À partir du début des années 1980, les pays occidentaux semblent découvrir avec stupéfaction l’internationalisation de la prostitution et les liens entre industrie touristique et commerce de la sexualité. Une nouvelle catégorie émerge progressivement : le « tourisme sexuel » [1]. Ce phénomène se voit progressivement désigné comme un nouveau problème social, comme un dysfonctionnement de la société qui appellerait nécessairement une action morale et politique. En l’espace d’une vingtaine d’années, du début des années 1980 à la fin des années 1990, les prises de position se multiplient pour condamner cette nouvelle catégorie d’entendement de la sexualité commerciale. Aujourd’hui, l’expression semble faire sens et se voit utilisée sans précaution par des agents aux propriétés diverses : militants, journalistes, politiques, experts nationaux et/ou internationaux, scientifiques en marge du monde académique, etc. Or la catégorie reste problématique : les phénomènes qu’elle est censée recouvrir disparaissent derrière la force des émotions qu’elle suscite. Et si les voix sont aujourd’hui nombreuses pour condamner le tourisme sexuel, seules quelques enquêtes ont su donner à voir la réalité concrète des échanges (cf. notamment Storer, 1999 ; Brennan, 2004 ; Cabezas, 2004 ; Cauvin-Verner, 2009 ; Salomon, 2009). Ainsi, et sans importer de manière acritique le concept de tourisme sexuel dans le champ scientifique [2], cette contribution propose une analyse ethnographique de la prostitution dans le tourisme qui vise à rendre compte de la complexité des échanges et des relations, trop souvent dissimulée derrière le fantasme et l’indignation [3].
Afin de saisir en pratique la prostitution touristique, j’ai conduit une enquête ethnographique en Thaïlande, le pays demeurant une destination mondialement associée au phénomène (Jeffrey, 2002 ; Montgomery, 2001). Je me suis focalisé sur l’étude de Patpong, un quartier de Bangkok dédié au commerce international de la sexualité, pour saisir la diversité des pratiques prostitutionnelles qui se tissent dans un espace touristique. Il s’agissait ainsi de questionner l’idée de tourisme sexuel à partir des relations concrètes qui peuvent s’observer et du quotidien des personnes impliquées. J’ai enquêté dans ces quelques ruelles durant vingt-deux mois non consécutifs, entre février 2005 et septembre 2007 [4]. Pour m’assurer d’une position durable, j’ai intégré dès mon premier séjour de recherche une association locale de soutien aux travailleurs/-euses sexuel-le-s, Empower. Devenir professeur d’anglais bénévole au sein de cette ong thaïe implantée à Patpong m’a permis de nouer des relations privilégiées avec un noyau d’élèves qui m’ont accompagné durant mon travail. Cette position originale autorisait une liberté de circulation relative ; elle permettait également de limiter l’ambiguïté sociale, raciale et sexuelle de ma présence en me détachant partiellement de l’identité « touriste sexuel » à laquelle ma condition d’homme blanc en Thaïlande m’assignait nécessairement. J’ai ainsi pu observer la prostitution hétérosexuelle et homosexuelle, les règles d’organisation des espaces sexuels (des plus explicites au plus euphémisés), les relations affectives, la clientèle, la gestion du sida, ou la prise en charge politique des prostitué-e-s par les autorités sanitaires, administratives ou morales.
En décrivant Patpong, cet article souhaite montrer la complexité de l’espace et des échanges qui s’y déroulent pour interroger le tourisme sexuel à partir de la diversité des situations réunies sous cette catégorie. Et il s’agit moins de proposer ici une grille d’analyse des unions que de participer, par l’observation ethnographique, à la mise en question de leur condamnation. En effet, la force des prénotions qui entourent le tourisme sexuel rend leur commentaire et leur analyse particulièrement délicats. Les prises de position condamnant le tourisme sexuel en Thaïlande sont particulièrement virulentes, visibles et acceptées, alors même que la réalisation pratique des échanges, la connaissance de ce qui se joue dans les interactions ou la trivialité des situations de rencontre restent méconnues ou ignorées [5]. Et plutôt que de proposer une prise de position supplémentaire sur un espace déjà saturé de commentaires, j’ai choisi de donner à voir la diversité des logiques qui structurent le quartier pour restituer — à partir d’une ethnographie située — la pluralité des expériences prostitutionnelles dans le tourisme.
Brève histoire d’un quartier de nuit.
Patpong occupe une place particulière dans l’espace urbain de la capitale. C’est le plus ancien centre de prostitution dédiée à une clientèle internationale et le plus touristique. Patpong est au centre de Bangkok et jouxte deux artères économiques : Sukhumvit et Silom/Sathorn. C’est l’un des seuls endroits de la capitale actuellement desservi par les deux systèmes de transports en commun ferrés : les métros aérien (Bts : station Sala Daeng) et souterrain (Mrt : station Silom). Si Patpong désigne aujourd’hui un quartier de nuit, il s’agissait à l’origine d’un soi (ruelle) privé baptisé ainsi du nom de son propriétaire historique, la famille Patpongpanich. Au début du 20e siècle, Khun Luang Patpongpanich, un ancien immigré chinois, fait fortune dans la production de ciment. Sa réussite économique est telle qu’il se voit distinguer par le roi Prajadhipok (Rama vii, 1925-1935) dans les dernières années de monarchie autoritaire. En 1946, il achète un terrain situé entre Thanon Surawong et Khlong Silom. À la mort de son propriétaire, la ruelle privée qui traverse le terrain prend le nom de « Patpong » ; le fils aîné de Luang Patpongpanich, Udom Patpongpanich, développe le quartier en assurant son urbanisation. L’implantation de quelques grosses compagnies privées assure un revenu élevé à la famille Patpongpanich, qui loue les différents terrains en plein cœur de Silom, nouveau quartier d’affaires de la métropole au début des années 1960. Le quartier attire des compagnies aériennes comme Jal, Twa, Air Vietnam ou Malaysian Airlines, qui conserveront longtemps des représentations dans le quartier. Le deuxième fils de Khun Luang Patpongpanich, Wijit Patpongpanich, décide de créer un hôtel pour gi dès le début de la guerre du Viêt-Nam : le Plaza Hotel. Lors de la guerre du Viêt-Nam, l’état-major américain encourage le développement de camps arrière, principalement en Thaïlande et aux Philippines, pour favoriser le repos des troupes envoyées au front. Ces lieux particuliers, appelés rest and recreation (r&r) ont favorisé le développement d’une offre prostitutionnelle organisée pour la satisfaction des étrangers (Enloe, 1989). Ces camps de repos encadrés par l’intendance militaire ont représenté, entre 1966 et 1971, de 12 à 19% des arrivées totales de visiteurs internationaux pour 18 à 34% des recettes du tourisme (Cazes, 1983).
