Fouiller et exhumer les archives (celles de la « voix de la France », notamment), regarder des heures d’enregistrement d’émissions produites par la télévision (dans « sa mission d’informer » officielle), analyser des images électroniques et des bandes sonores, retenir des intonations, des contractions et des décontractions de candidats, des performances inédites ou des bons mots de présidents de la République, enfin observer l’évolution des attitudes des personnels de gouvernement, de 1930 à nos jours, vis-à-vis des médias, telle a été la tâche que s’est donnée Christian Delporte, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles. Et lire cet ouvrage, c’est évidemment s’arrêter sur ce travail gigantesque de dépouillement, s’interroger sur le rapport entretenu par l’historien avec les archives, sur les méthodes de « lecture » de ces matériaux, sur les soupçons que l’on peut avoir d’y lire ou non immédiatement la vérité d’une histoire qui nous est encore si proche. Mais, l’auteur se confie peu sur ce plan épistémologique. Dommage. Cela aurait permis de croiser des sources du travail et de dessiner mieux le fil conducteur de l’ouvrage. D’ailleurs, il conçoit l’histoire moins comme un moment de recherche de la distance à construire avec le passé, que comme narration, au fil d’une plume alerte, des détails d’une série d’anecdotes portant sur la question de l’information politique plus ou moins verrouillée par le pouvoir d’État, « peopolisation » des personnels dirigeants comprise.
Bien sûr, l’ouvrage rappelle quelques épisodes célèbres (Georges Marchais à la télévision, le premier Chirac, Mitterrand et Giscard d’Estaing…, tous épisodes passés et repassés à la télévision un nombre incalculable de fois), conte aussi quelques éléments ignorés (des préparations ratées, des erreurs cachées), des interventions directes du ministre de l’Information dans les émissions de télévision (il disposait, en 1960, d’un bouton d’appel direct du président de la chaîne de télévision), des rectifications cachées sur des images enregistrées, des propos réenregistrés après avis des uns et des autres ― notamment le fameux « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant “l’Europe ! l’Europe ! l’Europe !”, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien », du Général de Gaulle, qui fut au premier jet « Il y a quelques enfants de chœur qui ont bu dans leurs burettes [c’est Lecanuet, Ndlr] et qui crient…. » (mais le secrétaire de l’Élysée s’appelle Étienne Burin des Roziers et le Canard Enchaîné le surnomme depuis longtemps « Burin des Burettes », alors on fait recommencer le Général). Le fait de raconter n’est pas le fait d’expliquer. Évidemment, encore, on suit pas à pas la manière dont les candidats aux élections s’habituent à l’œil inquisiteur de la caméra, s’adonnent progressivement à l’excellence d’une communication maîtrisée, mais si la télévision effectivement rentre avec force dans la vie politique et la vie des Français, le phénomène reste encore à conceptualiser.
On se demande d’ailleurs, au regard de certaines pages du livre, si l’historien n’est pas un peu fasciné par son sujet, s’il ne cède pas au mythe qu’il dénonce en quelques moments d’une toute-puissance télévisuelle. Disons que les équations : passer à la télé, obtenir une grande écoute et gagner les élections est sans aucun doute un peu simpliste. Si les fonctionnements idéologiques étaient si mécaniques, il est bien clair que les gagnants politiques devraient parfois en être d’autres que ceux qui nous gouvernent. D’une sociologie ou d’une socio-histoire de l’impact (des médias sur les consciences), on ne tire pas toujours de bons résultats. Sans doute pouvait-on au moins la combiner avec une sociologie de la connivence, au moins, pour avancer un peu dans le débat. Et même, il était encore possible de penser autrement l’adéquation entre le public et l’émission regardée.
Pour le chercheur en sciences sociales, cet ouvrage offre deux possibilités de lecture : la première, la plus proche de la lettre du texte, consiste en une lecture qui cherchera à puiser des renseignements plus ou moins inédits dans l’abondante documentation brassée, d’ailleurs dans un ordre strictement chronologique. On s’y repère donc facilement. Entre scènes de la vie ordinaire des hommes de gouvernement telle qu’elle est transcrite dans les médias, et scènes de campagnes électorales, entre soin pris à son image et introduction d’un véritable marketing politique, entre promotion électorale et experts mobilisés pour fabriquer des documents d’illustration diffusables dans le grand public, tout un répertoire nous est offert qui donne largement matière à penser, voire à travailler autrement. La seconde lecture, plus éloignée du texte, consistera à repenser cette matière mais dans un ordre de pensée autre, et dans une configuration intellectuelle plus conceptuelle.
Et, à cet égard, nous encourageons vivement nos lecteurs à lire l’un à côté de l’autre cet ouvrage et celui de Nicolas Mariot, Bains de foule, Les voyages présidentiels en province, 1888-2002 (Paris, Belin, Coll. Socio-histoire, 2007), que nous avons aussi chroniqué ici même (EspacesTemps.net) . La comparaison est intéressante sur le seul plan méthodologique, même si, d’ailleurs, l’objet de la recherche peut lui aussi être mis en parallèle, notamment dans les allusions faites aux voyages présidentiels (p. 101 sq). Chacun finit par le préciser : « ce qui compte, ce sont les images de bains de foule,… auxquels chaque téléspectateur peut s’identifier » (p. 104). Et le premier jeu de comparaison obligerait à interroger un propos, celui de Delporte, qui traite la télévision uniquement comme un moyen de communication, selon un mode de pensée sociologique sans aucun doute un peu dépassé (le modèle des mass médias, à la Mac Luhan). Or, avec Mariot se déploie un autre modèle de réflexion, jouant sur la fabrication des regards et de la réception, jouant aussi sur les connivences entre institutions, qui a certainement une plus grande force de dévoilement.
