Personne ne peut ignorer que « barbecue » vient du terme taïno barabiku. Le taïno est une langue amérindienne des Antilles appartenant à la famille arawak, qui est également présente en Floride, en Amazonie et dans les Andes. Le vocable a migré au 16e siècle vers l’espagnol sous forme de barbacuá et barbacoa et, dès le milieu du 17e siècle, grâce au contact des Britanniques des Amériques avec les colonies espagnoles, vers l’anglais, avec barbecue – qui s’écrit aussi de nos jours bar-b-q ou BBQ. En français, ce fut d’abord barbacoa qui fut adopté au 18e siècle, et a peut-être donné barbaque, avant que la reprise de la version anglaise ne s’impose dans les années 1950. Depuis lors, par un enchaînement complexe de métonymies, le même mot désigne un objet matériel, une technique de cuisson, une espèce de plat et un type d’événements.
Un quasi-personnage.
En Afrique du Sud, sous le nom de braai, le barbecue est partie intégrante de l’« art de vivre » afrikaner, mais prospère tout autant chez les victimes de l’apartheid, en fait dans toute l’Afrique subsaharienne, sous différents noms, comme le dibi en bambara ou le nyama choma en kiswahili. Aux États-Unis, ce fut un plat typique des Sudistes, qui a permis de faire de Lexington, en Caroline du Nord, la capitale mondiale auto-proclamée du genre, mais les Cadiens (Cajuns), avec leur identitaire boucherie de cochon rôti, pourraient tout autant la revendiquer pour La Nouvelle-Orléans. Les grillades cuites et consommées à l’extérieur comptent beaucoup au Maghreb (méchoui) et au Machrek (chawa), dans le Caucase (chachlyk), en Turquie (mangal), en Roumanie (gratar), au Portugal et dans ses anciennes colonies (churrasco), où il concerne aussi le poisson, en Argentine (asado)… Le barbecue est courant sous de nombreuses formes en Chine, au Japon, en Corée, aux Philippines et en Indonésie, ainsi que chez les musulmans du sous-continent indien.
Cette géographie mondiale de longue durée, exprimée par une arborescence étymologique complexe, montre qu’il ne s’agit pas d’une invention récente (soyons logiques : elle doit plus ou moins dater de la domestication du feu), mais plutôt de l’unification linguistique tardive d’une technologie et d’une pratique qui, comme beaucoup d’autres, dès le Paléolithique et jusqu’aux phases récentes de la mondialisation, a été inventée, parfois simultanément, dans de nombreux lieux indépendants les uns des autres [1]. La condensation en un mot de toutes ces réalités fait de « Barbecue » un quasi-personnage planétaire qui, contrairement à « Méditerranée », mis en scène par Fernand Braudel [2], n’est pas un environnement, mais un objet, matériel et idéel, versatile et omniprésent. Souvent les objets sont mis en scène par ceux qui les vendent, ils ont des noms de produit, de marque, d’« enseigne ». Dans notre cas, pas d’émetteur unique : c’est la circulation spontanée d’un objet complexe dans la société civile mondiale qui explique son succès. Le barbecue, c’est un bouquet garni de civilisations, désormais aussi notre civilisation commune.
On comprend mieux, depuis peu, que les objets sont des cocktails bourrés d’intentionnalités comme d’autres le sont d’amphétamines. Ici se rencontrent les concepteurs de l’appareil, ses propriétaires, ceux qui ont inventé les techniques de cuisson et ceux qui mangent le plat. Cependant, on retrouve presque partout l’idéal masculin d’une maîtrise de la sauvagerie [3]. Durant la courte période de l’histoire de l’Occident où la recherche de partenaires matrimoniaux était devenue officiellement libre, mais se faisait sous l’étroit contrôle de la génération précédente, la performance au barbecue a constitué un test redoutable pour qui voulait épouser la jeune fille de la maison. Aujourd’hui, le succès dans l’art du barbecue est devenu trop facile pour permettre de tester quoi que ce soit et, au moment où Roger Federer s’approche de la retraite, on peut se demander s’il ne sera pas le dernier des bons gendres.
