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Sérendipité.

Ontologie des écosystèmes, ou des milieux humains ?

(A) Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, 2008. (B) Arne Næss, Vers l’écologie profonde, avec David Rothenberg, 2009.

Image1Voilà donc enfin traduit en français cet auteur pourtant célébré en France depuis plus de trente ans comme le père de l’écologie profonde. Traduit à partir de l’américain, dommage ; mais Ecology, community and lifestyle (Cambridge University Press, 1989) était en quelque sorte la version finale d’un ouvrage initialement paru en 1976 en norvégien, réédité plusieurs fois, puis revu et réécrit en collaboration par Næss lui-même pour l’édition américaine. On y reconnaît donc la patte du maître. Quant au second ouvrage, il s’agit d’un recueil de dialogues de Næss avec David Rothenberg, dont la tournure est biographique. Il est donc complémentaire du premier, qui est un panorama des thèses de Næss classées en sept chapitres : la crise environnementale et le mouvement de l’écologie profonde ; de l’écologie à l’écosophie ; fait et valeur : les normes de base ; écosophie, technologie et style de vie ; les sciences économiques dans l’écosophie ; l’écopolitique dans l’écosophie ; l’écosophie T : l’unité et la diversité de la vie. Le texte est précédé d’une importante préface de David Rothenberg, et suivi d’une non moins importante postface de Hicham-Stéphane Afeissa.

Les dialogues avec Rothenberg se sont tenus pour la plupart dans le chalet que Næss (1912-2009) s’était construit dans sa jeunesse à Tvergastein, en pleine montagne (norvégienne, c’est-à-dire sous la neige et la glace la plus grand part de l’année). Il était alors âgé de quatre-vingts ans, mais continuait à mener cette friluftsliv (vie à l’air libre) qui l’avait, au cours de sa vie, conduit aux quatre coins de la planète, dans l’Himalaya notamment, car il était féru d’alpinisme. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne fut pas un théoricien en chambre… C’est ce que tenait à souligner sa version personnelle de l’écosophie, « l’écosophie T », où le T rappelle Tvergastein (ainsi, nous dit-on, que la première lettre de tolkning, mot norvégien signifiant « interprétation », une notion importante chez Næss).

Cet universitaire, professeur de philosophie, fut aussi un homme engagé, qui eut un rôle dans la résistance contre l’occupation allemande, plus tard d’importantes responsabilités nationales et internationales, mais qui, un jour, choisit de laisser choir ces rôles mondains pour se dévouer à la cause de l’écologie profonde ; tournant marqué par une conférence célèbre : « Le mouvement d’écologie superficielle et le mouvement d’écologie profonde de longue portée » (1973) [1].

La distinction entre ces deux mouvements, c’est en somme que l’écologie « superficielle » s’occuperait de trouver à la crise de l’environnement des solutions ponctuelles et principalement techniques, tandis que l’écologie « profonde » creuserait jusqu’aux racines ontologiques de ces problèmes et impliquerait une restructuration de toute notre culture, de nos manières de penser à notre mode de vie. Ces appellations ont attiré, depuis bientôt quarante ans qu’on parle d’écologie profonde, toutes sortes de commentaires et de controverses. Par exemple, pour les écoféministes comme Val Plumwood, la « profondeur » des thèses initiales de Næss n’allait pas jusqu’à saisir la féminisation de la nature et la naturalisation de la femme sous-jacente à l’attitude générale de domination qui est celle de la « raison masculine » vis-à-vis des deux (2000). Pour un Murray Bookchin, l’écologie profonde a le grave défaut de faire passer les humains du statut d’êtres sociaux (et donc politiques) à celui d’entités zoologiques parmi les autres ([1987] 2004). On pourrait encore citer d’autres exemples.

On trouvera dans la postface d’Afeissa une excellente analyse de ces divers retentissements, et je n’en ferai donc pas ici le panorama. Inutile également de souligner qu’il était grand temps que l’on puisse enfin lire dans le texte original des thèses suffisamment importantes pour qu’on les trouve, depuis longtemps, plus ou moins fidèlement rapportées dans la littérature écologiste francophone ; et que l’on ne peut donc que se réjouir de ces deux publications.

