On lira avec intérêt le dossier consacré aux « nouveaux espaces du patrimoine » paru dans Pouvoirs Locaux les cahiers de la décentralisation de décembre 2004. Coordonné par Jean-Marc Ohnet de l’Institut de la décentralisation, Jean-Michel Tobelem, directeur d’Option Culture, Patrick Poncet, géographe, spécialiste du tourisme et Fabrice Thuriot, universitaire, spécialiste du droit public, ce dossier collectif très dense, propose des contributions sur les nouveaux enjeux du patrimoine (culturel) dans le contexte de la décentralisation.
De multiples points de vue sont sollicités dans une approche pluridisciplinaire que légitime la notion complexe de patrimoine, envisagée par les auteurs à la fois comme « un enjeu, un problème, un moyen, un acquis ou encore une chance ». Aussi, dans le but de construire une réflexion à la fois théorique et pratique, la parole est-elle donnée à des chercheurs : spécialistes des questions du patrimoine et des politiques culturelles, du droit public et de la décentralisation, géographes, mais aussi très largement à des professionnels du patrimoine ou de la muséologie, ainsi qu’à des responsables politiques.
Le dossier constitué de contributions et d’entretiens approfondis, s’articule autour de trois approches du patrimoine culturel : politique, centrée sur sa prise en compte institutionnelle ; socio-économique autour de la question de sa valorisation ; pratique, enfin dans le souci de la mise en œuvre opérationnelle.
Quels sont les enjeux politiques et institutionnels de la décentralisation dans le domaine du patrimoine ? Telle est donc la question qui traverse toute la première partie du dossier. Après quelques utiles rappels historiques sur les compétences de l’État en matière patrimoniale, par Fabrice Thuriot, une stimulante contribution de Patrick Poncet revient sur la définition même du patrimoine et les nouveaux enjeux de la conservation dans un contexte marqué par les recompositions des échelles du pouvoir du local au mondial. Les effets de la décentralisation sur le patrimoine sont abordées par les contributions suivantes : Philippe Maffre pose la question de l’accroissement des différenciations entre territoires sous l’effet de la mise en œuvre des transferts à partir de l’analyse précise des textes de la réforme de 2004. La question des difficultés du transfert des pouvoirs est au centre de l’étude du cas corse menée par Mireille Pongy qui illustre la nécessité de redéfinir les compétences de chaque acteur intervenant dans la conservation du patrimoine. Jean-Marie Pontier montre que les rares expérimentations menées en matière de patrimoine culturel — dont le bilan reste incomplet — permettent d’illustrer l’évolution de la coopération entre l’État et les collectivités territoriales. En s’intéressant à la question du patrimoine urbain, Jean-Michel Léniaud remet en cause le principe (trop) communément admis de la responsabilité de l’État en matière de patrimoine en s’interrogeant sur les conditions d’une responsabilisation commune avec les municipalités. Le cas de l’archéologie urbaine développé par Jean-Bernard Roy montre la difficulté de concilier deux impératifs : la recherche archéologique et l’aménagement du territoire. La question des enjeux des politiques patrimoniales urbaines est également posée par Maria Gravari-Barbas à partir des cas d’Angers et du Havre qui montrent que les villes détiennent une marge de manœuvre importante leur permettant d’inventer leur propre « gouvernance patrimoniale » en fonction de stratégies propres.
