Les attentats parisiens du 13 novembre constituent un événement mondial à plusieurs titres : des attentats commis par un groupe multinational dans une ville-Monde, un crime contre l’humanité, un retentissement planétaire. Comme souvent, ce qui est mondial est aussi interscalaire et nous parle aussi de ce qui n’est pas mondial, ici : Paris, la France, l’Europe. Ces échelles entrelacent une multiplicité de métriques et beaucoup d’entre elles se déploient dans l’événement, un fait social total de la société-Monde.
L’hypercentre intime.
On ne sait pas si les terroristes ont précisément visé les 10e et 11e arrondissements de Paris en raison de leur spécificité. Peut-être ce quartier présentait-il l’avantage d’être très animé et moins surveillé que les lieux emblématiques du pouvoir ou du tourisme. Après l’attentat, les observateurs ont été frappés par la cohérence des lieux visés et de ceux qui, en ce vendredi soir, les habitaient.
Cette portion de Paris vit une sorte d’état de grâce de l’urbanité. Une mixité sociologique présentant un niveau de diversité comparable à celle de la société francilienne dans son ensemble. On sait que, contrairement à une idée reçue, le maximum de diversité socio-économique se rencontre dans un ensemble qui comprend l’essentiel de Paris intra-muros (sauf l’Ouest) et la plupart des communes de la très proche banlieue. Beaucoup d’étrangers, beaucoup d’habitants modestes cohabitent avec des « bobos » (bourgeois-bohèmes), mais aussi un grand nombre des « paubos [1] » (pauvres-bohèmes), c’est-à-dire des personnes à faible revenu opérant dans des professions créatives et valorisant une localisation urbaine particulière, au prix de sacrifices financiers non négligeables. S’y ajoute un équilibre fonctionnel entre les dimensions résidentielle et non résidentielle de l’habiter : il y a des résidents, mais aussi des travailleurs et des visiteurs.
En prétopologie, un lieu est une intersection entre zones qui ne laisse à aucune zone un « intérieur », c’est-à-dire un secteur sans échange avec les autres zones. Selon le point de vue adopté, on constatera que l’Île-de-France est un lieu, que Paris est un lieu ou que le centre de Paris (l’hypercentre de l’espace métropolitain) est un lieu. Ce quartier est donc un morceau du lieu-Hypercentre, mais avec une tonalité spécifique. Il échange avec le reste de l’aire urbaine, car il est attractif et ses résidents sont eux-mêmes très mobiles, mais le point d’équilibre entre ces deux mobilités donne une large place aux spatialités centrées sur le domicile.
Il s’agit d’un quartier encore relativement peu touristique (même si la movida du canal Saint-Martin est désormais entrée dans les guides), et les commerces de la vie quotidienne y sont nombreux. Le point d’équilibre entre intériorité et extériorité penche vers le premier terme. En effet, on trouve dans ce quartier un grand nombre de points d’attraction, de cafés, par exemple, dans lesquels on donne rendez-vous en bas de chez soi et non près du travail ou dans un hub connexe à tous. Autrement dit, l’espace public de ce quartier reste davantage une extension du domicile que du travail et cela lui donne un caractère presque casanier qui se combine à la mondialité de ses fréquentations. On trouve des configurations similaires dans d’autres villes mondiales, la force de ce quartier étant d’être à la fois relativement massif (des centaines de milliers de résidents et plus, si on prend en compte des quartiers similiaires du centre-est de Paris), mais totalement intégré à l’hypercentre.
Appelons cet espace « l’hypercentre intime » de Paris. « Intime », non parce qu’il serait moins public, mais parce que l’espace public y est tellement évident pour ceux qui le pratiquent qu’il est une invitation à y ouvrir les mondes les plus intérieurs de son moi à lui-même ou à ses proches. Fondamentalement, tout espace public permet cela. Ici, c’est plus simple et c’est plus visible.
Coprésence : que la force du lien faible soit avec toi.
