Les panneaux d’information électroniques ont d’abord été l’apanage des aéroports et des gares. Dans les deux cas, ils servaient surtout de soupapes d’une gigantesque machine à déplacer des populations vastes, dont il s’agissait de distribuer la pression dans divers couloirs, véhicules, et salles d’attente. Depuis peu, de tels panneaux se sont répandus également aux arrêts d’autobus, aux guichets des offices ou dans les restaurants fast-food, avant de s’oser dans les espaces extérieurs et se voir attribuer la dénomination aujourd’hui courante de « mobilier urbain multimédia » (voir, p. ex. « InfoNantes, un nouveau moyen d’information “multimédia” pour les Nantais »).
Plusieurs lectures peuvent être faites de ce développement. Une lecture, d’abord, en termes d’apport de la technologie de l’information à la qualité de l’expérience du transport public et, par cela, de son attractivité. Une autre lecture, encore, en termes de participation de ces objets à la diffusion d’images non-sollicitées et de leur menace de transformation de l’espace public en « junk space » (Racine 2004).
Une lecture enfin, qui me semble aujourd’hui d’égale importance, et qui questionne l’impact de telles interfaces d’information sur la promesse urbaine de la coprésence comme cadre de génération permanente et intersubjective d’une réalité irréductible.
Prenons, pour mesurer cet impact, un exemple banal. En l’absence d’un panneau d’information électronique, un citoyen s’approchant d’un arrêt d’autobus et désireux d’anticiper son temps d’attente hésitait à consulter l’horaire imprimé, peu fiable en milieu urbain, sujet au rythme du trafic. Il pouvait cependant faire une estimation plus précise, moyennant le nombre des personnes déjà présentes à l’arrêt. Une investigation plus poussée encore pouvait enfin consister à demander à l’un des présents : « cela fait longtemps que vous attendez ? ». L’imminence du passage du prochain véhicule pouvait alors être estimée en termes d’un temps d’attente inversement proportionnel à celui déjà accompli par la personne questionnée.
À chaque étape de cette estimation, un temps particulier, un temps local était généré : une vérité hic et nunc sur la perspective d’immobilité, dont les co-présents n’étaient pas uniquement compatissants mais également constituants, de par leur présence même. Depuis l’introduction d’un panneau d’information électronique au même arrêt, une telle génération locale du temps apparaît comme superflue, l’ensemble des (co-)présents pouvant s’en remettre avec confiance au temps d’attente affiché, en minutes, parfois en secondes.
Ce qui s’est accompli est un déplacement du référent temporel local à un référent à plus vaste échelle : une convergence des regards qui, quoique plus unis, renoncent à une mutualité devenue obsolète. Et une simple prolongation de cette convergence nous mène directement vers le site de ce mois, choisi comme exemple canonique de diffusion de vérité publique : celui du Bureau International des Poids et des Mesures, sur la page d’accueil duquel nous pouvons observer en direct le défilement des secondes de l’Utc : « Le temps universel coordonné (Utc), maintenu par le Bipm, est l’échelle de temps à partir de laquelle les fréquences de référence et les signaux horaires sont disséminés de manière coordonnée » nous dit-on. On nous assure de même que « l’échelle de temps Utc est ajustée en insérant des secondes intercalaires afin de garantir un accord approximatif avec le temps dérivé de la rotation de la Terre ».
Voilà ainsi le temps de référence absolu, directement rattaché au mouvement du corps céleste à bord duquel nous traversons l’univers. Le connaître permet de se situer avec une précision cosmique dans l’espace et dans le temps de notre quotidien. Et pendant que les satellites en orbite diffusent en permanence l’heure de leurs horloges atomiques — et rendent ainsi utiles les interfaces Gps — nos gestes se mettent peu à peu au rythme des électrons du Césium 133… Cela, néanmoins, à moins de s’interroger sur le rôle social des informations fournies par les gardiens des standards et retransmises au travers d’un dispositif technique de plus en plus vaste et diversifié.
Il serait bien sûr ridicule de s’offusquer du développement des référents spatio-temporels standardisés, sans lesquels une large partie de nos activités quotidiennes serait impossible. L’oubli d’un temps à « épaisseur variable, dans laquelle la subjectivité [et l’intersubjectivité] a toute sa place » (Ripert et Tricoire, 2004), constituerait néanmoins non seulement un appauvrissement de notre existence mais également à un renoncement à notre capacité de détermination de mondes (Weltbestimmung). Quelles que soient les opinions suscitées par les éléments d’un « mobilier urbain multimédia », ces objets sont révélateurs et porteurs de la collision de deux modes fondamentaux de l’être-ensemble : i) celui où l’ « environnement » est un absolu, vécu éventuellement en parallèle avec d’autres, et ii) celui où les autres eux-mêmes constituent le domaine ontologique de notre existence. La vaste diffusion du « mobilier urbain multimédia » devrait être saisie comme champ empirique inespéré de la recherche sur l’articulation de ces deux modes.