Mais revenons au livre de Christian Delporte. Si l’Assemblée nationale désormais dispose d’un budget pour la formation des députés aux médias et à l’intervention publique, c’est que les conclusions de ces soixante-dix-sept dernières années de confrontation entre hommes de gouvernement, médias et public ont été tirées ; et qu’au passage, le public, qui n’est presque jamais cité dans cette étude n’est plus du tout le même (quant à sa formation). Pourquoi soixante-dix-sept ans, parce que tout commence en 1930 ? Auparavant, les personnels de gouvernement jugent les médias avec mépris. On estime que les représentants des partis n’ont pas besoin de s’y exprimer. Et que le Président de la République ne peut s’abaisser à parler dans un micro. Le protocole d’ailleurs ne l’accepte pas. Pourtant, il va bien vite falloir se rendre à l’évidence. Exemples de l’Allemagne et des États-Unis aidant, l’affaire va se nouer autrement. La remarque s’impose : l’audience potentielle et instantanée d’un message politique à la radio est sans commune mesure avec celle des instruments traditionnels de la propagande. Le public passe de centaines à des milliers de personnes. L’écoute qui fut d’abord collective (on se réunit encore longtemps en famille autour du poste de radio ou de télévision) devient rapidement individuelle.
Les propos changent alors, mais dans toute leur teneur. À la tribune d’un meeting, on s’agite, on fait de grands gestes, on tombe la chemise. À la radio, plus d’effets de ce genre. Il faut en apprendre d’autres, y compris dans le style rhétorique : la période latine, apprise dans le système scolaire ne passe pas sur les ondes. Le lyrisme, de même, tourne vite au ridicule. Et le cri peut passer pour une agression. L’émotion, en revanche, demeure (cas célèbre de Georges Pompidou face à une question [prévue] d’un journaliste concernant l’affaire Gabriel Russier).
Tout est à réapprendre face aux médias, y compris l’exercice du contrôle d’État, l’art des questions téléguidées et des condamnations.
De Gaulle aura donc été le premier homme politique à totalement intégrer la télévision dans sa stratégie de communication. Il fait même mieux que de s’adapter à l’outil télévisuel, il lui imprime son style. Sondages, publicités et magazines accompagnent les nouveaux médias. Marcel Bleustein-Blanchet et Jean-Jacques Servan-Schreiber restent des noms incontournables de l’orientation des différentes communications gouvernementales. Mendès-France cultive la familiarité avec l’auditeur, il n’enregistre pas en studio, mais chez lui, ou à Matignon, ou dans sa maison de campagne. Chacun adopte un style différent : mots usuels ou non, exposés par phrases courtes ou plus longues, …
Enfin, l’ouvrage se consacre à la litanie des choses vues et connues : les innombrables « Laissez-moi parler, je ne vous ai pas interrompu » des débats télévisés, les différents coups de théâtre des passes d’armes électorales, les « vous n’avez pas le monopole du cœur », et autres « fractures sociales », remises au jour constamment. Le lecteur les retrouvera avec plus ou moins de bonheur, selon l’état de sa mémoire. Au demeurant, un lecteur jeune puisera là toutes les informations nécessaires à sa compréhension de périodes non vécues.
Pour terminer par un classique, l’auteur affirme donc en un mot que l’homme politique est devenu un professionnel des médias, au fil du temps (de soixante-dix-sept ans), familier des micros et caméras. Il est désormais comme chez lui sur un plateau de télévision et participe avec talent au spectacle souhaité par ceux qui l’invitent. On voit effectivement bien se décliner une « évolution » qui, de André Tardieu déclamant son discours à la radio à Guy Mollet apprenant par cœur son texte comme un comédien pour une représentation d’un soir, en passant par de Gaulle se faisant applaudir par des journalistes ravis du spectacle donné et Mitterrand se confiant à la télévision, nous montre comment les hommes politiques ont incorporé les impératifs des institutions médiatiques, sans jamais les contester finalement.
Devaient-ils s’y soumettre ainsi ? La question mérite d’être posée, si l’ouvrage ne la pose pas. Car, au mieux, les hommes politiques « résistent » à la télévision en fonction d’humeurs, ou de leur conception de soi. Et la question mérite d’autant plus d’être posée que l’ouvrage ne donne pas à penser une matière non moins importante, mais qui ne ressurgit nulle part, celle qui concerne tous ceux qui auraient voulu faire de la télévision autre chose que ce qu’elle est désormais, au regard de la politique. Il y en eut ! Pour la même période. Mais ils n’existent apparemment pour aucun archiviste et pour aucun historien.
On se contentera donc d’apprendre dans cet ouvrage qu’à la télévision, dans la « communication » (c’est le terme médiatique même), se joue le besoin de parler à l’opinion, de lui exposer une action (mais pas de l’expliquer), puis de la séduire, mais moins sûrement de la convaincre avec des raisons. Le cœur de l’affaire est d’apprendre à occuper l’espace de la télévision, sans s’exposer directement. Soit.
Christian Delporte, La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours, Paris, Flammarion, 2007.