Plus généralement, c’est vrai, le café parisien est une sorte d’épure. Il est différent du café thématisé (bar à alcools, bar à café, Starbuck’s, café-salle de jeu, café-fumoir, café masculin). Sa force, c’est d’être un rassemblement aléatoire de profils psychosociologiques divers et de motivations variées (boire un café/boire de l’alcool, seul/en groupe, travailler/se distraire, parler/regarder). Dans tous les cas, l’« inattention civile » telle qu’Erving Goffman l’a décrite protège l’intimité intra- ou inter-invidividuelle.
On remarque que l’espace public a redéfini son « métier » face à la montée des pratiques numériques. Tandis que, devant son écran, on ne court aucun risque direct pour son intégrité physique, quand on sort dans la rue, on engage son corps fragile, au risque de la violence. La plupart du temps, il ne se passe rien de grave, parfois une bousculade, une insulte, un regard mauvais, mais il y a toujours, dans le choix d’être présent dans un espace public qui est en même temps une contribution à ce que cet espace soit effectivement public, un engagement vis-à-vis des autres, un pari que cet engagement en vaille la peine, la promesse que l’on se fait à soi-même que, d’une manière ou d’une autre, il se passera quelque chose d’intéressant. Le 13 novembre, la valeur de l’espace public a été soudain augmentée et, les jours suivants, les flâneurs des 10e et 11e arrondissements disaient, par leur présence, qu’ils étaient prêts à payer ce prix. Après la nuit de terreur, l’intense activité sur le Net montrait une fois de plus que, en tout cas pour ces citadins, coprésence urbaine et télécommunication se complètent bien plus qu’ils ne se substituent l’un à l’autre.
Rhizomes : les spatialités de la société des individus.
Cette force du lien faible est aussi une force productive.
Après le 13 novembre, on pouvait être surpris de constater la quantité de personnes qui, directement ou indirectement, connaissaient des victimes, alors que, à l’échelle de l’espace ouest-européen, français ou même parisien, elles n’étaient pas si nombreuses. Ces individus actifs, mobiles, connectés, donnent l’image d’un rhizome, très étendu et sans limites claires, qu’on regarde de Paris, mais qui s’étend en France (il y a toujours beaucoup de visiteurs du reste du pays à Paris) et de proche en proche dans une bonne partie du Monde, intégrant de multiples réseaux de travail, d’études ou de tourisme.
Les morts du 13 novembre constituent une sorte d’échantillon de la creative class, cette notion proposée par Richard Florida pour repenser les catégories de la sociologie, notamment celle des grandes villes. Dans ce Paris des créateurs, souvent au chômage ou réduits à des gagne-pain précaires, s’inventent les bases du PIB de demain. L’Île-de-France est à cet égard singulière car, avec moins de 20 % de population française, elle concentre environ la moitié des professions de l’innovation (sciences, arts, presse, communication, graphisme, création numérique, etc.). L’un des points-clés de la créativité se trouve dans l’exposition à d’autres perceptions, d’autres images, d’autres idées, et cela ne se passe pas toujours devant un écran, mais aussi dans des rencontres avec d’autres personnes et d’autres registres. L’espace public des grandes villes joue aussi ce rôle.
En somme, les terroristes du 13 novembre ont frappé un espace cognitif et une éthique de l’habiter typique de la société-Monde des individus.
Deux crises, deux échelles.
La géographie des attentats est multiscalaire. À côté de cette dimension métropolitaine, l’événement prend sens d’abord dans l’espace de l’Europe de l’Ouest, mais aussi dans l’ensemble Syrie-Irak. Depuis 20 ans, les caractéristiques types du terroriste opérant en France ou en Belgique sont assez identifiables, avec peu d’exceptions : d’une part, une connexion avec des zones de violence impliquant l’islam radical (Maghreb, Machrek, Sahel), d’autre part, un profil masculin, jeune, banlieusard, une origine maghrébine, un parcours scolaire difficile, parfois des problèmes familiaux et souvent une pratique de petite délinquance. Les attentats du 13 novembre n’ont été possibles que par la rencontre de ces deux espaces, tous deux en crise, chacune d’entre elles complexe. Derrière ce type idéal, il y a donc deux types de géographies qui se rencontrent, avec chacune ses caractéristiques propres.