Patpong attire ainsi à la fin des années 1960 un nombre croissant de soldats américains ; plusieurs bars commencent à ouvrir leurs portes autour du Plaza Hotel. Initialement, les établissements ne proposaient pas de services sexuels mais l’afflux massif de soldats en repos s’est rapidement traduit par le développement d’une prostitution informelle que des établissements spécialisés ont progressivement institutionnalisée. En 1969 s’ouvrent ainsi les premiers bars à go-go (le Grand Prix puis le Horny Toad) bientôt suivis par les premiers salons de massage (Khun Ladda’s), qui permettent alors rapidement à Patpong de supplanter d’autres quartiers prostitutionnels de la capitale fréquentés par des étrangers (Dawson, 1988) , comme le Golden Mile sur New Petchaburi Road ou les bordels de Saphan Kwai, aujourd’hui exclusivement dédiés aux Thaïlandais. Ces établissements bénéficient d’un traitement juridique particulier qui favorise leur développement. En effet, si elle est tolérée et largement répandue, la prostitution est officiellement interdite en Thaïlande depuis l’adoption en 1960 du Restraining of Prostitution Act. Or les établissements pour touristes internationaux relèvent en réalité d’un aménagement ultérieur, l’Entertainment Act (1966) qui permet la mise en scène d’offres sexuelles « à des fins récréatives ». Ainsi, et même si la prostitution est officiellement condamnée, sa réalisation n’est pas entravée si tant est que les actes sexuels se déroulent en dehors des établissements proprement dits [6].
En 1974, les troupes américaines se retirent de Thaïlande mais le tourisme international prend le relais des militaires, profitant des infrastructures existantes et du développement du secteur aérien. Le développement du quartier s’accélère. Les étages supérieurs des bars sur Patpong 1 et 2 sont exploités à partir du milieu des années 1980 et se retrouvent plus particulièrement dédiés aux spectacles de nudité et aux live shows suivant l’impulsion du Pussy Galore et du Pussy Alive. Shower shows, puis ping-pong shows, banana shows, fuck shows, etc. attirent une importante clientèle masculine, encouragée par le développement de la présence des tour-opérateurs, dont beaucoup ont inscrit une visite du quartier aux circuits touristiques au tournant des années 1990, avant de la retirer sous la pression des campagnes internationales de moralisation du tourisme.
Aujourd’hui Patpong s’est développé au-delà des seules ruelles originelles. Cette extension s’est accompagnée d’une spécialisation progressive. Ainsi, Patpong 1 et 2 demeurent le centre de l’animation nocturne en proposant des offres prostitutionnelles hétérosexuelles. Mais plusieurs rues adjacentes présentent dorénavant des offres complémentaires, orientées principalement vers une clientèle hétérosexuelle japonaise (Yokota, 2006) et une clientèle internationale homosexuelle masculine (Soi Thaniya et Silom Soi 2, notamment). Ces espaces présentant quelques spécificités (Roux, 2009 a) et demeurant moins connus et commentés que les établissements hétérosexuels pour une clientèle occidentale, les développements suivants se concentrent sur les établissements majoritaires et les espaces centraux.
Patpong, zone commerciale.
Malgré son apparence hétéroclite, Patpong est en réalité un espace fortement organisé et rationalisé. Le quartier n’est pas exclusivement réservé à la prostitution et propose, en plus des établissements sexuels, une multitude d’offres commerciales : restaurants, échoppes, bars, artisanat, salons de massage, mais aussi banques, agences de voyages, épiceries, supermarchés et même pharmacies. Plus qu’un espace dédié à la prostitution, Patpong apparaît davantage comme un espace dédié au commerce, dont la prostitution ne serait qu’une modalité.
Le quartier est principalement nocturne. Durant la journée, seuls les commerces non sexuels (location de dvd, pharmacie, supermarché…) sont accessibles sur Patpong 1 et 2. Quelques salons de massages ou quelques bars accueillent sous la chaleur des clients esseulés, mais, dans leur grande majorité, les établissements sont fermés et les ruelles désertes. Patpong 1 — la plus large des deux rues — est ouverte à la circulation mais reste très peu fréquentée. Les rares occidentaux qui traversent le quartier sont systématiquement abordés par des rabatteurs qui restent assis à l’ombre des immeubles. Des hommes et quelques femmes plus âgées tendent une brochure plastifiée présentant des jeunes filles nues et répètent en boucle ces quelques mots d’anglais : « Massage and sex, sir? ». Ils toucheront une commission directement payée par les salons de massage s’ils parviennent à attirer des clients. À partir de dix-sept heures, le quartier s’anime rapidement pour installer, au centre de Patpong 1, les échoppes du Night Bazaar. Le Night Bazaar a été initié à la fin des années 1980 pour louer le centre de la rue à des commerces qui proposent « un marché de nuit ». Les rues sont alors fermées à la circulation et des équipes mettent en place, de dix-sept à dix-huit heures, les différents stands qui seront démontés vers minuit, soit deux heures avant la fermeture officielle des bars.
Une fois la nuit tombée, les produits proposés dans les échoppes sont clairement orientés vers une clientèle touristique : produits de contrefaçon, artisanat « local », soie thaïlandaise, vêtements, etc. Les tarifs proposés sont une à deux fois plus élevés que dans les autres marchés de la ville. Les articles sont rarement sexuels ; certes, quelques échoppes proposent des sous-vêtements et de la lingerie (masculine et féminine), mais ils sont fortement minoritaires. Et la majorité des clients se pressent plutôt autour des stands de sacs de contrefaçon ou de t-shirts arborant des slogans qui reprennent les phrases — et les fautes — les plus souvent répétées par les prostituées du quartier : « No money, no honey », « Long time no see » ou « Same same but different ». Le long de l’avenue Silom, également occupée par les stands du marché, des échoppes de nourriture s’entassent dans les rares espaces laissés libres et proposent grillades, fritures, boissons ou fruits coupés. Il n’est pas rare d’apercevoir un stand d’insectes grillés où l’on vend sauterelles et scorpions frits, dont les Thaïlandais sont censés raffoler. En réalité, rares sont les Bangkokiens qui consomment cette « nourriture de paysans », voire qui l’ont déjà goûté. Mais le stand produit son effet et il est systématiquement pris en photos par les touristes qui poussent des cris de dégout devant les bacs remplis. Dans la rue, quelques rabatteurs marmonnent « dvd sex » pour proposer aux passants des copies gravées de films pornographiques ou des productions amateurs locales, théoriquement interdites à la vente en Thaïlande. Ces propositions ont lieu à quelques mètres seulement de la « police touristique », mais les rabatteurs savent bien qu’ils n’ont rien à craindre d’une autorité uniquement mise en place pour garantir la sécurité des consommateurs. La présence de cette division de la Police royale thaïlandaise, créée en 1992 et dont la mission officielle conjugue protection des personnes et de leurs capitaux, normalise l’espace et consacre sa vocation commerciale.
