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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Ne croyez pas en la littérature.

Yves Citton, Zazirocratie. Très curieuse introduction à la biopolitique et à la politique de croissance, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.

L’ouvrage d’Yves Citton est aussi étrange que le titre qu’il arbore, et aussi curieux que le sous-titre le proclame. Ce professeur de littérature et philosophe politique s’est entiché d’un obscur médecin normand oublié de tous, Charles-François Tiphaigne de la Roche (1722-1774), auteur entre autres de L’Empire des Zaziris sur les humains. À travers une lecture de Tiphaigne exhaustive — au sens strict, qui épuise et éreinte parfois aussi l’auteur dont il traite —, Citton évoque des motifs et des thématiques aussi divers et anachroniques que l’hybridité, la photographie, la mécanique des fluides, les organismes génétiquement modifiés, l’utopie littéraire, la surveillance globale ou la surpêche. Pourtant, derrière cette accumulation fatrasique de problématiques, se dessine le fil d’un propos cohérent, orienté par ce même souci qui, au fil des ouvrages de Citton, ne s’est pas démenti : les questions de réception. Du particulier au général, de l’œuvre de Tiphaigne à l’histoire du 18e siècle et à la littérature dite « mineure », puis à la littérature tout court, Citton réaffirme l’empire de la fiction, le tribut qu’elle n’a pas fini de réclamer au monde dans lequel nous vivons.

Une Introduction… à quoi donc ?

La question s’invite donc dans ces lignes : ce livre bizarre, à qui s’adresse-t-il ? Au premier chef, aux politologues, est-on enclin à penser, plus particulièrement à travers la notion centrale de « biopolitique ». Héritée de Foucault, celle-ci est définie par Citton comme « toute forme de pouvoir prenant pour objet la (re)production de la vie » (p. 15). Elle s’affirme, au cours de la modernité, comme indissociable des mutations par lesquelles les populations occidentales ont vu s’accroître la complexité de leur tissu social, s’améliorer leurs conditions de vie et de confort, se constituer un modèle de gouvernance démocratique par lequel il apparaît plus économique de « faire vivre » la population, que de la « laisser vivre » (p. 16) par décret autocratique.

La fonction centrale de ce système biopolitique, Citton la convoque pour démontrer à la fois qu’elle occupe toute entière la pensée du néolibéralisme mondialisé dans lequel nous vivons, et l’imaginaire de Tiphaigne, dans la vision qu’il a de son époque : c’est la Croissance. Chez le biologiste Tiphaigne, l’organisation du monde doit se comprendre comme fondamentalement fluide : aussi bien liquides qu’aériens, ce sont des flux qui gouvernent nos pensées et nos actions ; nous n’existons guère à l’état de stricte matérialité que pour servir de relais à des phénomènes de circulation, de filtrage et de mise en réseaux d’informations. La description de l’humanité est ainsi centrée sur une intense vie immatérielle, spirituelle, en constant mouvement, qui génère immanquablement une croissance, envisagée sur un modèle végétal :

Ça pousse de partout dans le monde qu’il [Tiphaigne] nous décrit : comme dans le Plume d’Henri Michaux, un arbre naît d’une graine, des filets naissent de l’arbre, des vermisseaux naissent des filets, des ailes naissent aux vermisseaux, des piqûres et des démangeaisons font naître des jalousies, des danses, des livres. (p. 84)

Cette rage de l’engagement humain dans une activité constante, entendue comme principe même de l’existence, conduit dès lors Citton à voir en Tiphaigne le précurseur d’une réflexion de nature plus économique que politique — ou, plus exactement, d’une tendance qui verrait le modèle économique remplacer tous les autres dans l’agenda de nos gouvernants : en vivant, nous agissons, en agissant, nous produisons, il faut donc produire pour vivre. Tiphaigne se lit alors comme l’anticipateur de mots d’ordre qui circuleront deux siècles après lui : la valorisation de la production sur un mode uniquement quantitatif, la Croissance établie comme horizon simple, comme idole irrévocable, et l’absence de « repère satisfaisant pour fixer les directions dans lesquelles cette Croissance doit se tourner » (p. 275). En somme, la situation économique contemporaine est annexée par Citton sur le « travailler plus pour gagner plus » de triste mémoire (rappelons que Citton a été durablement traumatisé par l’ancien président français, au point d’avoir écrit l’un de ses précédents ouvrages [1] en réponse à la conception sarkozyste des études littéraires).