Le barbecue offre en tout cas un éventail incroyable de dispositifs et de pratiques : à bois, à charbon, à gaz, à électricité, horizontaux ou verticaux, sophistiqués ou spartiates, très chers ou très bon marché, à poignées, à roulettes et à couvercle et, désormais, connectés. On peut y griller, rôtir, braiser ou fumer. Les épices et les sauces dédiées (parmi lesquelles la « sauce barbecue », version industrielle d’une recette du sud des États-Unis) se multiplient et débordent du cadre de la cuisine en plein-air. Les variantes qui remplacent la grille par la plaque (plancha) sont également populaires.
Barbecues citadins.
On aurait pu en rester là, mais, comme le montre l’image au début de cet article, le politique mêlé à la réflexivité se sont invités dans l’histoire. Le caractère faussement patriotique de cette invitation australienne à participer à la fête nationale donne le ton. Le barbecue, ce n’est pas très sérieux, mais ce n’est pas pour autant une affaire privée. Le passage à l’espace public a rebattu les cartes.
Dans les sociétés à logique communautaire, cette distinction n’a pas de sens. Elle commence à devenir pertinente lorsque la Suburbia nord-américaine diffuse le modèle de la maison avec jardin privatif. Le barbecue devient alors indissociable d’un mode de vie dont la plus belle expression se retrouve, en Europe, chez les périurbains. Au point que certains auteurs, activistes du lobby automobile ou militants du modèle d’habiter périurbain, ont parlé d’« effet barbecue ». Ils voulaient convaincre que les périurbains étaient tellement heureux de passer le dimanche autour de leur barbecue qu’ils n’avaient pas besoin, comme les citadins, de prendre l’avion pour s’évader de la grisaille quotidienne. Selon ces auteurs, ils « compensaient » ainsi, par leur immobilité, les émissions massives de dioxyde de carbone produites dans la semaine avec leurs deux voitures par ménage et leurs longues pendularités. En fait, rien de tout cela n’est vrai. Sébastien Munafò [4] a montré, chiffres fins à l’appui, que les périurbains « s’échappent » aussi volontiers vers la « nature » et qu’inversement, dans leurs mobilités de loisirs, les citadins ne « fuient » pas la ville, puisqu’ils ont encore plus tendance que les autres habitants à visiter d’autres villes. Quant aux périurbains qui ne partent pas en vacances, c’est moins par choix que par nécessité, l’effort consenti pour acheter leur pavillon et leurs véhicules les ayant parfois conduits à consacrer toutes leurs ressources monétaires à ce projet à leurs yeux essentiel.
Derrière cette erreur s’en cachait une autre, bien française : croire que le désir proprement humain et métaphysiquement essentiel du barbecue ne pouvait s’assouvir que dans l’espace privé. Dans cette approche, la vie en ville aurait son coût en frustrations de toutes sortes, et notamment celle de ne pas pouvoir se faire un petit barbec’ à la demande. Or, les villes suisses, particulièrement étudiées par Munafó, se caractérisent par une offre d’espaces verts urbains très généreuse, agrémentée de dispositifs de barbecue. Qui fréquente la Genève du dimanche, notamment les quartiers populaires peuplés d’immigrants ou de descendants d’immigrants portugais, s’imprègne de multiples odeurs et saveurs de churrasco. Même en France, où ces aménités sont plus rares, il ne faudrait tout de même pas oublier les balcons ou les terrasses des appartements et surtout n’avoir jamais humé les merguez des manifs parisiennes.
Dans le Monde entier ou presque, tout particulièrement dans l’Europe germanique et nordique et dans les pays anglophones, le barbecue, tout en demeurant par ailleurs une pratique privée fréquente, est devenu un marqueur classique de l’espace public urbain, tout autant à Sydney, où le barbie est un rituel presque obligatoire dans les nombreux espaces verts qui bordent les rivages et qui sont parfois équipés de fours qu’on peut louer avec une pièce de monnaie, que dans les rues et les parcs, sur les places et les quais de Stockholm, où une grillfest est très aisée à organiser, pour autant que le temps s’y prête.
Autrement dit, non seulement le soi-disant « effet barbecue » n’existe pas, mais l’expression n’a en outre aucun sens, car cette pratique ne permet pas de distinguer la ville de la campagne.