Le Night Bazaar s’étire le long de Thanom Silom, Thanom Surawong et Patpong 1. Les espaces de circulation étant principalement réservés à ces offres commerciales, Patpong attire des femmes et des familles entières, qui déambulent parmi les stands.
Le Night Bazaar désexualise partiellement l’espace et permet de diversifier les consommations (et les consommateurs). Cette présentation de Patpong est d’ailleurs stratégiquement promue par les autorités touristiques du pays et de la municipalité. Qu’il s’agisse de la Tat — Tourism Authority of Thailand — ou de la division touristique de la ville de Bangkok, les deux offices du tourisme présentent le quartier comme un haut lieu du commerce. On trouve ainsi par exemple, sur cette page d’un site officiel de la Tat :
Silom Road constitue la principale artère commerciale de Bangkok, de même que l’artère parallèle Suriwong Road, tandis que la rue de Patpong rejoint les deux zones commerciales. Le soir, ce quartier déborde d’animations. En plus des douzaines de boutiques spécialisées qui proposent toutes sortes de produits, ce quartier abrite également de nombreuses succursales de célèbres magasins de détail ainsi que plusieurs galeries commerciales. Les échoppes de rue se succèdent, principalement dans le fameux marché de nuit de Patpong. Ce quartier constitue également la principale zone commerciale et de divertissement de Bangkok. Les visiteurs adeptes du shopping trouveront un vaste choix de boutiques, supermarchés et galeries marchandes qui regorgent de bijoux, pierres précieuses, antiquités, céramiques, accessoires en cuir, vêtements, produits artisanaux, soies et cotonnades thaïes, appareils électroniques, appareils photos, produits informatiques, etc.
Ainsi, tout est organisé afin de promouvoir l’aspect commercial de Patpong, en s’appuyant sur l’existence du marché de nuit pour évoquer — sans le mentionner — l’aspect sexuel du quartier. Mais si l’espace est commerçant, son image reste avant tout associée au sexe tarifé et à la possibilité de monnayer des services sexuels spécifiques et organisés.
Offres sexuelles.
Si les bars sont nombreux et en apparence diversifiés, les offres qu’ils proposent sont en réalité codifiées et relativement restreintes. Ma condition d’homme blanc m’a permis de circuler d’un espace à l’autre et de saisir la diversité du quartier. Il n’en va pas de même pour les Thaïlandais-es de Patpong qui, lorsqu’ils ou elles ne sont pas consommateurs, restent davantage lié-e-s à un espace ou à un type de pratiques et tendent à ne pas connaître les règles de fonctionnement des établissements voisins. Quatre types d’espaces complémentaires peuvent ainsi être isolés : les bars à consommation sexuelle directe, les go-go bars (avec ou sans sex shows), les beer bars et les bars de loisirs, sans offre sexuelle explicite, que je nommerai ici « espaces récréatifs ».
À chacun de ces espaces particuliers correspond un type d’offre sexuelle ; cette pluralité permet de comprendre la diversité des publics auxquels s’adresse le quartier et l’impossibilité de réduire Patpong à ses formes les plus spectaculaires. Car si l’on trouve dans ces quelques ruelles les spectacles pornographiques ou les go-go bars qui associent la Thaïlande à l’une des premières destinations prostitutionnelles du tourisme international, Patpong propose également des lieux de rencontre où la dimension commerciale des échanges sexuels est euphémisée, jusqu’à se rapprocher de relations que les agents catégorisent comme non prostitutionnelles. Les échanges économico-sexuels (Tabet, 2005 ; Benquet et Trachman, 2009) sont divers, insérés, intégrés, et la détermination du prostitutionnel ne va pas de soi. Bien au contraire, l’ethnographie révèle la dimension arbitraire des catégorisations et montre la complexité d’unions qui peinent à correspondre aux discours politiques et moraux censés les encadrer.
Les établissements à consommation sexuelle directe.
Parmi les établissements présents à Patpong, quelques-uns offrent la possibilité d’une consommation sexuelle directe. Si elles sont connues et médiatisées, ces offres restent minoritaires et relativement excentrées des espaces de circulation principaux. Bien plus qu’un espace de consommation sexuelle, Patpong est un espace de rencontres sexuelles. Peu de chambres sont disponibles dans le quartier, et les prostituées qui sont sélectionnées dans les bars sont ramenées aux hôtels des touristes qui les choisissent ou entraînent les clients dans des hôtels de passe excentrés, parfois distants de plusieurs centaines de mètres. Quelques établissements se sont toutefois spécialisés dans la satisfaction immédiate de demandes sexuelle, comme les massage parlors — des salons de massage qui fonctionnent selon un rituel codifié. Les massages sont d’abord vantés dans la rue comme « massages thaïlandais » ; pour différencier ces établissements des salons de massages traditionnels, ces lieux mettent fréquemment en scène des jeunes femmes à l’entrée, qui multiplient les signes aguicheurs ; un prospectus est parfois présenté au client indécis. Une fois introduit dans le salon, le client choisit une masseuse. La plupart du temps, ce choix s’effectue parmi la quinzaine de salariées présentées. Dans les plus grands établissements, les prostituées mises en scène peuvent se regrouper derrière une vitre et porter un numéro. Les tenues varient : au pantalon et à la veste traditionnels des masseuses se substituent le plus souvent des tenues explicites (bikinis notamment). Un bain ou une douche est d’abord proposé au client ; le massage suit et se termine par un rapport sexuel. Le prix de la prestation — autour de 500 bahts en moyenne (10 euros) — est réglé au gérant de l’établissement. Les clients laissent, en fonction des services sexuels rendus et de leur niveau de satisfaction, un pourboire aux femmes salariées.