Quels sont les nouveaux enjeux économiques du patrimoine ? Telle est la seconde question posée par le dossier. La contribution de Xavier Greffe revient sur l’apport inégal des activités patrimoniales à la création de richesse en montrant le retournement de tendance qui a rendu la notion de patrimoine compatible avec celle de développement économique, mais en mettant également en garde contre les conceptions utilitaristes du patrimoine. L’usage économique du patrimoine est également interrogé par Hughes de Varine qui défend l’idée d’un développement patrimonial durable, producteur de ressources pour l’ensemble de la collectivité. Olivier Lazzarotti, quant à lui, suggère l’idée d’un patrimoine non réduit à une dimension territoriale et à un intérêt gestionnaire, mais comme pont entre les différentes échelles territoriales et comme lien au sein d’une société à habitants mobiles. Tout en soulignant les risques inhérents à un tourisme mal maîtrisé, Jean-Michel Tobelem fait du développement touristique des sites du patrimoine un enjeu de première importance, voire une nécessité. Selon Patrick Poncet le cas australien illustre cette nécessité : l’absence de développement touristique aurait probablement entraîné un appauvrissement patrimonial et un déclin culturel des territoires. Les contributions suivantes s’interrogent sur les enjeux sociaux du patrimoine et sa « démocratisation » à travers la question de la médiation dans des projets d’éducation artistique et culturelle analysée par Marie-Christine Bordeaux, ou la constitution d’un vaste tissu associatif autour de la sauvegarde et de la valorisation du patrimoine dont les capacités d’action sont étudiées par Pierre Moulinier. Enfin, la question du patrimoine rural est abordée par Robert Lecat qui en fait l’un des fondements d’une politique de développement durable locale associant acteurs publics et associatifs.
Enfin, sur quels types de stratégies de valorisation débouche la mise en œuvre opérationnelle, telle est la dernière question posée par le dossier. La nécessité de fonder les territoires « labellisés » — quelque soit leur échelle — sur de vrais projets politiques est rappelée par Yves Dauge. De son côté, Jean-Michel Tobelem s’interroge sur les possibilités d’innover dans la gestion du patrimoine culturel et lance quelques pistes de développement des sites patrimoniaux. Les différentes voies européennes de gestion du patrimoine sont enfin abordées par Fabrice Thuriot qui, au-delà des divergences nationales, souligne les constantes, particulièrement la recherche accrue du lucratif dans l’évolution de la gestion du patrimoine.
Le dossier se clôt sur quelques contributions revenant comme celle d’Emmanuel Négrier sur les motifs et les conséquences du transfert des Monuments appartenant à l’État aux collectivités territoriales et la répartition des compétences entre acteurs (entretiens avec yann Gaillard et Philippe Richert).
Certes, on peut s’interroger sur la cohérence de certains regroupements de contributions, voire sur la pertinence de certaines d’entre elles par rapport à la problématique annoncée : les enjeux liés à la décentralisation issue de la réforme française. Certaines contributions de portée générale sur le tourisme ou la valorisation du patrimoine semblent plus éloignées du sujet et surtout, présentent des points de vue qui paraîtront somme toute assez peu novateurs. En revanche, il faut souligner la richesse de l’approche pluridisciplinaire qui permet d’affirmer que dans le nouveau contexte de recomposition territoriale, penser le patrimoine, c’est penser le territoire et penser le territoire c’est sans doute de plus en plus penser le patrimoine. De ce point de vue, les auteurs des contributions apportent des éléments de réflexion indispensables, innovants, et remettant en question certaines évidences ou stéréotypes, autour des notions de « ressources » patrimoniales, de « développement patrimonial durable » ou encore de « gouvernance patrimoniale ». Les réflexions menées sur les « échelles du patrimoine », plus ou moins imbriquées, sont très stimulantes et permettent de comprendre les nouveaux rapports entre les acteurs et les niveaux de pouvoir, mais aussi les nouveaux usages sociaux et politiques du patrimoine : c’est la notion même de patrimoine qui est remise en question.
Et ce n’est pas le moindre mérite de ce dossier que d’interpeller « à chaud » sur ces nouveaux enjeux liés à des recompositions territoriales en cours, et dont il est encore difficile dans bien des cas, de dresser un bilan.
Les nouveaux espaces du patrimoine, revue Pouvoirs Locaux – les cahiers de la décentralisation, n°63, décembre 2004. 180 pages. 13 euros.