Cette note de lecture a son origine dans un malentendu sur le titre de l’ouvrage dont il est question ici, qui ne traite ni des historiens comme « nation builders », ni à plus forte raison d’une « nationalisation du passé », comme le prétend étrangement son titre. À la place de ce projet intéressant, l’ouvrage propose une liste de 22 chapitres sans autre lien entre eux que la participation de leurs auteurs à un vaste programme de recherche financé par l’Union européenne. Cet ouvrage constitue un exemple supplémentaire, malheureusement de plus en plus fréquent, de ce que des chercheurs avides de publications peuvent produire de pire : une entreglose inintéressante et dépourvue d’enjeux scientifiques, vendue à un prix prohibitif (près de 70 euros) ne s’adressant évidemment qu’aux bibliothèques universitaires, transformées ainsi en généreux mécènes publics d’éditeurs commerciaux [1].
Néanmoins, tous les textes composant ce recueil ne méritent pas ce jugement sévère. Je pense en particulier à la comparaison de Monika Baár entre la figure de Jeanne d’Arc chez Michelet et celle de Jan Hus chez Palackýs (pp. 128-148), à l’analyse d’Effi Gazi sur la pratique de l’histoire « scientifique » en Grèce et en Roumanie aux 19e et 20e siècles (pp. 192-208), à l’examen de l’usage de la notion de civilisation ibérique par les historiens espagnols et portugais auquel se livre Xosé-Manoel Núñez (pp. 384-403) et, dans une moindre mesure, à l’étude par David Laven de la référence à la Ligue lombarde chez les historiens italiens de la première moitié du 19e siècle (pp. 358-383). Le reste ne mériterait guère qu’on s’y attarde s’il ne soulevait toutefois à son insu quelques questions méthodologiques, épistémologiques et, dans le cas présent, politiques qui ne sont pas totalement dépourvues d’intérêt. Ce sera donc plutôt de celles-ci que je vais parler ici, en me permettant de renvoyer le lecteur suspicieux de mon jugement au livre lui-même, pour aller juger sur pièces.
Le projet de ce volume [2] est de se livrer à une « micro-histoire » comparée des nationalismes européens. Les auteurs font évidemment référence à Ginzburg pour la dimension micro-historique (Ginzburg 1993), et s’appuient aussi sur lui, de manière plus inattendue comme l’admettent les responsables du volume, pour justifier leur approche comparative (pp. 5-8). Plus loin, Marc Bloch est cité en passant (p. 50). On connaît l’insistance que cette figure de l’École des Annales mettait sur le nécessaire abandon des histoires exclusivement nationales telles qu’elles étaient réalisées à son époque, et leur dépassement par l’approche comparative [3]. L’auteur du chapitre en question, consacré à la comparaison des histoires nationales du Québec et de l’Allemagne (Chris Lorenz), et les autres membres du programme de recherche n’ont manifestement pas suffisamment médité les leçons comparatistes de « Saint Marc Bloch », comme l’appelle, mi-ironique, mi-admiratif, Marcel Detienne dans l’un de ses derniers livres (Detienne 2009, pp. 30-32), ni celles de ce dernier, d’ailleurs. Elles leur auraient, les unes comme les autres, épargné quelques peines, évité de reproduire ce « dialogue entre des sourds, dont chacun répond tout de travers aux questions de l’autre » dont se gausse Marc Bloch (Bloch 2006, p. 380), et leur auraient d’abord rappelé cette première vérité que tout comparatisme dans l’étude des nations doit nécessairement être antinationaliste pour avoir quelque valeur. Le comparatisme professé par les auteurs de Nationalizing the Past n’est pas de cette nature, c’est le moins qu’on puisse dire.
Contrairement au programme de Detienne, qui demande une « approche contrastive, la découverte des dissonances cognitives ; plus simplement, faire saillir un détail, un trait qui échappait à l’intelligence de l’interprète et de l’observateur » (Detienne 2009, p. 43), les contributeurs du livre se contentent pour la plupart de juxtaposer leurs exemples, examinant le premier sur quelques paragraphes, puis passant au second pour marquer, dans le meilleur des cas, les différences qui les séparent et les similarités qui les rapprochent. Nullité de ce comparatisme de façade qui n’est qu’une autre manière de simuler l’originalité tout en répétant des schémas interprétatifs convenus. On ne constate aucune volonté de s’essayer à un comparatisme véritablement heuristique, un comparatisme qui ajoute quelque chose à la seule addition des cas comparés. La comparaison, comme je le disais à l’instant, se contente d’identifier paresseusement des similitudes et des écarts.