La première crise est celle du monde arabe, qui se subdivise en deux versants. D’abord, la révolte de la société émergente contre des dirigeants despotiques, corrompus et conservateurs, ce qui a donné les différents mouvements du Printemps arabe. En Syrie, la protestation, d’abord pacifique, contre Bachar al-Assad en est une composante. Le second aspect est le déchaînement de violence en Irak et en Syrie à partir de 2003, déclenché par des événements parfois extérieurs, mais rendu possible par la force des allégeances communautaires, qui articulent principe biologique — clanique ou ethnique — et principe religieux. C’est le cas du déferlement des massacres qui a suivi l’invasion de l’Irak par les États-Unis, mais tout autant la manière dont al-Assad a géré son échec, en massacrant délibérément une partie de son propre peuple.
Daech se trouve à la rencontre de ces deux versants : un changement de pouvoir qui ne peut aboutir, une communauté sunnite humiliée par George W. Bush et menacée par les nouveaux maîtres chiites. En Syrie comme en Irak, le régime despotique cimentait les minorités au nom du risque d’une extermination possible par la majorité. La suite a donné partiellement raison à ces craintes, en partie par le biais d’un pronostic auto-réalisé (self-fulfilling prophecy), c’est-à-dire par élimination préventive des bourreaux potentiels. Au-delà de l’aberrante conduite de l’administration américaine, l’enchaînement des événements montre l’état des sociétés de l’islam occidental, dans lesquelles l’alternative semble toujours être réduite, malgré quelques tentatives avortées, à un pouvoir militaro-islamique (Maroc, Algérie, Égypte) ou islamo-militaire (Soudan, Émirats arabes unis, Qatar, Iran), la troisième option étant le chaos (Irak, Syrie, Libye, Yémen). La Turquie semblait avoir échappé à ce dilemme, mais les tendances récentes la poussent vers la deuxième branche. Après 15 ans de guerre civile (1975-1990) et une paix bâclée qui laisse la part belle aux milices communautaires, le Liban se trouve toujours au bord du gouffre. La Tunisie est à ce jour la seule exception, glorieuse et précaire. La vraie question est la possibilité qu’une société existe, c’est-à-dire qu’au mieux la soumission, au pire l’extermination de la communauté rivale, ne soit pas perçue par les acteurs comme la solution logique aux conflits intercommunautaires. On sait que l’une des raisons de la retenue des forces kurdes en Syrie et en Irak est leur crainte d’être vues non comme libératrices mais comme dominatrices par des populations arabes pourtant sunnites et hostiles à Assad comme elles et souffrant comme elles du joug de Daech. C’est un peu comme si, en 1945, les Français ou les Italiens avaient pris les armes contre les troupes américano-britanniques qui venaient de les libérer du nazisme.
La deuxième crise est celle du futur en Europe. La fin de l’ère industrielle produit un clivage entre ceux qui s’en sortent et les autres, qui se sentent méprisés et — c’est nouveau — inutiles. Les membres des couches populaires ne voient rien de bon dans les mutations contemporaines des systèmes productifs et dans la mondialisation. Ils incriminent, non sans raison, l’hypocrisie de l’État qui, à l’abri de ses discours égalitaires produit une ville qui sépare, une école qui filtre, une société qui n’intègre pas, mais fragmente. La plus grande part choisit les partis populistes xénophobes, qui, en se débarrassant de leurs références aux fascismes, sont en passe de devenir le premier courant politique sur le continent. D’autres, qui sont moins incités par leur parcours familial à penser le pays où ils vivent comme un rempart, sont tentés par la délinquance, le radicalisme islamiste ou, souvent, les deux. La kalachnikov, c’est à la fois l’arme des terroristes et celle des trafiquants.
