La nouvelle vient de tomber, inattendue : Socrate est traduit devant le tribunal ! C’est comme un coup de tonnerre dans l’esprit de Platon, qui décide de réagir en écrivant l’Apologie de Socrate. Il ne se contente pas de souligner le côté factice de l’affaire. Il en profite pour régler ses comptes avec les accusateurs et avec cette Athènes qui se veut l’« École de la Grèce ». Manifestement, elle ne sait pas déjouer les pièges d’une opinion qui célèbre le « moi », s’empare des hommes depuis l’enfance et répand des calomnies sur les citoyens et les philosophes.
Socrate a donc soixante-dix ans lorsqu’il comparaît devant la cour de justice. Les chefs d’accusation : la manière d’exercer sa mission, la perversion de la jeunesse et l’invention de nouveaux dieux. L’accusation proférée, Socrate entreprend la plaidoirie, bien décidé à faire paraître la vérité, plutôt qu’à tenter de séduire les juges. En cela, l’Apologie contribue à définir le statut philosophique d’une parole qui ne doit pas bénéficier aux fanatiques du « moi » et de l’exercice du pouvoir. La parole est l’instrument de la vérité et du dialogue entre les hommes.
Quels arguments présenter pour sa défense ? Socrate reprend les accusations une à une. Sa mission correspond-elle à la sagesse traditionnelle ? L’accusé explique le nouveau sens qu’il confère à la sagesse. Elle ne constitue ni un savoir ni la prétention de tout savoir, comme le croient beaucoup, notamment les politiques, les poètes, les gens de métier. Socrate avoue ne pas pouvoir accepter cette définition répandue de la sagesse : la sagesse ne consiste pas à faire mine de savoir. Elle met chacun à l’épreuve. Elle permet à chacun d’apprendre à se gouverner droitement. Elle se fait examen de soi, ouverture sur une parole juste et vraie.
Est-ce que Socrate pervertit la jeunesse ? Comment entendre cela, de quoi parle-t-on ? Le philosophe n’enseigne rien, n’a pas de disciples. Où est alors la perversion ? Dans le fait que les hommes qui discutent avec lui se détournent de l’opinion ? Si tel est le cas, autant conclure que cette perversion est positive.
Socrate invente-t-il de nouveaux dieux ? Tout dépend de ce que l’on entend par là. Certes, à des divinités mythologiques il substitue son célèbre « démon ». Mais, n’imaginons pas en cette figure un quelconque être réel. Ce démon définit le souci constant d’une tâche à accomplir : n’avoir qu’une seule conduite, examiner sans cesse ses actions, dialoguer constamment et cheminer vers la vérité.
Bien sûr, on peut se demander quelle est, dans ce récit, la part de la vérité et celle du mythe construit par un Platon dont on sait qu’il n’a pas assisté à ce procès. On peut aussi décider de lire ce texte sans souci de la vérité historique. Ce qui importe, c’est d’y reconnaître la mise en scène d’un conflit majeur destiné à traverser toute l’histoire de la philosophie : l’opposition violente et constante entre l’opinion ou le « moi » et la philosophie.
Christian Ruby et Jean-Paul Scalabre (dir.), PhiloGuide 2004, Paris, Quintette, 2003. 133 pages. 13 euros.
A propos du PhiloGuide 2004, voir également en ligne sur EspacesTemps.net :
la présentation d’ensemble du PhiloGuide 2004 (par René-Eric Dagorn) ;
l’article « La parole comme instrument de la vérité : l’Apologie de Socrate » (par Louis-David Delahaye) ;
l’article « Comprendre le mal extrême : Les Origines du totalitarisme (1951) » de Hannah Arendt (par Christian Ruby) ;
l’article « Brider les forces du chaos : La paix perpétuelle (1996) de Jürgen Habermas » (par Christian Ruby).