Poser avec Bloch que le comparatisme est nécessairement antinational, c’est faire écho aux lignes fameuses écrites par Eric Hobsbawm en introduction de son propre livre sur le nationalisme : « no serious historian of nations and nationalism can be a committed political nationalist » (Hobsbawm 1991, p. 12). Les auteurs n’ont guère suivi ce conseil. Car l’un des problèmes principaux de ce livre est bien là : il est, dans une forme certes sophistiquée et contemporaine, un lointain héritier des historiens nationalistes qu’il se propose d’étudier. Bien des chapitres ont une tonalité nationaliste par leur refus même de critiquer les discours nationalistes qu’ils analysent. Certains soutiennent même quelques-uns de leurs postulats les plus fondamentaux. C’est le cas par exemple de Jan Ifversen se faisant l’avocat des mythes qui, selon lui, « justify order and authority in a community » (p. 454), avant d’affirmer de manière stupéfiante que « Home is essential to a community » (p. 457), un jugement que Carl Schmitt lui-même n’aurait sans doute pas contesté (voir Schmitt 1950, notamment). Les conclusions du texte de Jörg Hackmann sur la « nation estonienne » en sont un autre exemple, puisque l’auteur semble penser qu’un nouveau récit national — « civique » et non plus « ethnique » indique-t-il — devrait émerger, alors même qu’il ne remet pas fondamentalement en cause, malgré quelques hésitations, le concept même de « nation estonienne », l’existence de cette dernière et sa pérennité dans le futur (p. 191). Un sommet est atteint lorsque Robert Aldrich et Stuart Ward attribuent à Benjamin Stora un rôle dans la réécriture de l’histoire nationale de la France (pp. 259-281). Leur lapsus laisse involontairement apparaître l’un des impensés les plus graves du livre, à savoir que faire l’histoire d’un événement, d’une structure ou d’une institution qui se trouvent avoir eu lieu ou s’être incarnées sur le territoire de ce qui est aujourd’hui la France ne revient pas nécessairement à faire de l’histoire nationale. Considérer les deux choses comme identiques, ainsi que le font la plupart des contributeurs de ce livre, c’est précisément et une fois de plus se placer dans une posture nationaliste, considérant comme évident le fait que la France (ou l’Allemagne, ou l’Italie, ou la Grande-Bretagne) sont des objets historiques donnés. Les dénégations de cette naturalisation de la nation que l’on trouvera çà et là dans le livre ne pèsent pas bien lourd face aux textes eux-mêmes, qui font partout le contraire.
Autre moment édifiant, lorsque Thomas Welskopp se demande avec candeur : « Why was there no socialism in the national histories of German-speaking countries’ » (p. 298), il ne lui vient pas un instant à l’esprit que le socialisme et le nationalisme sont des doctrines politiques — des idéologies si l’on veut — opposées, incompatibles, qui se sont livré pendant longtemps une guerre idéologique sans relâche. Son étude des textes historiques de Robert Grimm et d’Eduard Bernstein confirme cette incompréhension, puisqu’il les assimile à des « histoires nationales », incapable de voir l’abîme qui les sépare des exercices contemporains du genre. Une fois encore, le problème est d’abord politique. Il concerne en particulier le positionnement de Welskopp lui-même, qui laisse par moments transparaître son antisocialisme, en particulier dans les paragraphes conclusifs de son texte. Par ce trait (qu’il partage d’ailleurs avec un autre contributeur, Pavel Kolář, violemment antimarxiste dans son analyse des réécritures de l’histoire autrichienne et tchécoslovaque de l’après-guerre, pp. 319-340), Welskopp s’inscrit en fait dans l’idéologie nationaliste suisse la plus traditionnelle (cf. Jost 2005, Delaloye 2004).
D’autre part, l’examen de la « structure narrative » des récits historiques que les auteurs se proposent de mener est conduit selon une méthode tout-à-fait conformiste et avec des conclusions pour le moins douteuses. Par moment, l’exercice devient franchement burlesque, par exemple lorsque Joep Leerssen prend exemple des stratégies de vente du dernier volume de Harry Potter pour « montrer » l’importance de l’idée de fin dans une intrigue (p. 72)… Sur ce point (non pas l’analyse de Harry Potter, mais bien celle de la narrativisation des récits historiques), ils auraient pu apprendre de Certeau, quasi absent du livre, ou de Ricœur, davantage cité mais bien mal utilisé (cf. Certeau 1975, Ricœur 1991a, pp. 171-396, Ricœur 1991b, pp. 329-348).