Mis à part ces salons de massage, peu nombreux à Patpong et relativement excentrés, rares sont les établissements qui permettent la satisfaction immédiate des demandes sexuelles. Ainsi, dans les principaux bars du quartier, il n’y a généralement pas de backrooms. Certains bars se sont toutefois spécialisés, notamment les petits établissements situés aux étages de Patpong 1 et 2. Moins visibles, moins directement accessibles — et au loyer moins élevé — que les grands espaces situés au rez-de-chaussée, certains établissements proposent des offres plus explicites : masturbation ou fellation au comptoir notamment (on parle alors de hand-job bars ou de blow-job bars). Mais, encore une fois, si ces bars sont largement commentés (Odzer, 1994) — y compris par les amateurs qui s’échangent les meilleures adresses sur Internet en notant les prestations [7] —, ils ne concernent qu’une très faible proportion des offres disponibles.
Les bars à go-go.
Les go-go bars ou bars à go-go demeurent certainement le type d’établissement le plus célèbre des lieux de prostitution thaïlandais. Ces bars proposent des dizaines de jeunes femmes (parfois plus d’une centaine) dansant alternativement sur une scène en attendant d’être sélectionnées par un consommateur. Le terme anglo-saxon « go-go » signifie à l’origine le mouvement de va-et-vient d’une danse américaine des années 1960. L’expression a été reprise au début des années 1970 pour qualifier les spectacles organisés, inspirés du lap dancing. Les bars à go-go font partie des principales attractions de Patpong ; parmi les plus célèbres on peut citer l’Electric Blue ou le Pussy Galore. Ce sont des établissements stratégiquement mis en scène pour attirer les consommateurs [8]. Les principaux établissements se trouvent ainsi le long de Patpong 1 et 2, au rez-de-chaussée. Sans fenêtres, les bars à go-go sont relativement cachés de l’extérieur mais la porte d’entrée, encadrée par plusieurs rabatteurs et rabatteuses, donne sur la rue et demeure ouverte ou faussement dissimulée par un rideau suggestif. Les pistes de danse sont orientées dans l’axe de l’entrée et le volume sonore, souvent élevé, est clairement audible depuis la rue. Ainsi, lorsque les visiteurs déambulent le long des stands du Night Bazaar, ils entraperçoivent furtivement des filles en bikini dansant sur les estrades aménagées. Mais le spectacle suggère plus qu’il ne montre et les passants qui s’arrêtent ou ralentissent sont tout de suite sollicités par les rabatteurs qui les invitent à entrer. Les visiteurs réticents se voient rapidement proposer des rabais sur les consommations dans cet environnement hautement concurrentiel où les bars se succèdent. Les bars à go-go se subdivisent en deux groupes : ceux qui proposent des shows sexuels et ceux qui n’en proposent pas. La majorité n’en proposant pas, je traiterai des shows sexuels dans un second temps et ne présenterai ici que les établissements qui mettent en scène les femmes prostituées.
Sur Patpong 1 et 2, les bars à go-go tendent à fonctionner selon des logiques codifiées. Mis à part le Barbar, ouvert récemment à l’entrée de Patpong 2 — orienté vers une clientèle sm —, et le King Castle iii, sur Patpong 1 — spécialisé dans les kathoeys (travestis/transsexuelles ; Jackson, 1997 ; Jackson et Cook, 2004) —, les bars à go-go ont une offre relativement homogène. Leur esthétique est constante : sombres, ils sont éclairés par des néons criards. La décoration est sommaire et date le plus souvent des années 1980. La plupart des bars sont de taille réduite, pour leur partie accessible, et se limitent à une pièce principale d’une cinquantaine de mètres carrés. La surface s’organise autour de la piste centrale, sur laquelle dansent des jeunes femmes attendant d’être sélectionnées par les clients. Un dj occupe un angle ou un mur de la pièce et propose dans tous les établissements le même type de musique : une sorte de techno internationale au rythme relativement élevé qui empêche les conversations. N’ayant jamais appris les techniques du lap dancing, les jeunes femmes, perchées sur des talons aiguilles d’une dizaine de centimètres, dansent mal pour la plupart. Malgré les glaces accrochées aux murs, dont elles se servent pour contrôler leur image, les pas restent saccadés, entravés par les talons aiguilles de leurs bottes en simili cuir. À l’inverse des spectacles de lap dancing et des clubs de striptease occidentaux, la danse érotique n’est pas une finalité mais plutôt un mode de présentation des femmes mises en scène.
Dès qu’il entre dans le bar, le client est pris en charge par une femme plus âgée, appelée mama-san, qui le place le long des estrades qui entourent les pistes de danse. La mama-san est en charge de la satisfaction des demandes sexuelles et de la gestion des femmes salariées. Dans les établissements les plus importants, les mama-san sont nombreuses (jusqu’à quatre ou cinq) et peuvent être secondées par des shi-mama. Il s’agit le plus souvent d’anciennes prostituées. Une division sexuée du travail assez stricte est systématiquement préservée parmi les salariés de l’établissement. Aux femmes on réserve les offres de service, aux hommes les fonctions annexes d’encadrement et de sécurité. Les mama-san contrôlent ainsi les danseuses et les serveuses et jouent les intermédiaires entre les clients et les femmes du bar. Un homme, gérant discret mais souvent présent, est plus directement en charge des videurs, du dj et du barman. Une fois installé, le client commande une boisson aux serveuses. La liste des consommations possibles est souvent sommaire et se résume le plus souvent à un soda, une bière ou un cocktail. Les tarifs oscillent entre 100 et 200 bahts (de 2 à 4 euros) et sont légèrement plus élevés que dans les bars extérieurs.
Les jeunes femmes font face aux clients assis sur les estrades ou les tables avoisinantes et attendent d’être sélectionnées en dansant. Si le client hésite ou ne se décide pas, la mama–san intervient et le conseille. Elle vante les mérites respectifs des jeunes femmes et oriente le choix des consommateurs. Elle peut ainsi « placer » ses danseuses favorites et influer directement sur leur succès ou leurs revenus. Si le client souhaite se passer des services de la mama-san, il est alors directement abordé par des prostituées de la salle qui, à intervalles réguliers, le sollicitent. Les techniques d’approche se répètent et oscillent entre timidité feinte et provocations suggestives. Les bars se distinguent notamment par les attitudes des danseuses et des accompagnatrices. Untel sera réputé pour la timidité de ses hôtesses, un autre, au contraire, pour leur sans-gêne. Le plus souvent, les jeunes femmes commencent par demander aux clients de leur offrir une consommation. Une fois invitées, elles se placent à ses côtés et tentent d’engager la conversation ou de signifier leur intérêt par des caresses appuyées. Si le client préfère observer les danseuses ou s’il ne trouve pas de femmes à son goût, peu importe : la consommation sexuelle, si elle est encouragée, n’est pas obligatoire. Sur scène, les danseuses se succèdent. Dans la plupart des cas, quatre groupes d’une quinzaine de jeunes femmes se relaient et quittent l’estrade toutes les trois à cinq chansons (soit environ toutes les quinze minutes). Toutes les danseuses passent donc, au minimum, une fois par heure sur scène et même les plus petits établissements peuvent ainsi proposer un grand nombre de prostituées.