Ici, la prohibition de certaines drogues joue son rôle, en offrant aux adolescents une alternative tentante à la réussite scolaire et les poussant soit vers la délinquance, soit vers le rejet politique violent du « système », soit les deux. Les émeutes des banlieues françaises de la fin 2005 étaient le fait d’un groupe social qui agrégeait ces différentes motivations et ces différents statuts. Si, en effet, l’on se place du point de vue de la partie de la société qui, en dépit de toutes les recommandations des acteurs de la santé publique, reste cramponnée à une politique de répression de la consommation, il y a quelque chose de suicidaire. La distinction farouche entre les bonnes drogues, les « nôtres » — tabac, alcool — qui tuent en masse leurs consommateurs et les mauvaises, celles des « autres », pourtant suffisamment présentes dans les villes pour enrichir des cartels et des mafias que les polices s’épuisent à pourchasser, a pour effet mécanique de fabriquer une délinquance de masse dans les quartiers populaires. Après beaucoup de répression inutile, la dépénalisation est enfin en marche dans le Monde et pourra un jour assécher cette dangereuse ressource. En attendant, le contraste entre la possibilité de gagner des milliers d’euros sans se fatiguer et le parcours incertain conduisant à rejoindre la classe moyenne crée dans les cités un paysage de la réussite personnelle totalement biaisé. Cette voie alternative vers le succès ne peut exister que dans des ghettos pauvres devenus « zones de non-droit ». Elle contribue à rendre les frontières de ces quartiers infranchissables dans les deux sens.
Les deux versants de cette crise du futur ont des similitudes. En ce sens, les émeutes de 2005 sont le pendant du vote pour le Front national. Chacun a son espace de prédilection : le périurbain et l’hypo-urbain, pour le premier, les ghettos socio-économiques et socio-ethniques des banlieues populaires pour le second. Tous deux ont pour ressort politique commun une exaspération contre les discours pompeux de ce qu’on appelle en France « la République », c’est-à-dire des gouvernements qui discourent sans cesse sur l’égalité, mais font souvent le contraire de ce qu’ils annoncent. C’est une des spécificités de la France par rapport à ses voisins.
Les attentats de janvier et de novembre sont la mise en communication, le point de rencontre spatio-temporel nécessaire de ces deux espaces en crise, car si l’un des deux faisait défaut, soit il n’y aurait pas à l’extérieur de base puissante et protégée, soit il n’y aurait pas de vivier terroriste en Europe de l’Ouest.
Daech, un terrorisme hyperspatial.
Du coup, la sécurité du lieu-France dans l’aire-Monde pose de nouveaux problèmes. Au début de la Guerre froide, on trouvait un territoire borné par une ligne de front, le « camp soviétique », et un territoire-cinquième colonne, celui, très consistant, de l’espace communiste en France. Il y avait la Défense et surveillance du territoire (DST) et les Renseignements généraux (RG). Puis, les communistes français se « gallicanisèrent », les RG étaient devenus un peu ridicules, et on se retrouva dans une configuration « territoire-réseau », avec un Rideau de fer qui s’entrouvrait et des actions d’espionnage aux nuisances limitées, d’où la fusion des deux services en Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, 2008-2014) puis Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Or, nous sommes provisoirement revenus à un dispositif « territoire-territoire », avec Daech au « Levant », en Libye ou au Sahel et les islamistes radicalisés sur place. Dans l’avenir proche, on peut s’attendre à ce que les bases proches-orientales et libyennes s’affaiblissent, mais le djihadisme restera une menace, sans doute fluctuante, au moins latente.