À partir du moment où l’histoire nationale est posée comme un signifiant vide, prêt à accueillir n’importe quelle signification, n’importe quelle « mise en intrigue », n’importe quels présupposés politiques, toute dimension politique du nationalisme disparaît du même coup. Avec de pareils présupposés, il devient difficile d’adopter ne serait-ce qu’une attitude de neutralité minimale à l’égard des phénomènes nationaux, sans même parler d’une position critique.
L’une des conséquences de cette position implicite est l’analyse répétée de textes d’historiens contemporains conservateurs, mais dont le positionnement politique ne paraît pas mériter d’être pris en compte dans l’analyse (on peut mentionner Pierre Nora, pour ce qui concerne la France, ou Friedrich Meinecke et Robert Aron, dont les textes sont examinés dans un chapitre rédigé par Hugo Frey et Stefan Jordan, pp. 282-297). Comme si celui-ci n’avait aucune importance dans le rapport que les historiens étudiés entretiennent avec la nation, et plus encore avec « leur » nation, les discours sont aplatis sans souligner que le nationalisme est une idéologie politique, et que son étude requiert au minimum de savoir où se situent politiquement les acteurs qui la convoquent. On ne fait pas la même histoire selon que l’on se fait l’avocat des effets positifs de la colonisation (pour reprendre la phrase scandaleuse du fameux projet de loi en France, présente sous une forme plus ou moins euphémisée chez quelques-uns des historiens examinés par les auteurs de Nationalizing the Past) ou que l’on adopte une posture que l’on nommera « postcoloniale », faute de mieux (sur les limites du postcolonialisme, cf. Bayart 2010). La première est forcément nationaliste, alors que la seconde ne le sera pas. Ne pas voir cette différence, qui est d’abord politique, c’est aussi sûrement s’interdire de comprendre quoi que ce soit au phénomène du nationalisme. Sans disposer de cette première grille d’analyse, certes rudimentaire, il y a de fortes chances que l’on commette de lourdes erreurs d’appréciation lorsqu’il s’agira d’examiner les nuances, les ambiguïtés et les complexités des différents discours.
Ce qui transparaît le plus nettement de ces différents textes, c’est donc l’incapacité de la plupart de leurs auteurs à comprendre les enjeux politiques immenses liés à la nation et au nationalisme, ainsi qu’à leur étude. Ces enjeux n’ont pas quitté la scène européenne, loin s’en faut, malgré les perspectives rassurantes de certains (qu’il s’agisse de Habermas ou, plus discrètement, de Hobsbawm), et même s’il est possible de penser que leur renforcement ces dernières années ne constitue que le prélude à leur disparition définitive, cela n’autorise pas pour autant à les traiter avec autant de légèreté. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que certaines des thèses anciennes examinées dans les différents chapitres de ce livre sont toujours vivaces aujourd’hui, et leurs effets politiques sont réels (et, ajouterais-je d’un point de vue antinationaliste, détestables). Ne pas le reconnaître, c’est toujours se positionner en leur faveur, ce que certains des auteurs semblent faire çà et là ; qu’il s’agisse d’une adhésion consciente ou non ne change pas fondamentalement le problème à mon sens.
Cette dépolitisation des enjeux, hélas si fréquente dans les sciences contemporaines, touche ici des historiens qui s’emparent d’un objet encore « chaud ». À les lire cependant, c’est comme si les problèmes politiques posés par une histoire de la France, de l’Allemagne ou de l’Europe avaient disparu, comme si, par exemple, la question des « frontières de l’Europe » (qui forme l’un des arrière-plan du chapitre de Jan Ifversen sur l’histoire européenne, p. 452-479) avaient aujourd’hui une pertinence politique comparable à celle de la dispute entre la transsubstantiation et la consubstantiation lors de l’Eucharistie (et pourtant, combien de morts celle-ci a provoqués !). Ce n’est évidemment pas le cas, il suffit de songer aux débats entourant l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pour s’en convaincre. Les positions non questionnées, les affirmations non contestées, les problématiques avalisées sans discussion et étudiées tout au long de ces quelques 500 pages sont autant de manifestes politiques implicites. On peut penser que c’est politiquement condamnable, mais c’est surtout très inquiétant d’un point de vue épistémologique.
