L’ouvrage dont il est question ici met en lumière l’intérêt croissant des géographes pour l’œuvre de Michel Foucault. L’apport décisif des travaux tardifs du philosophe, longtemps ignorés des géographes, nécessitait un travail d’exégèse, de conceptualisation et de prospective. C’est pourquoi l’ouvrage dirigé par Jeremy Crampton et Stuart Elden présente une grande diversité de contributions. En effet, en appui de quelques textes de Foucault reproduits et traduits parfois pour la première fois en anglais, des chapitres éclairants reviennent sur l’appropriation progressive des thématiques foucaldiennes par la géographie sociale. Les derniers chapitres de l’ouvrage, en guise de développement, illustrent cette appropriation par des exemples et offrent des perspectives de recherche pour un usage géographique des thématiques foucaldiennes.
[1]. En 1976, Foucault avait adressé des « questions » aux géographes de cette revue, relatives à la stratégie, à la domination, et plus généralement à la façon dont les géographes analysent les mécanismes de pouvoir. Quelques mois plus tard, des géographes, dont les réponses sont reprises ici dans leur intégralité, répondaient à Foucault. On y rencontre quelques-unes des figures importantes de la géographie sociale francophone, parmi lesquelles Michel Riou, Alain Joxe ou Claude Raffestin. Les réponses des géographes à Foucault permettent de rappeler l’influence qu’ont pu avoir les thématiques foucaldiennes de la domination, de l’espace et des dispositifs de savoir-pouvoir dans une certaine école de géographie sociale, liée notamment à la revue Hérodote, et ce dès les années 1970.
Désirant faire de ce dialogue entre Foucault et les géographes un point de départ, Crampton et Elden ont choisi de le poursuivre en proposant, dans la lignée des réponses francophones de 1977, des réponses anglophones contemporaines. Ce qui pourrait n’être qu’un retour sur des thématiques anciennes présente en réalité un intérêt majeur. En effet, les géographes contemporains qui contribuent à cet ouvrage peuvent relire les questions de Foucault à Hérodote à l’aune des travaux tardifs du philosophe, concernant notamment la gouvernementalité ou la subjectivation. Si le dialogue entre Foucault et les géographes d’Hérodote avait jeté les bases d’un champ de recherche nouveau, mêlant les thématiques foucaldiennes à la méthode géographique, sa relecture contemporaine étend ce champ, et semble relancer ce que d’aucuns ont nommé « l’Effet Foucault » (Burchell et al., 1991).
En effet, dans leur ouvrage de 1991, Burchell, Gordon et Miller proposaient de désigner par « Effet Foucault » la « visibilisation, à travers une perspective singulière en histoire du présent, des différentes façons par lesquelles une activité ou un art appelé gouvernement a été rendue pensable et praticable » [2] (Burchell et al., 1991, p.ix). Et les auteurs d’ajouter que le fait de mettre en évidence cet art du gouvernement, ces modes de gouvernementalité, permet de renouveler la capacité critique des sciences sociales. Les contributions inédites rassemblées dans Space, Knowledge and Power semblent répondre à cette définition en donnant de nouvelles armes à l’étude de la gouvernementalité, du fait de l’apport des méthodes géographiques, et en développant une perspective critique qui demeure relativement peu explorée en géographie sociale.
Dans leur introduction, Crampton et Elden insistent sur leur volonté d’engager une « confrontation critique » autour de l’œuvre de Foucault (p. 13) et fixent deux objectifs à l’ouvrage. D’une part, celui-ci vise à « fournir un aperçu de la discussion engagée par Foucault à propos des thématiques géographiques, ainsi que du rapport entretenu par la géographie avec Foucault ». D’autre part, il entend « commencer à offrir des perspectives concernant un grand nombre de thèmes et questions afin de poursuivre cette discussion » (p. 1). C’est ce second objectif qui retient plus particulièrement l’attention et paraît le plus novateur, en illustrant les différents axes de recherche que fait émerger une lecture géographique de Foucault.
Tout en ayant pour cadre la discussion de Foucault avec Hérodote, les réponses contemporaines apportées au philosophe ainsi que les contributions consacrées à la question de la réception de Foucault chez les géographes fournissent quelques éléments de compréhension permettant de mieux cerner les usages géographiques de la gouvernementalité.