Les offres disponibles sont relativement identiques entre les différents bars à go-go. En effet, les établissements tendent à s’uniformiser, notamment sous l’impulsion du King’s Group, qui rationalise les offres disponibles et homogénéise l’espace. Le King’s Group concentre aujourd’hui les principaux bars à go-go. Le groupe est en partie détenu par Wijit Patpongpanich — l’un des héritiers de la famille Patpongpanich — et des collaborateurs chinois. Le premier bar s’est ouvert à la fin des années 1970, le Golfer King’s Castle, spécialisé dans les danseuses à go-go et rebaptisé depuis « King’s Castle ». Le groupe a accéléré son expansion à la fin des années 1980 en rachetant les concurrents indépendants. Aujourd’hui il détient à lui seul treize établissements sur Patpong : bars à go-go, mais aussi salons de massage, discothèques, bars et restaurants [9]. Cette standardisation se traduit en pratique. Les danseuses portent le plus souvent une tenue codifiée ; à chaque jour de la semaine correspond un ensemble spécifique. Les uniformes ne sont jamais très variés : sous-vêtements (noir ou blanc réfléchissant pour la plupart), chaussures à talons ou bottes, cheveux longs et détachés. Si l’une des salariées se trompe de tenue, elle peut toutefois accéder à la piste et se présenter aux clients. Mais une somme forfaitaire est retenue sur son salaire pour un montant équivalent à près de deux tiers des revenus de la nuit de travail. Les danseuses sont ainsi uniformisées et ne peuvent pas porter d’accessoires les distinguant de manière trop visibles. Elles sont toutefois nombreuses à exhiber des tatouages.
Lorsqu’elles sont sélectionnées, les jeunes femmes quittent la piste pour s’asseoir à côté du client. L’accompagnatrice retenue doit alors entretenir un niveau de conversation minimal et pousser le visiteur à la consommation (la connaissance de l’anglais détermine ainsi en partie les lieux — et les tarifs — dans lesquels travaille une prostituée). Les employées des différents établissements tendent à entretenir systématiquement une phase de séduction durant laquelle elles cherchent à convaincre le client de leur intérêt réciproque. Si le client ne souhaite pas parler, elles essaient le plus souvent de le caresser pour lui signifier sa volonté de poursuivre la transaction. Mais l’échange n’est pas chronométré et l’acte sexuel n’est pas nécessairement une finalité. Si la jeune fille ne convient pas au client, il peut sans difficulté demander à une autre danseuse de le rejoindre (en renvoyant ou non la première), si tant est qu’il continue de boire et de payer ses consommations. S’il désire au contraire poursuivre la soirée avec la personne sélectionnée, le client doit s’accorder sur le montant à payer. Le tarif des différents actes sexuels n’est jamais détaillé et résulte systématiquement d’une discussion entre le client et la jeune femme, la mama-san pouvant intervenir occasionnellement. Pour une passe (ou short-time, deux heures), le tarif varie entre 30 et 50 euros, négociable (1500 à 2500 bahts environ). Pour un long-time (la nuit entière, plus rarement demandé), le tarif peut s’élever jusqu’à 60 ou 80 euros (3000 à 4000 bahts). La prostituée dispose de l’intégralité de ces revenus et ne doit rien reverser à l’établissement qui l’héberge. Mais le client doit également payer un bar fine, une somme forfaitaire pour dédommager le bar de la perte d’une de ses employées. Ce montant est encaissé par la mama-san et s’élève, le plus souvent, à hauteur de 500 bahts (10 euros environ). Lorsqu’une jeune femme est sélectionnée et la transaction réglée auprès de la mama-san, la prostituée se change dans les vestiaires du bar et rejoint le client en tenue de ville. La sortie n’est pas discrète : dans la majorité des cas, la jeune femme est chaleureusement félicitée par ses amies du bar, qui l’embrassent et la congratulent lorsqu’elle quitte l’établissement. Le plus souvent, elle tape dans les mains des autres danseuses et/ou serveuses. Les jeunes femmes touchent ainsi de 5000 à 8000 bahts mensuels en salaire fixe — officiellement comme danseuses du bar —, auxquels s’ajoutent les revenus de la prostitution directement gagnés auprès des clients. Pour une dizaine de clients mensuels, les revenus avoisinent ainsi les 25 000 à 30 000 bahts, soit trois ou quatre fois le salaire de base d’un fonctionnaire (policier, enseignant ou infirmier) ; et l’importance des bénéfices matériels participe directement au succès du quartier et à l’attractivité des activités prostitutionnelles.
Les bars à go-go fonctionnent ainsi davantage comme des interfaces que comme de véritables bordels. Et si les établissements bénéficient, à chaque transaction, d’un montant forfaitaire équivalent environ à environ 20% des sommes payées, ils ne s’interposent pas directement dans le déroulement des échanges sexuels. Pas de chambres liées aux bars, pas d’hôtels avenants, mais pas non plus de protection ni de garantie pour les danseuses-prostituées. Ainsi les jeunes femmes doivent évaluer leur client et les risques qu’elles peuvent potentiellement courir. Elles peuvent ainsi refuser de partir avec un homme sans avoir à se justifier. Sauf cas exceptionnel, elles sont soutenues par la mama-san. Les danseuses disposent officiellement d’un jour de repos par semaine, mais l’assiduité est faible. Elles sont nombreuses à ne pas se présenter quotidiennement et préviennent rarement de leurs absences. Les heures non travaillées ne sont pas payées. Pour la plupart — et bien que cela puisse varier d’un établissement à un autre — les mama-san attendent d’elles cinq sorties mensuelles au minimum. En deçà de cinq clients par mois, elles doivent payer au bar des pénalités ou risquent d’être renvoyées ; le bar à go-go considère alors qu’il est pénalisé par le manque à gagner sur les sommes à engager pour sortir une femme de l’établissement.
Les sex shows.