Comme on l’avait vu avec Al-Qaïda, il s’agit de réseaux de style fractal, qui s’organisent de manière comparable à plusieurs échelles articulées entre elles. Autrement dit, ce qui est un lieu (un nœud du réseau) d’un certain point de vue, par exemple le site « France » de Daech, devient une aire (un réseau en tant que tel), quelque chose comme la « Province » (« Wilayat ») de France ou de France-Belgique, de même qu’il y a la Wilayat Sayna, la Province du Sinaï. Il faut donc un système de renseignement qui prenne en compte les capacités de synchorisation (faire fonctionner tous ces lieux ensemble) que possède Daech dans cet ensemble. Celui-ci peut être qualifié d’hyperspatial en ce qu’il associe de manière très fonctionnelle des lieux possédant une forte spécificité comme Al-Raqqah, Mossoul, Ankara, Beyrouth ou Paris et des liens aussi instantanés que possible entre ces lieux grâce à une combinaison de mobilité (on a constaté que les terroristes sont des experts pour se rendre de la Syrie à l’Europe de l’Ouest, et retour) et de télécommunication (téléphonie, Internet). Comme cette menace, dont la mondialité évoluera, pèsera encore pour un temps sur le territoire français et que l’un des nœuds de ce réseau mondial se trouve justement coïncider avec l’un des possibles espaces cibles représenté par le territoire français, il faudra une couverture territoriale exhaustive et une observation précise des quelques milliers ou dizaines de milliers d’individus qui pourraient plonger dans l’action violente. Dans l’expression « sécurité intérieure », la notion d’« intérieur » change donc à la fois d’échelle et de métrique.
Une guerre civile mondiale à basse intensité.
Cela signifie que la notion de « guerre » doit être regardée avec prudence. Si l’on veut dire par là qu’il y a un niveau de violence et de menace pour la société française qui a franchi un seuil avec les attentats du 13 novembre, c’est vrai. Mais on sait par ailleurs que la guerre géopolitique classique, celle qui exprimait la rivalité des États pour la conquête de territoires, ne trouve sa logique que lorsqu’il est possible de saisir des ressources naturelles faciles à prélever (Paléolithique) ou des masses d’hommes inertes (Néolithique). Dans une économie de connaissance et de flux, l’empire coûte plus qu’il ne rapporte et, en Europe, les pays qui sont sortis précocement de la logique géopolitique ont construit un avantage comparatif significatif indéniable. Désormais, les pays les plus développés ne se font plus la guerre. Les conflits les plus meurtriers sont aujourd’hui des violences intercommunautaires dans lesquels l’État joue un rôle périphérique, ou des guerres civiles.
Le recours au vocabulaire de la guerre est impropre quand les ennemis ne ressemblent pas à des États et que l’enjeu n’est pas le contrôle territorial. Dans l’affrontement actuel impliquant le terrorisme islamiste, ce n’est pas un vrai État qui vise et ce n’est pas un État, mais un groupe de sociétés, qui est visé. Ni d’un côté ni de l’autre, l’enjeu n’est en aucune manière la prise de possession durable d’un territoire. Après le 11 septembre 2001, il n’était pas absurde de considérer l’Afghanistan comme la base arrière d’Al-Qaïda et d’en déloger les talibans, mais ensuite, comment éviter leur retour sans s’installer dans la vie politique locale comme un chien dans un jeu de quilles ? Les Occidentaux n’ont pas été très efficaces jusqu’à présent dans la réponse à cette question. Le moment fatal se produit lorsque l’on décide de trouver, coûte que coûte, avec l’Irak de Saddam Hussein, un nouvel ennemi étatique, même si, en dépit du PowerPoint de Colin Powell, il arrive comme un cheveu sur la soupe. Le vocable « War on Terror » est à la fois imprécis et dangereux. Dans le cas du 13 novembre, il l’est d’autant plus que les terroristes sont des Français qui ont appris dans leur quartier, à l’école, dans les foyers ou les prisons leur métier de terroriste. Chasser Daech de Syrie et d’Irak peut ressembler à l’idée que l’on se fait habituellement d’une guerre, mais, comme avec l’Afghanistan d’Al-Qaïda, ce ne sera qu’une phase limitée d’une bien plus longue histoire. Et va-t-on voir un jour Laurent Fabius ou son successeur présenter devant les Nations-Unies un PowerPoint justifiant une action militaire contre Courcouronnes, Chartres ou Saint-Denis ? Sans parler de Molenbeek, qui échappe au champ d’action de l’armée française.