Les premières réponses anglophones, et plus particulièrement celles de Nigel Thrift et Sara Mills sont relativement critiques vis-à-vis de Foucault. Sara Mills remarque par exemple que l’une des questions adressée aux géographes, « qui a le pouvoir ? », est tout à fait incongrue de la part de Foucault. En effet, « une analyse strictement foucaldienne militerait contre la question « qui a le pouvoir ? » car personne dans la structure sociale ne peut être dit possesseur du pouvoir. En réalité, le pouvoir est conçu comme quelque chose que l’on négocie à l’intérieur des interactions » (p. 49). De son côté, Nigel Thrift repère des « points aveugles » dans l’œuvre de Foucault, en opposant notamment le « système » de Foucault à celui de Deleuze, le premier ayant omis de penser le désir et le mouvement, ce qui l’empêche de proposer une véritable analyse spatiale (pp. 54-55). De son côté, Thomas Flynn reprend l’expression de Paul Veyne (Veyne, 1971) en qualifiant Foucault de « penseur kaléidoscopique », au sens où il modifie notre perception des problèmes pour faire apparaître des choses tout à fait nouvelles (p. 59). Il invite les géographes à employer Foucault en « tournant à nouveau le kaléidoscope » (p. 64), c’est-à-dire en l’appliquant à de nouveaux objets, tels que les centres médicaux, qu’il s’agirait de considérer dans toute leur complexité : non seulement comme une centralisation de l’offre de soin, mais également comme des centres d’information et centres de service (p. 64).
Les contributions relatives au contexte de la réception géographique de Foucault, plus académiques, ont surtout pour fonction d’expliquer les raisons de l’intérêt tardif de la géographie pour des thématiques largement diffusées en sciences sociales. Juliet Fall (pp. 117-128) revient par exemple sur la question du manque d’attention porté par le milieu universitaire francophone à la French Theory (Deleuze, Derrida, Foucault, etc.). Ce manque d’attention est particulièrement frappant dans le cas de la géographie française, où Foucault « brille par son absence » (p. 108). Fall s’étonne notamment, comme l’avait fait Michel Lussault, que l’un des meilleurs ouvrages porteurs d’une géographie foucaldienne soit un ouvrage de philosophie (celui d’Olivier Razac, intitulé Histoire politique du barbelé). Plus généralement, elle montre que les apports géographiques de Foucault ont surtout bénéficié aux sciences sociales, qui ont largement théorisé les pratiques de la spatialité et de la territorialité. Elle note néanmoins la présence d’une petite école foucaldienne en géographie sociale, notamment au sein de la revue Hérodote, comme on a pu le voir, et à travers la figure de Claude Raffestin. Crampton et Elden ont d’ailleurs choisi de rééditer au chapitre suivant un texte de Raffestin, d’abord publié en français et intitulé, en référence à Paul Veyne, « Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie ? ». Raffestin note dans cet article que
Ce que Foucault a offert aux historiens, il l’a tout autant offert aux géographes, mais ceux-ci ont, d’une certaine manière, refusé le don qui leur était fait. Don qui, aujourd’hui, est devenu un héritage à propos duquel les demandes se font un peu plus pressantes, encore que timides (p. 129).
Raffestin pense que si les géographes s’étaient posés la question du « regard géographique », suggérée par Foucault (Foucault, 1963), la discipline s’en serait trouvée considérablement modifiée. Ce que Foucault permet de penser, à travers l’idée d’un regard géographique, c’est une façon de penser l’espace qui s’apparenterait à « un regard clinique sur la terre » (p. 136).
Les contributions les plus stimulantes de l’ouvrage, toutefois, se trouvent dans la dernière partie sobrement intitulée « développement » et consacrée à ouvrir des perspectives de recherche avec Foucault mais, pour reprendre l’expression de Paul Veyne, en tournant réellement le kaléidoscope et en l’appliquant à de nouveaux objets.
Certaines de ces contributions ont pour finalité de fixer les bases épistémologiques de cet emploi contemporain de Foucault. Avec quels concepts, à travers quelles thématiques, faire un usage heuristique de Foucault ? Dans « Geographies of Governmentality », Margo Huxley rappelle que la thématique de la gouvernementalité propose quatre pistes de recherches, qui sont la discipline des corps, la supervision policière des populations, la régulation biopolitique et la formation de soi à travers l’éthique du souci de soi (p. 187). Elle rappelle également le lien entre l’étude des gouvernementalités et celle des rationalités qui les conduisent au sein de régimes de vérité (ibid.). Plus concrètement, cela signifie pour le géographe que la gouvernementalité est un « cadre pour l’analyse des cartes, pour les représentations et pratiques cartographiques ainsi que le fondement disciplinaire et régulateur qui influence la raison ou rationalité cartographique » (p. 193). Pour Huxley, la géographie doit abandonner une lecture de Foucault en termes de contrôle pour privilégier le caractère productif des rationalités, le rapport au néolibéralisme et à la subjectivation. Ainsi, « en étudiant la façon dont les espaces et environnements sont en rapport avec les actions des programmes, projets et plans établis pour le gouvernement des individus et des populations, on peut commencer à comprendre comment les caractéristiques singulières des espaces, constructions suburbaines, villes et régions sont déterminées par des assemblages instables et hétérogènes de technologies de pouvoir. Et ce faisant, on pourrait aussi réfléchir à comment, et avec quels effets, les vérités produites par la géographie sont impliquées dans ces rationalités de gouvernement » (p. 199-200). David Murakami Wood (pp. 245-263), quant à lui, revient sur les concepts antérieurs de surveillance et sur la figure du panoptique, qu’il propose de dépasser par une lecture du dernier Foucault, ou par l’actor-network theory, représentée notamment par Bruno Latour, et qui constitue en sciences sociales une théorie post-foucaldienne du pouvoir particulièrement intéressante. L’auteur reproche notamment à Foucault d’avoir omis de penser les fichiers, les techniques d’identification, pourtant si centraux dans le champ de la surveillance. Toujours à propos de la façon de faire usage de la gouvernementalité, Mathew Coleman et John Agnew en appellent à une relecture plus littérale de Foucault, au-delà des interprétations « profondément trompeuses » (p. 319) de Michael Hardt et Toni Negri dans Empire (Hardt, Negri, 2000).
