s’agissait d’un « nous » face à « eux » : les patrons, les fonctionnaires, les instituteurs, les assistantes sociales… Vollmann travaille auprès de personnes comme « sorties » des rapports de classe, éjectées de la machine sociale, le plus souvent isolées ou regroupées par défaut, à l’exception du groupe familial, le protocole d’enquête participant de cette représentation parce que Vollmann ne fait que passer, prélevant des récits fragmentaires assez peu reliés aux contextes.
Dans les registres proches parce qu’inclassables du travail de Vollmann, on pense également à Louons maintenant les grands hommes de James Agee ([1940] 1972) et à l’ouvrage Les dépossédés de Robert McLiam Wilson ([1992] 2005), deux références qui résonnent aussi du fait de la présence de la photographie : celles devenues célèbres de Walker Evans et ayant connu des publications autonomes du texte d’Agee ― cartes postales comprises ― et celles de Donovan Wylie. Dans l’ouvrage de Vollmann, cent vingt-huit photographies en noir et blanc prises par l’auteur sont regroupées à la fin de l’ouvrage, quand celles d’Evans étaient dans un portfolio au milieu du livre pour la publication française dans la collection « Terre Humaine » et celles de Wylie étaient regroupées à chaque fin de chapitre en fonction d’une unité de lieu : Londres, Glasgow, Belfast. Vollmann fait d’ailleurs référence à l’ouvrage mythique d’Agee et Evans, tout comme McLiam Wilson revenait sur cette référence dans une postface des Dépossédés, [3] mais dans le cas de Vollmann c’est pour s’en démarquer et pour le critiquer et lui reprocher sa naïveté, son « cri d’amour puéril » écrit « dans un style hermétique magnifique tout de mortification, que seuls les riches auront le temps de comprendre ».
Tous ces auteurs misent sur la rencontre : James Agee et Walker Evans chargés par le groupe de presse Time-Life vont pendant six semaines de l’été 1936 partager la vie de trois familles de petits métayers blancs de l’Alabama ruinés par la crise ; c’est en 1990 que Robert McLiam Wilson et Donovan Wylie entreprennent leur enquête qui a duré un an à Londres, Glasgow et Belfast pour témoigner des désastres entraînés par le Thatcherisme ; Vollmann quant à lui, on l’a vu, embrasse le phénomène à l’échelle mondiale. Si Agee et McLiam Wilson et les photographes avec qui ils ont travaillé se donnaient pour objectif de dévoiler des situations locales de crises, Vollmann impose la reconnaissance d’un état de fait généralisé : il montre, compare des situations extrêmes mais devenues banales quels que soient les contextes socioéconomiques et sociopolitiques.
Au-delà de leurs différences importantes, ces livres se font écho, se complètent, se répondent et tous misent sur le refus de la seule représentation statistique de la misère pour travailler sur des individus situés, nommés, reconnus dans la dignité de leurs différences. Tous les auteurs prennent également acte de leur position extérieure au phénomène étudié et posent la relation observateur-observés au centre du sujet, assumant, y compris dans leur manière d’écrire, leur subjectivité, leur émotion, qu’elle se dise en terme de « rébellion privée » pour Agee comme le soulignera Walker Evans dans une postface de 1960 ou qu’elle entraîne chez McLiam Wilson le glissement des portraits de personnes réelles vers des personnages de fiction, son empathie allant jusqu’à l’identification. Pour lui, les dépossédés ne sont pas les pauvres ; il refuse l’effet de naturalisation de la précarité et suggère par son titre un processus, celui de la déchéance sociale, morale, financière, humaine subie par les personnes rencontrées, ce qui place une assez grande partie des humains dans la hantise de cette déchéance et distingue fortement sa posture d’observateur de celle de Vollmann, qui impose malgré tout une partition et représentation binaire entre pauvres et riches. L’intensité de la vision d’Agee, la minutie de son travail de description, la dimension lyrique de son écriture déplacent le phénomène de la grande pauvreté des paysans de la banalité à la grandeur, de la misère à la noblesse, d’où le titre : Louons maintenant les grands hommes. Vollmann est seul, quand les autres ont travaillé à deux ; il est accompagné d’interprètes recrutés sur place, à qui d’ailleurs il a dédié le livre… Ses prédécesseurs étaient de très jeunes professionnels (moins de trente ans, dix-huit pour le photographe Wylie !) et ont vécu douloureusement ce travail initiatique. McLiam Wilson a considéré que son travail était un échec, ou un livre sur l’échec, bourré de manquements, d’oublis, prouvant à ses yeux sa propre incompétence. Vollmann, lui, affiche une assurance, un aplomb, une autosatisfaction troublante au regard des sujets traités, aplomb qui a à voir avec son refus du misérabilisme.
Puissances politiques des situations de pauvreté.
Comme le travail de lecture croisée n’est jamais fini, rebondissons sur un dernier ouvrage paru comme celui de Vollmann chez Actes Sud en 2008 : La puissance des pauvres, de Majid Rahnema et Jean Robert. Majid Rahnema ― diplomate et ancien ministre iranien ― a déjà dénoncé dans son ouvrage précédent, Quand la misère chasse la pauvreté, la seule logique du développement comme moyen pour lutter contre la pauvreté, de nouvelles pratiques lui prouvant qu’un mouvement alternatif était possible. Dans ce livre, en compagnie de Jean Robert ― intellectuel transdisciplinaire ― et porté par le chaos actuel de l’économie, il entame l’état des lieux de ces pratiques. Tous deux sont proches d’Ivan Illich ; se référant à Gandhi, Spinoza et Deleuze, ils posent l’hypothèse que chaque individu détient une puissance importante et partent à la rencontre de groupes de personnes en situation de pauvreté qui prouvent leur puissance d’agir, détenteurs de savoirs vernaculaires et de subsistance à l’opposé des savoirs aujourd’hui hégémoniques sur l’économie. « Une fois admis que l’économie est un espace de formation de valeurs, il paraît évident que la vraie question n’est pas comment l’améliorer, mais comment la limiter, » ce qui revient à revendiquer une « désutopie », une inversion des priorités en régénérant les savoirs ― locaux et modestes ― qui permettent partiellement ou entièrement de subsister en dehors du marché.
Le livre prend plusieurs formes : conversation entre les deux hommes, analyses sur l’histoire des pauvres et de la notion de pauvreté, travail épistémologique sur les savoirs des pauvres, réappropriation de la modernité et de la pertinence de Gandhi, articulation entre pauvreté et travail, y compris salarié, actualisations philosophiques de Spinoza et Deleuze, études de cas. Il se termine sous la forme d’un double épilogue. Ce travail épistémique de l’analyse de la pauvreté et de sa transformation conceptuelle entre également en opposition avec la logique de l’économie sociale où l’argent ― y compris sous la forme du microcrédit ― demeure le moteur. Les « devenirs révolutionnaires » et les « devenirs en action » qui leur servent de laboratoires pour affiner leur théorie, ils les trouvent chez les Zapatistes du Mexique, les Sans-Terre du Brésil, les Indiens du mouvement Janadesh. Majid Rahnema est bien sûr très critique du travail de Vollmann, à qui il reproche la condescendance, y compris la mauvaise position théorique et philosophique.
Enchaîner la lecture de ces deux ouvrages semble un bon parti pris : celui de Vollmann en premier, qui dessille les lecteurs, comme déclencheur d’une prise de conscience, permettant d’aller vers le second, qui lui propose des pistes théoriques et pratiques aux personnes qui désespèrent aujourd’hui de la dégradation accélérée des sociétés de marché.
William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ?, Claro (trad.), Arles, Actes Sud, 2008.