Il est plus juste de caractériser les violences produites par les islamistes radicaux comme la composante d’une guerre civile mondiale. Le type de société dont l’islam est le ciment du Maroc au Bangladesh est menacé par des forces internes de transformation et on assiste à des sursauts de rage qui expriment une haine de l’Occident, mais avant tout parce que ce qu’ils appellent l’Occident est ce mouvement d’émergence d’une société d’individus autonomes, libérés de traditions pesantes et des allégeances communautaires religieuses, mais aussi sexuelles, claniques ou territoriales. Il s’agit donc, de la part de ceux qui recourent à la violence, d’un acte avant tout défensif. Est-il sans espoir ? À long terme, probablement oui, car on voit mal ce qui pourrait empêcher la victoire de l’individu et de la société sur les communautés. À court terme, c’est moins clair, car on observe dans le monde arabe, en Iran ou en Inde, que des sociétés en développement rapide dans certains domaines subissent le verrouillage d’un système communautaire qui réussit à fonctionner grâce à l’articulation des relations interpersonnelles (sexualité, genre, famille) et d’une idéologie religieuse non exempte d’ethnicité ou de nationalisme.
En tout cas, ce conflit porte bien, comme dans une guerre civile, sur des enjeux politiques et même, au-delà, sur le soubassement de valeurs qui organisent la vie sociale. C’est une guerre à basse intensité qui fait plus de victimes au sein des espaces ne disposant pas de scènes politiques pluralistes et ouvertes. Il y a parfois des débordements ailleurs, mais le terrorisme islamique, par exemple, tue pour l’essentiel des musulmans.
Ce n’est pas la première fois que l’on peut caractériser un événement comme une « guerre civile mondiale ». La Seconde Guerre mondiale en était typiquement une, mais en partie brouillée par la composante géopolitique, inter-impériale, du conflit. Aujourd’hui, le brouillage existe toujours, mais il est atténué, car la géopolitique classique se retire, y compris au Proche-Orient où, à part dans l’interminable conflit israélo-palestinien, les enjeux ne se situent plus, pour l’essentiel, dans le contrôle territorial.
Le tableau (Figure 3) classe les attitudes face aux conflits contemporains. L’un des traits habituels de l’extrême gauche européenne est son refus de considérer l’idée que les enjeux de violence supranationale puissent être politiques et non géopolitiques, et de toujours prôner un non-interventionnisme qui peut aussi être vu comme un refus d’aider les porteurs locaux de valeurs progressistes. De son côté, le néoconservatisme américain a montré sa faiblesse en prétendant s’appuyer sur des valeurs, mais sans se soucier que celles-ci soient partagées par les « bénéficiaires » de son action. Il n’est pas toujours facile de distinguer les deux lignes de la colonne de droite. Ainsi, l’intervention de l’ONU en Libye en 2011 ne peut vraiment rester dans la case en bas à droite du tableau qu’à condition d’associer écoute des acteurs et action légitime durable, ce qui ne semble pas avoir été le cas depuis lors.