Mais les contributions qui retiennent le plus l’attention sont celles de Stephen Legg (pp. 265-289) et Philip Howell (pp. 291-315), qui représentent à elles deux les champs de recherche les plus fréquentés par les post-foucaldiens aujourd’hui. Il s’agit, pour la première, d’une contribution concernant les études post-coloniales, et pour la seconde d’une étude du rapport entre le travail de Foucault, la géographie et les études sur le genre et la sexualité.
Stephen Legg part d’un paradoxe étonnant souvent remarqué : Foucault a donné des outils considérables pour penser les relations de savoir-pouvoir dans l’Europe d’après les Lumières, particulièrement du point de vue de l’espace, mais est resté silencieux sur la construction coloniale de l’empire moderne (p. 265). Malgré cette absence de réflexion foucaldienne sur la colonisation, il montre à quel point son usage a permis de consolider un champ de recherche, celui des post-colonial studies, particulièrement à travers l’œuvre d’Edward Saïd. Il montre également comment peuvent converger, dans nombre de recherches, les thématiques de la colonie, de la sexualité et de la classe, et l’intérêt de cette convergence. Philip Howell, de son côté, propose aux géographes de relire l’Histoire de la sexualité (Foucault, 1976), peu utilisée dans la discipline, et montre les perspectives qu’offre une telle lecture. Il s’agirait notamment de s’intéresser aux « lieux de sexualité » auxquels Foucault fait référence, aux « espaces pervers » qui sont inséparables de la prolifération « d’autres » identités sexuelles (p. 296), aux « espaces familiaux » également. Tout à la fois « intrigant et ingénieux » et « erratique et déroutant », le travail de Foucault sur les lieux de sexualité permet de tracer des « champs de recherche pour lesquels Foucault est la condition de possibilité, plutôt que l’origine » (p. 292). Or, même si la géographie de la sexualité est « un champ très récent » (p. 311), les études déjà menées font la démonstration de son intérêt, et montrent la pertinence d’une lecture géographique des textes de Foucault sur la sexualité.
L’« Effet Foucault » en géographie semble ainsi trouver un écho particulier dans deux champs récents des études sociales, touchant d’un côté au genre et à la sexualité, et de l’autre à la question coloniale. On peut, en s’appuyant sur plusieurs analyses produites dans cet ouvrage, faire l’hypothèse que les thématiques foucaldiennes fonctionnent plus intensément là où le marxisme échoue à lier les dominations (et notamment les dominations de sexe, genre, race et classe). Cette idée renvoie à la constitution récente de ponts entre des disciplines et thématiques traditionnellement clivées (comme lorsqu’il s’agit de penser la sexualité en contexte colonial). L’« Effet Foucault » tel qu’il apparaît dans cet ouvrage paraît clairement fonctionner grâce à cette transdisciplinarité et cette mise en rapport d’objets d’études divers. La notion de gouvernementalité permet alors de mieux cartographier des dominations qui fonctionnent ensemble dans la réalité.
Au fond, le fil rouge de cet ouvrage peut être résumé par une expression présente dans plusieurs des contributions : « prendre Foucault au sérieux » (notamment pp. 199, 296, 342). Le prendre au sérieux alors que l’on a trop tendance à penser ses analyses spatiales comme de simples métaphores, comme des traits littéraires. Faisant cela, l’ouvrage atteint son but d’ouverture des thématiques foucaldiennes à un usage géographique. De plus, en renouvelant ces thématiques, il jette les bases d’un usage spatialisant de la gouvernementalité au-delà de la discipline géographique. Et s’il est vrai que les sciences sociales n’ont pas attendu la géographie pour prendre au sérieux la pensée foucaldienne de l’espace, elles pourront se nourrir de la richesse conceptuelle et illustrative de cet ouvrage collectif.
Jeremy W. Crampton et Stuart Elden (dir.), Space, Knowledge and Power. Foucault and Geography, Farnham, Burlington, Ashgate, 2007.