Certains bars à go-go se sont spécialisés dans l’organisation de spectacles sexuels. L’attention sociale s’est le plus souvent concentrée sur une activité particulièrement visible, renommée et/ou critiquée : les sex shows. Ces performances sexuelles, réalisées sur scène, sont caractéristiques des offres disponibles à Patpong. Les spectacles sexuels ne se sont développés réellement qu’à partir du début des années 1980. À Patpong, les établissements du rez-de-chaussée ne proposent pas ce type de prestations et il faut, pour y assister, accéder aux bars des étages supérieurs. Les spectacles se déroulent en continu (à partir de dix-neuf heures) ou à heures fixes (deux séances par soir : l’une vers vingt-trois heures, l’autre vers minuit et demie) [10]. Ils sont vantés dans la rue par des rabatteurs qui proposent des petites affichettes plastifiées résumant les spécialités du bar. Le rabatteur qui parvient à convaincre les clients touche une commission (une centaine de bahts environ par client ramené, même si la somme peut varier). Les spectacles peuvent faire l’objet d’une surcharge, même si le plus souvent les établissements se paient sur le prix majoré des consommations. Cette surcharge n’est pas toujours explicitement mentionnée ; pour quitter l’établissement, certains clients doivent parfois s’acquitter d’une note très supérieure à leurs attentes et la présence de la police touristique a été pensée pour limiter ces pratiques.
Les shows se sont progressivement diversifiées ; ils portent le nom des objets introduits dans le vagin des danseuses (banana show, razor show, needle show, etc.) ou des performances proposées (fuck show, lesbian show, etc.). Ils sont le plus souvent réalisés par une femme seule, parfois en duo lesbien, plus rarement en couple hétérosexuel [11].
Les femmes qui acceptent de participer à ces spectacles sexuels touchent un sursalaire, d’un montant variable. Dans les bars les moins fréquentés, il ne dépasse pas les 2000 bahts par mois ; mais les tarifs dépendent beaucoup de l’âge, du physique et des prestations réalisées : un jeune couple m’a ainsi affirmé être payé jusqu’à 500 bahts par personne et par représentation pour un fuck show. À Patpong, les femmes qui participent aux spectacles tendent à être moins bien considérées que les simples danseuses. Signe des hiérarchies internes qui existent dans le quartier, les danseuses-prostituées des bars à go-go que j’ai pu interroger m’ont souvent affirmé « qu’[elles], [elles] n’accepteraient jamais les shows », « qu’[elles] étaient danseuses » et que « ça, [elles] ne le feraient pas ». Les sex shows — et principalement les spectacles en continu moins rémunérés — emploient effectivement des femmes à la moyenne d’âge plus élevée que les danseuses de bars à go-go (environ une trentaine d’années) ; moins belles, moins jeunes, elles ne sont pas « sorties » par des clients. Les shows sexuels correspondent à l’une des rares situations à Patpong où, à l’image des clubs de striptease, la clientèle paie pour voir du sexe mais ne pas en avoir (Frank, 2003).
Les beer bars.
Si les principaux bars à go-go se concentrent sur Patpong 1, Patpong 2 abrite davantage de petits établissements ouverts sur la rue, moins directement orientés vers une transaction sexuelle rapide : les beer bars ou « bar à bières ». Ces bars proposent de tisser des relations moins explicites mais tout aussi codifiées. Le client s’assoit au comptoir, où il commande généralement une bière — d’où le nom donné à ce genre d’établissement. Ils sont alors abordés par des jeunes femmes avec lesquelles ils peuvent discuter. Si le beer bar est d’une taille importante, ces jeunes femmes sont salariées. Mais le plus souvent, il s’agit en réalité de personnes ne recevant pas de salaire régulier et qui travaillent comme prostituées « free-lance ». La plupart du temps, elles paient d’ailleurs leurs consommations lorsqu’elles sont seules. Bien qu’elles puissent parfois changer de bar, elles tendent à s’installer pour plusieurs mois au comptoir d’un beer bar. Ces établissements appartiennent pour la plupart à des expatriés. Mais ces propriétaires sont très peu présents et laissent les femmes salariées gérer le bar au quotidien.
Si elle possède un niveau suffisant d’anglais, la jeune femme qui accompagne les clients peut tenter d’engager la conversation ; sinon, des distractions sont disponibles. La majorité des beer bars de Patpong diffusent ainsi des matchs de football du championnat européen dans des télévisions situées à l’arrière du comptoir. Si le client suit le match, la jeune femme se contente de lui caresser de temps à autre la cuisse et de veiller à ce qu’il consomme régulièrement. Elle se fait également offrir des verres, sur lesquels elle touche un pourcentage. Elle peut gagner jusqu’à 100 bahts par verre offert (2 euros), les consommations s’échelonnant entre 150 et 200 bahts (3 à 4 euros). Si le client ne suit pas le football ou s’en désintéresse, elle lui propose des jeux, le plus souvent un Puissance 4, dont plusieurs plateaux sont disponibles derrière le comptoir. Les établissements les plus grands peuvent proposer des billards. Les parties engagées sont systématiquement pariées : le perdant doit inviter l’autre et lui payer une consommation. Les jeunes femmes sont entraînées et perdent rarement, mais dès qu’elles voient qu’un client peut les battre, elles arrêtent de jouer immédiatement de peur de perdre trop d’argent. Si elles proposent le plus souvent aux clients occidentaux des bières locales, elles demandent quant à elles des boissons non alcoolisées. Restées plus vives, elles peuvent ainsi proposer paris et jeux de manière régulière et gagner de plus en plus d’argent la soirée avançant.
Si les deux parties le désirent, la soirée peut se conclure par un acte sexuel monnayé, à des tarifs un peu inférieurs à ceux des bars à go-go, de 1000 à 2500 bahts pour un short-time, et il n’y a pas de bar fine à payer. Les tarifs n’évoluent d’ailleurs pas en fonction des pratiques sexuelles — qui ne sont jamais détaillées et prévues en amont — mais du physique et de l’âge de la prostituée. Ainsi, à l’inverse des interactions client-prostituée de rue, les interactions client-prostituée de bar sont basées sur une euphémisation initiale du caractère marchand de l’échange. Une jeune femme trouverait totalement grossier et déplacé qu’un client se renseigne directement sur les tarifs ou les offres sexuelles. Là encore, une phase de « séduction » doit systématiquement être respectée ; d’une durée variable, elle est systématiquement employée à la maximisation des profits. La clientèle des beer bars tend à être plus âgée que celle des bars à go-go, et la part de la population expatriée est plus importante.
Les espaces récréatifs.