Ce problème général est sans doute en partie lié à « l’approche théorique » adoptée de facto dans ce livre, à savoir celle de la micro-histoire. Si je précise qu’elle est adoptée de facto, c’est parce que les explications introductives à propos de la méthode utilisée et de ses attendus épistémologiques laissent la question pour le moins ouverte. Les responsables du volume l’expriment en des termes sans ambiguïté : « historians are fundamentally free to choose their topic as well as their temporal and spatial scales » (p. 9). Et ils poursuivent : « So neither the local — pace Ginzburg — nor the global level are privileged a priori » (p. 9). On en conclut à une position qui fait davantage penser à Feyerabend qu’au Marc Bloch de l’Apologie pour l’histoire, à savoir qu’en matière de méthode, tout est bon (Feyerabend 1975, Bloch 2006, pp. 843-985). Il n’en demeure pas moins que, à l’exception de quelques-uns des textes, la voie choisie est bien celle d’une série de micro-études. Cet anarchisme méthodologique (au sens de Feyerabend à nouveau) a toutefois une conséquence assez précise : refuser toute position générale un peu argumentée sur le phénomène nationaliste. Cela rend l’étude de ce dernier particulièrement malaisée, ainsi qu’on peut le voir dans différents chapitres du livre, problème auquel certains n’échappent qu’en laissant complètement de côté la dimension proprement nationale et nationaliste des phénomènes qu’ils analysent, j’y reviendrai.
Choisir la micro-histoire pour étudier le nationalisme suppose une prise de position assez déterminante quant au rapport que l’on entretient avec celui-ci. Penser qu’il est possible de comprendre et de faire comprendre certaines des dimensions importantes du nationalisme en partant de micro-récits, de textes marginaux, de « structures narratives » et de personnages qui jouèrent des rôles politiques très limités, c’est dire qu’il s’agit d’un phénomène que l’on comprendra mieux depuis ses marges, en l’occurrence à partir des productions d’historiens qui, pour beaucoup, sont des figures secondaires de leurs « champs scientifiques » respectifs (pour emprunter un concept à la sociologie de Bourdieu, Bourdieu 2001). C’est une assertion qui pose le nationalisme et la construction nationale comme des phénomènes diffus, affectant l’ensemble d’une population, perceptibles jusque dans ses actes les plus insignifiants, etc., et qui se place dans le courant de ce que l’on appelle depuis quelques années le nationalisme « ordinaire » (Billig 1995). Je me situe quant à moi dans le sillage de Gellner — autre grand absent du livre —, qui pense à l’inverse que les nations sont construites par en-haut, grâce à de puissants mouvements nationalistes (Gellner 1983). La pénétration de leurs idées dans la population n’est jamais aussi parfaite qu’eux-mêmes se le figurent, et l’étude des marges devrait par conséquent faire surgir des faits étranges pour toute théorie nationaliste. L’inverse prouverait plutôt que l’on n’examine pas tant les marges que le centre d’une entreprise idéologique de construction nationale, même si l’objet en question peut sembler secondaire. C’est ce que certains des chapitres de l’ouvrage font, plus ou moins explicitement (j’ai mentionné plus haut le travail de Monika Baár sur Michelet, par exemple, ou celui de Xosé-Manoel Núñez sur la « civilisation ibérique »). Les autres abandonnent pour la plupart toute approche théorique et se contentent de résumer, parfois de manière très laborieuse, des travaux d’historiens nationalistes (c’est le cas par exemple de Stefan Berger sur un sujet pourtant brûlant, à savoir la résurgence des thèses nationalistes en Allemagne depuis les années 1980 : pp. 426-451).
Plus grave, certains chapitres semblent même oublier qu’ils traitent précisément de questions nationales, et que cela comporte certaines conséquences. Je pense ici particulièrement au fastidieux exercice théorique de Jan Eckel (pp. 26-48), ou aux textes d’Angelika Epple (pp. 86-106), d’Aandrew Mycock et de Marina Loskoutova (pp. 233-258) et de Thomas Welskopp (pp. 298-318). On parle alors de « nation » et de « national » comme s’il s’agissait d’évidences phénoménologiques qu’il ne s’agissait pas même de discuter, comme si la France était forcément une nation et que faire son histoire était une tâche naturelle pour des historiens français (ici encore, il faut relire Detienne 2009, qui montre excellemment l’absurdité de cette position). On oublie alors qu’une histoire nationale est toujours d’une manière ou d’une autre une histoire nationaliste, que le choix même de cas « nationaux » particuliers est déjà une reconnaissance implicite de l’existence de ces « nations », et que le faire sans une approche critique de toutes ces notions revient à se placer soi-même dans une posture nationaliste.
Pour conclure, je conseille vivement aux lecteurs intéressés par les aspects apparemment secondaires et marginaux des constructions nationales (je dis bien apparemment, car ils ne le sont pas réellement) de se reporter aux très beaux ouvrages d’Anne-Marie Thiesse (Thiesse 1999), de Jean-François Bayart (Bayart 1996, Bayart 2004), de Gérard Noiriel (Noiriel 2001) ou d’Eugen Weber (Weber 1976).
Stefan Berger, Chris Lorenz, Nationalizing the Past, Historians as Nation Builders in Modern Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.