Ce qui m’a plutôt frappé dans les deux livres, c’est la pauvreté des considérations proprement ontologiques de Næss, alors même que l’écologie profonde se veut ontologique avant tout ; car c’est de là que le reste découle. Quel est donc ce parti ontologique ? C’est que le soi se réalise par élargissement à un Soi qui n’est autre que la totalité des interconnexions de la nature. Dans ce grand Tout, la valeur de chaque être de chaque espèce est intrinsèque ; c’est-à-dire qu’il ne peut non seulement pas être question d’une priorité de l’humain sur les autres vivants, mais que l’identification au grand Tout est censée résoudre à la base les questions que se pose, entre autres, l’éthique de l’environnement. Pour Næss en effet, celle-ci est secondaire par rapport à l’ontologie ; elle en procède. Cela posé, cet égalitarisme du vivant n’interdit nullement que l’humain se nourrisse d’autres vivants, pourvu qu’il s’en tienne à la satisfaction de ses besoins vitaux, et qu’il n’exorbite pas de sa place dans l’écosphère ; ce qui implique, entre autres, une substantielle réduction de ses effectifs.

Cette écosophie se fonde en écologie. L’identification au plus grand Soi qu’est le Tout, en somme, procède de la connaissance des écosystèmes. C’est de là qu’elle tient le parti de reconnaître, impartialement, une égale valeur à chaque être. Cette position apparaît donc comme la poursuite et la radicalisation des décentrements successifs qui, depuis la révolution copernicienne, ont peu à peu remis l’Homme à sa place dans la nature. C’est dire qu’il s’agit d’une vision fondamentalement scientifique — ce fameux « point de vue de nulle part » qui est censé distinguer l’impartialité scientifique du wishful thinking ordinaire. Voilà qui est maigre en fait d’ontologie ; car on sait depuis Descartes que le premier pas de la science pure, c’est d’abstraire le sentiment humain de ses objets. Qu’est-ce donc qu’une ontologie — prétendant de surcroît inspirer une éthique, un mode de vie, etc. — qui commence par abstraire l’être humain de ses considérations sur l’être ? Une ontologie de l’objet ? Mais quel est donc l’objet qui énonce cette ontologie, sinon le sujet humain lui-même ?

Il me semble qu’il y a là un vice dans le parti de l’écologie profonde. Dans la mesure même où elle vise à inspirer des comportements nouveaux de la part des sujets humains (plutôt que de la part des wombats, des coraux ou des cactus), elle aurait besoin d’une ontologie de l’humain, plutôt que d’un décalque de l’écosystème [2]. Ce n’est pas l’en-soi des trophismes de la biosphère qui pousse les humains à respecter la vie, les paysages, autrui en général (y compris les autres espèces), voire justement à s’identifier au Tout ; ce sont des motivations humaines. Certes, nous sommes des êtres vivants ; mais si nous sommes capables d’empathie envers la nature, ce n’est pas seulement pour cette raison : c’est parce que l’être humain est spécifiquement celui dont l’être ne se limite pas à sa physiologie, mais s’étend structurellement à des systèmes techniques et symboliques dont le reste du monde vivant ne présente, au mieux, que l’ébauche la plus rudimentaire. C’est en vertu de ces systèmes, c’est-à-dire de cet « être-au-dehors-de-soi », comme dirait Heidegger, qu’il est capable de réflexivité, donc, à partir de là, de conduites éthiquement plus élaborées — en bien comme en mal — que celle des anthropoïdes, pour ne rien dire des bactéries…

L’ontologie de l’écologie profonde, en somme, est bien superficielle. Reste que les gens qu’elle inspire donnent assez souvent l’exemple des comportements qu’ils préconisent (tout en se méprenant sur leurs motivations profondes…), et ça, c’est essentiel ; car nous autres humains sommes imitateurs. Næss lui-même, à Tvergastein, vivait comme un anachorète, un sage que l’on venait consulter. Sage, il l’était dans son extravagance même ; et ça aussi, nous en avions besoin pour que ce monde en vienne à douter un petit peu de ses prétendues vérités, à l’heure où il s’apprête à foncer dans le mur.

(A) Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, Paris, Mf, 2008. (B) Arne Næss, Vers l’écologie profonde, avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.

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Voilà donc enfin traduit en français cet auteur pourtant célébré en France depuis plus de trente ans comme le père de l’écologie profonde. Traduit à partir de l’américain, dommage ; mais Ecology, community and lifestyle (Cambridge University Press, 1989) était en quelque sorte la version finale d’un ouvrage initialement paru en 1976 en norvégien, réédité ...

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