Pour finir, tout un ensemble de relations sexuelles commerciales se déroulent de manière moins explicite au sein des nombreux « espaces récréatifs » qui caractérisent le quartier. Par espace récréatif, j’entends ici les établissements qui, s’ils ne proposent pas d’offres sexuelles directement tarifées, facilitent la réalisation des rencontres entre occidentaux et Thaïlandaises potentiellement intéressées par la rétribution de services sexuels.
Il s’agit le plus souvent de restaurants, de bars ou de discothèques dans lesquels les touristes ou les expatriés rencontrent des jeunes femmes venues passer la soirée. Souvent minorées, voire occultées, les relations qui s’y déroulent sont apparues comme particulièrement révélatrices des enjeux qui traversent la sexualité commerciale dans le tourisme. À la marge de la catégorie « prostitution », ces relations semblent échapper à l’analyse. En effet, même si elles sont traversées par l’intérêt économique, elles ne sont pas systématiquement rémunérées en espèces, facilitent le développement de relations affectives (Cohen, 1986) et sont recherchées tant par les farangs (les occidentaux) que par certaines jeunes femmes. Par exemple, les serveuses des bars non sexuels de la rue sont régulièrement invitées et séduites par des visiteurs avec qui elles entretiennent des liens sexuels et/ou affectifs, d’une durée variable et dont elles tirent bénéfice. Elles sont pourtant absentes de la majorité des discours sur la sexualité commerciale et n’apparaissent qu’épisodiquement dans les analyses sur le tourisme sexuel.
Enquêter sur ce type de relations impose une présence longue sur le terrain. Et c’est davantage par la fréquentation régulière des bars du quartier que j’ai pu accéder à ces échanges, notamment par la visite régulière d’un établissement nommé Twilo. Ce bar ne propose aucune offre sexuelle ; il rencontre pourtant un réel succès et correspond à ces espaces de Patpong qui cherchent à séduire — et fidéliser — une clientèle jeune et occidentale. Une jeune femme appelée Touk y travaillait comme cashier (elle tenait la caisse centrale et gérait les revenus journaliers des consommations). C’était l’une de mes élèves à Empower. Nous sommes très vite devenus amis et elle s’est prise au jeu de l’enquête sociologique. Je la rejoignais souvent en début de soirée. J’arrivais à l’ouverture de Twilo, vers dix-neuf heures, et je m’asseyais au bar 1 pour observer les échanges.
Twilo est un établissement simple mais grand : un carré d’une dizaine de mètres de côté, largement ouvert sur la rue, à l’angle de la première ruelle qui unit Patpong 1 et 2. Des tables sont disposées sur une terrasse ouverte sur la rue principale et deux bars accueillent les buveurs, qui consomment bières et cocktails. Mais Twilo est surtout réputé pour sa « scène » : tous les soirs de la semaine un groupe joue des reprises de hip-hop commercial ; quatre ou cinq musiciens — occidentaux en majorité — jouent ainsi pour la clientèle. L’endroit, quasiment désert en début de soirée, se remplit progressivement à partir de vingt-deux heures et se retrouve finalement surchargé, notamment les vendredis et samedis soirs. Twilo, conformément à la loi thaïlandaise et comme tous les bars de Patpong, ferme officiellement à deux heures du matin, même si, certains soirs, des pots-de-vin versés aux policiers du quartier permettent de reculer l’heure de la clôture. J’ai progressivement rencontré serveuses, barmen, cashiers ou clientes thaïlandaises habituées qui, une fois leur confiance accordée, ont accepté de m’accorder des entretiens. À travers Twilo, et grâce à l’aide de Touk, j’ai ainsi pu accéder à des logiques dissimulées derrière l’extériorité spectaculaire des offres plus explicites. Et une fois accoutumé aux logiques observables, j’ai pu retrouver dans d’autres bars, discothèques ou restaurants du quartier des jeux similaires.
Les femmes qui travaillent dans ces « établissements récréatifs » sont plus jeunes, moins expérimentées, plus timides, mais également plus mobiles, moins familiarisées avec Patpong, et surtout elles ne se considèrent pas comme des prostituées ou des sex-workers (Roux, 2007). La commercialisation des offres sexuelles n’est pas explicite mais relève plutôt de négociations fines et d’évaluations réciproques qui s’écartent des échanges codifiés des beer bars ou des bars à go-go. Les échanges monétaires ne sont d’ailleurs pas systématiques. Ce type d’échanges économico-sexuels s’avère extrêmement fréquent à Patpong et se caractérise par la forte intrication des relations commerciales et affectives. Ces « prostituées amateurs » décrivent ainsi des relations multiples où la question de l’affection contraste avec l’image construite du tourisme sexuel. Mot a 19 ans ; elle est serveuse dans un bar du quartier, où je l’ai rencontrée en juillet 2005. Elle est arrivée à Bangkok à l’âge de 14 ans, de Nakhon Sawan, pour travailler dans un restaurant thaï avant d’intégrer pour six mois une usine de fabrication de crayons. Les conditions de travail difficiles l’ont convaincue de quitter ce poste pour entrer comme barmaid apprentie dans un bar à go-go du Nana Entertainment Plaza, l’un des autres quartiers de prostitution occidentale de la capitale. Sur les conseils d’une amie, elle a quitté Nana pour Patpong, où elle travaille dans un bar non sexuel depuis quatre mois. Timide, naïve et réservée, elle décrit alors les récentes relations qu’elle entretient avec des occidentaux :
Quand tu sors avec des étrangers, est-ce qu’ils te donnent de l’argent ?
Bill m’a donné de l’argent quand je suis rentrée chez moi, 1000 bahts. Quand je suis sortie avec les deux Anglais [en même temps], ils m’ont payé le taxi.
Mais avant de sortir avec eux, tu savais qu’ils allaient te donner de l’argent ?
Je ne savais pas combien ils allaient me donner, mais je savais qu’ils allaient m’aider pour le taxi.
Ils t’avaient dit quoi ?
« Allez, on va voir un film, on va s’amuser [pay thiaw], et après on rentrera en taxi. »
Et tu savais avant d’aller au cinéma qu’ils allaient te donner de l’argent ?
Non, l’argent, je ne savais pas…
Et ils t’ont fait des cadeaux ?
Oui, surtout des vêtements pour moi…
Celui qui avait 29 ans, qu’est ce qu’il t’a acheté ?
Il a payé le cinéma et m’a offert un sac.
Celui de 37 ans ?
Il m’a donné les 1000 bahts, et m’a aussi acheté des vêtements. Un jean… [sourire]
Tu leur avais demandé les vêtements ?
Quand on est sorti, ils m’ont demandé de quoi j’avais envie ; j’ai dit des vêtements, alors on est allé en chercher, et ils m’ont aussi donné un peu d’argent.