En s’installant dans l’espace public, le barbecue opère une mutation sur sa substance même. D’abord la mobilité du dispositif s’est imposée : les grils sont devenus légers ou même jetables, sont accessibles à des prix modérés (moins de 4€ en Europe) et utilisables en complémentarité avec les infrastructures offertes par les pouvoirs locaux. Le barbecue devient un plat à peine spécifique dans ces pique-niques urbains dont l’engouement ne fait que croître.
Dans le périurbain, la place du barbecue est liée au régime de construction du ménage (couple requis, enfants bienvenus) et du voisinage (on pense choisir ses voisins mais ensuite, on doit faire avec). Dans l’espace public au contraire, la famille est un cas parmi d’autres des multiples groupements possibles, qui peuvent comprendre des amis et des collègues de travail ou même constituer un agrégat spécifique. Le monde de l’entreprise s’en est d’ailleurs emparé [5], tant pour valoriser le « bien-être au travail [6] » que, plus récemment, pour favoriser les rencontres entre futurs créateurs de start-ups [7].
Ainsi le groupe des mangeurs devient-il lui-même élastique, il n’attend qu’un prétexte pour se constituer, il n’est pas totalement défini à l’avance et peut s’enrichir sur le tas de nouveaux participants. Ce qui était au départ strictement communautaire (dans les tribus ou les villages) et en gardait la trace dans les péri- ou sub-urbanités fordistes s’interface désormais à une société d’individus composée de collectifs ondoyants qui peuvent apparaître ou disparaître inopinément.
Sur les plages de Mascate, à Oman, des membres de groupes sociaux et ethniques les plus divers se retrouvent dans un joyeux désordre et c’est l’occasion de porosités inopinées, impossibles ailleurs et que le barbecue facilite. C’est aussi le cas du sizdah bedar (« treizième dehors » : le treizième jour, on sort) dans les fêtes de la nouvelle année iranienne (Norouz), à l’équinoxe de printemps. À Téhéran, dans les parcs publics, plus vastes et mieux tenus dans les quartiers bourgeois du nord de la ville, ou au bord des autoroutes, les habitants, même les plus modestes, n’hésitent pas à s’installer pour pique-niquer et font souvent griller de la viande. C’est l’occasion de multiples transgressions – une soupape tolérée parce qu’elle ne dure qu’un jour, comme ce fut le cas autrefois pour le carnaval dans les pays catholiques. Aujourd’hui, cette tradition sert de vecteur à une sourde protestation contre un régime totalitaire affaibli et d’autant plus que le caractère, pour une fois vraiment public, de l’espace urbain donne une visibilité à l’expression de gestes (chanter, danser, boire de l’alcool, arborer des tenues non conformes) habituellement réprimés.
Un rhizome de rhizomes.
Les Arawaks furent les premiers humains que rencontra Christophe Colomb lorsqu’il débarqua aux Bahamas en 1492. Ils avaient des javelots pour chasser, mais ce n’était pas des armes, une notion qui, relève Colomb, n’avait aucun sens pour eux… une bienveillance humaniste qui ne laissait pas de le surprendre. Avant d’être massacrés, réduits en esclavage et de disparaître, dès 1650, ils ont transmis ce caillebotis de bois (ils ne connaissaient pas le métal) qui permettait de poser des pièces de viande. En outre, les Arawaks remerciaient les animaux de leur avoir confié leur corps et s’excusaient auprès d’eux d’avoir dû les tuer pour pouvoir les manger. Des carnivores végétariens, en somme, dont la philosophie serait sans doute très prisée de nos jours.
Les Conquistadores, eux, voulaient fabriquer à tout prix du territoire, celui de leur empire. Cependant, si on y réfléchit bien, il y a beaucoup de réseaux dans cette histoire : le treillis de l’appareil, sa diffusion à partir de multiples lieux selon un parcours compliqué, le recrutement des participants, etc. Et, contrairement au brutal pavage des empires, ce réseau mondial est universel parce que pacifique, et inversement.
Le barbecue est une rencontre active (on le « fait ») et la petite technicité qu’il implique le distingue du simple pique-nique. Il est aussi rhizomatique : l’effectif des convives est variable et ouvert, il ne préjuge pas de la nature et de la force des liens qui les unissent par ailleurs. Autour de la grille se croisent des individus qui, en conversant, fabriquent un ici gracile. La pratique du barbecue déploie un rhizome mondial dont les nœuds sont aussi des rhizomes. Un rhizome composé d’autres rhizomes, donc.