L’une des caractéristiques de cette guerre civile mondiale, c’est qu’elle n’est qu’un aspect, minoritaire, d’un mouvement historique bien plus large. Le débat sur le modèle de société, qui est l’enjeu du conflit, se déroule de manière le plus souvent pacifique et mesurée. Il y a, c’est vrai, des conflits violents dans lesquels des sociétés revendiquent leur droit à choisir leur destin, en Ukraine face à l’empire russe, au Tibet ou au Xinjiang face à l’empire chinois. Cependant, dans la plupart des cas, la mondialisation, la conscience écologique, la montée en puissance de l’individu et de la réflexivité, le tournant éthique constituent les figures principales d’une dialogique qui touche tous les habitants de la planète et clive toutes les sociétés, pas seulement celles où l’islam domine. On se bat pour ou contre les caricatures de Mahomet, mais on discute aussi du mariage homosexuel, du libre-échange mondial et des politiques climatiques, tandis que, pendant ce temps, discrètement, l’éducation, la culture, la circulation des idées et, peu ou prou, le développement des sociétés et des individus avancent presque partout. Entre 2000 et 2015, le taux de scolarisation dans le primaire est passé de 83 à 91 % et, en Afrique subsaharienne, de 60 à 80 %. Dans l’enseignement primaire et secondaire, l’équilibre filles/garçons a été atteint presque partout, et notamment dans presque tous les pays arabes où les taux de fécondité baissent drastiquement. Le changement de société s’accompagne de débats souvent passionnés, mais, si l’on met à part les rivalités pour le pouvoir d’État, qui sont souvent déconnectées de ces enjeux, la violence civile reste confinée à un nombre relativement restreint de pays. Cette guerre civile mondiale se caractérise donc à la fois par une basse intensité et une réduction à quelques thèmes qui exacerbent la violence, en particulier lorsqu’il est question de la maîtrise par les individus de leur sexualité et du statut de la violence masculine en ce domaine. Dans l’ensemble, l’émergence d’une société-Monde d’individus est partout manifeste, pas toujours linéaire, mais souvent très rapide.
Cependant, un autre trait caractéristique de cette guerre civile est l’absence d’un État mondial pré-existant, dont la conquête serait visée par les combattants des deux bords. Le droit mondial, les institutions mondiales, l’opinion publique mondiale sont lacunaires et fragiles. D’où le fait que, lorsqu’il y a conflit, il n’est pas évident de savoir s’il existe une légitimité suffisante pour mettre en œuvre une violence de type policier et (r)établir l’ordre. Dans le meilleur des cas, une entente se manifeste pour déléguer un pouvoir de police à un État, mais on a vu que la délégitimation de toute intervention extérieure d’une certaine envergure menée par les États-Unis après les errements de 2003 en Irak a abouti à une quasi-inaction générale et a empêché jusqu’à aujourd’hui la mise au point d’opérations déterminantes contre Daech, en dépit d’un large consensus de l’opinion mondiale sur ce point, dès 2014. Ainsi le terrorisme le plus violent a-t-il pu bénéficier d’une fenêtre d’opportunité significative pour agir sans riposte. La guerre civile est donc moins dissymétrique qu’elle ne le serait si l’un des deux camps possédait une légitimité stable lui permettant de préfigurer en programme politique et en action de police ou de justice ce qu’un gouvernement mondial établi serait en mesure de faire en vraie grandeur.
Dans cette perspective, s’il y a action militarisée, c’est la logique de la police plutôt que celle l’armée classique qui donne le ton. Et comme le monopole de la violence ne s’acquiert que dans le cas d’une légitimité politique solide de celui qui en fait usage, la victoire dans cette guerre civile se fera par le débat public, par l’argumentation et par l’exemple en direction de celui qui se trouve en face, aussi lourdement armé soit-il.
Un espace absent/présent : l’Europe.
Les attentats du 13 novembre ont parlé de l’Europe sans que cela devienne, en France, un sujet explicite dans le débat public. L’espace des cibles, c’est la ville européenne. L’espace des viviers terroristes, c’est l’Europe de l’Ouest. L’espace d’une sécurité renforcée pour tenir les frontières extérieures, mais surtout pour produire du renseignement et de l’action à la bonne échelle, ce serait logiquement l’Union européenne, qui manque cruellement d’un FBI et d’une NSA. Enfin, l’existence d’un lieu où pourrait être créée une force de police à projection mondiale, complémentaire et, le cas échéant, alternative à celle de l’armée américaine, est partie intégrante du projet d’une société-Monde des individus pendant toute la période de transition durant laquelle cette société ne disposera pas d’une sphère gouvernementale stable et légitime. Ce lieu, ce peut être l’Europe et, pour le moment, seulement l’Europe.