Et qu’est-ce que tu as ressenti lorsqu’ils t’ont offert des cadeaux ?
J’étais vraiment contente.
Et tu as pensé quoi d’eux ?
Qu’ils étaient gentils/bons [chay dee] et qu’avec eux c’était bien parce qu’il n’y avait pas nécessairement du sexe.
Et s’il y en avait eu ?
Mais il n’y en a pas eu.
Mais s’il y en avait eu, tu aurais pensé quoi ?
[silence gêné ; rires] Pareil, qu’ils étaient chay dee.
À l’automne 2006, soit près d’un an après ce premier entretien, Mot se faisait régulièrement entretenir par un nombre important d’occidentaux (une dizaine déclarée). Sa maîtrise de l’anglais s’était fortement améliorée et, si elle avait conservé son emploi de serveuse pour quelques nuits par semaine, son niveau de vie avait augmenté. Elle avait notamment déménagé pour habiter seule, abandonnant la colocation à laquelle elle était économiquement contrainte. Elle avait également investi dans des biens de consommation ostentatoires (téléphone portable, vêtements de marque, lunettes de soleil, etc.) qui contrastaient avec la réserve apparente qu’elle affichait précédemment. Sa petite sœur, récemment venue vivre à Bangkok, travaillait alors également comme serveuse du quartier.
Le récit de Mot est un récit typique d’une part importante des relations qui se concluent à Patpong. Une analyse approfondie de ces échanges est en cours ; elle ne peut malheureusement pas prendre place dans le cadre de cet article car elle nécessiterait des développements trop importants. Mais leur simple évocation rappelle la complexité des pratiques et leur difficile catégorisation. Les logiques qui sous-tendent la prostitution dans le tourisme ne sont pas que des logiques de domination économique. Le tourisme sexuel n’est pas le produit mécanique de la rencontre — nécessairement inégale — entre un touriste du Nord et une femme du Sud. Au contraire, les échanges prostitutionnels prennent place dans un environnement national et interfèrent avec une réalité locale en fonction desquels ils prennent sens (Brennan, 2004 ; Formoso, 2001). Ils entrecroisent ainsi sentiments, intérêt et morale dans des contextes socio-culturels différents et s’avèrent d’une complexité bien supérieure à la seule rhétorique de « l’exploitation » à laquelle ils se sont trop souvent réduits.
Penser les échanges économico-sexuels en intégrant la diversité des espaces permet ainsi de critiquer la notion de « tourisme sexuel ». En effet, les femmes travaillant comme masseuses dans des massage parlors, danseuses dans des bars à go-go, voire accompagnatrices « free-lance » de beer bars, sont souvent désignées comme les « prostituées » de Patpong. Mais le sexe commercial ne se limite pas à ces cas les plus visibles, bien au contraire. Les relations nouées à Twilo ou dans les établissements récréatifs qui fonctionnent selon des logiques similaires remettent en question la définition même de la prostitution. Sans être fondés sur une relation contractuelle explicite, ces échanges amoureux, affectifs ou sexuels partagent pourtant une même expérience du pouvoir ; ils mettent en relation des agents inégalement dotés et s’inscrivent dans un rapport de domination. Les relations s’inscrivent ainsi dans une dynamique transactionnelle où des hommes compensent l’accès à la sexualité féminine et des femmes tirent un bénéfice (matériel ou symbolique) d’une relation qui les contraint. Et si, pour les agents, le caractère non systématique des échanges monétaires peut sembler exclure ces relations de la catégorie « prostitution » (Zelizer, 2005), il importe au contraire de les penser dans une même dynamique non pas pour saisir le phénomène à partir de catégories morales (prostitution, tourisme sexuel, etc.), mais bien davantage pour mettre en question les catégories à partir des relations qui s’observent.
Les jugements sur Patpong se concentrent le plus souvent sur les pratiques les plus visibles et/ou choquantes. Mais la description du quartier donne à voir un monde où les pratiques s’articulent le long d’un continuum commerce-sexualité qui unit des réalités en apparence distinctes. Night Bazaar, espaces récréatifs, beer bars, bar à go-go, sex shows ou établissements à consommation sexuelle directe, tous ces espaces sont interdépendants et permettent d’offrir aux visiteurs une pluralité d’expériences qui explique la diversité des publics. En plus des hommes occidentaux auxquels on réduit trop souvent le quartier, on retrouve ainsi à Patpong des femmes, des familles, des touristes asiatiques, des jeunes expatrié-e-s ou des client-e-s thaïlandais-es qui viennent se divertir selon des modalités spécifiques.
Il ne s’agit pas de banaliser la violence des échanges ou de dédramatiser les conditions d’exercice de la prostitution en rappelant la complexité des échanges. Mais en proposant un article descriptif qui rappelle la diversité des conduites, il devient possible de saisir Patpong comme un espace exemplaire non plus de l’horreur de la marchandisation des femmes mais, au contraire, de la complexité de l’intrication entre commerce et sexualité. Certes, les relations disponibles sont organisées et rationalisées ; mais la prise en compte de leur pluralité empêche de réduire la compréhension de la prostitution dans le tourisme à sa forme la plus violente. Si Patpong ne peut se réduire à la simple interface entre une offre et une demande sexuelle, c’est à une anamnèse du tourisme sexuel comme catégorie qu’il faut procéder. La démarche ethnographique révèle alors sa dimension critique : le rappel à la complexité du terrain empêche de limiter ce qui s’observe à la catégorie unifiante et misérabiliste de « tourisme sexuel ». L’analyse de Patpong révèle bien davantage qu’un tourisme mondialisé qui intégrerait la sexualité féminine aux biens consommables. Le quartier appelle à s’interroger sur les unions, les affects ou les représentations croisées qui rendent possible les échanges. De même, les interactions — dont la complexité n’a pu être qu’abordée — ne peuvent se limiter au seul paiement d’un service sexuel. Au contraire, l’analyse du quartier interroge la diversité des biens qui s’échangent, les circulations — locales ou internationales — qui les encadrent ou les modes de rémunérations financiers, matériels ou symboliques qui expliquent le succès et la reproduction des relations. La mise en question du tourisme sexuel appelle enfin à penser ou repenser la prostitution et ses modes d’appréhension (à différentes échelles), soulignant une fois de plus la permanence des jugements implicites dans la séparation des pratiques entre moral et immoral. Cette mise en question reste à produire. Mais la description des pratiques et de l’espace s’inscrit dans cette démarche critique et entend participer à la problématisation des relations, au-delà de leur seule condamnation.