Du politologue, le lecteur de Citton semble alors s’infléchir en direction du militant. Zazirocratie serait-il destiné aux Indignés de tous poils, étudiants québécois, décroissants à la recherche de modèles alternatifs de société ? Cela se pourrait, car le souci principal qui nourrit le questionnement de Citton est, de fait, facile à dégager. Certes, « ça pousse », mais le modèle végétal que cette croissance instaure empêche d’envisager que l’on puisse durablement et efficacement infléchir son mouvement dans un sens acceptable, et non « dans l’emballement d’une croissance productiviste dont l’accélération est proprement effrénée […], désorientée […] et irrationnelle » (p. 289). Citton trouve chez Tiphaigne une métaphorisation centrale de cette remise en question, qui donne son titre à ce livre, à travers une explication a priori complètement fantaisiste : les Zaziris, des esprits subtils et taquins, agissent au sein des flux qui nous traversent pour infléchir nos décisions, nous piloter comme des marionnettes et s’amuser de ce que nous croyons être notre libre-arbitre. Le postulat central de Citton pourrait être celui-ci : nous nous pensons individus, vivant en toute connaissance de cause, alors que nous sommes des « dividus » (p. 282 et suiv.), vécus par des pulsions, des injonctions, des élans communs, des danses de Saint-Guy provoquées par ces malins génies. La complexité croissante de la société occidentale durant l’avènement de la modernité permet la rencontre métaphorique entre cette fantasmagorie et les grands courants d’organisation de la société.

Biologie, économie politique, fantasmagorie… ou philosophie ?

Outre les prémisses, que Citton repère dans sa lecture de Tiphaigne, de l’influence de l’État-providence sur les individus, ou des réseaux d’information (p. 149), il faut également voir dans cette œuvre une remarquable alternative aux systèmes philosophiques de son époque. Tiphaigne propose en effet à son lecteur un dépassement inédit du cogito cartésien, par lequel, plutôt que d’affirmer la primauté de l’individu et sa maîtrise sur le monde qui l’entoure, il s’agit de considérer tout acte comme relevant de l’influence des flux qui nous traversent, et comme débouchant sur une forme de somnambulisme par lequel ce que nous croyons vivre est en fait rêvé, sous forme collective.

Pour, sinon fonder, du moins orienter nos savoirs, il ne faut pas se fier à une évidence selon laquelle je, en tant qu’individu, suis une « substance pensante ». Il convient plutôt d’adopter une certaine prudence envers les vains songes collectifs qui nous environnent de nécessaires simulacres — je rêve, donc nous sommes (humains). (pp. 199-200)

Citton, dans sa lecture de Tiphaigne, ne se contente pas de replacer celui-ci au sein des débats philosophiques qui animent notre vision du 18e siècle. Ces débats, dans leur tendance à la bipolarité, nous auront trop longtemps fait croire qu’il fallait choisir son camp, entre matérialistes et spiritualistes, par exemple. Or, du commentaire que Tiphaigne fait de Locke notamment, il ressort que la matière n’est pas à négliger au profit de l’immatériel, qu’elle en est un support indispensable, mais qu’elle ne se suffit pas à elle-même pour expliquer la circulation de flux qui la dépassent — commentaire qui permet à Citton de désigner Tiphaigne comme un « supramatérialiste » (p. 135). Plus largement, eu égard à la réception de Tiphaigne à son époque, où il fut volontiers assigné par ses pairs aux marges réactionnaires, Citton refuse de reconduire le médecin normand dans un débat entre philosophes et antiphilosophes, autant de « clichés polarisant la vie intellectuelle des Lumières entre [progressistes] et [passéistes] qui ont empêché des générations de lecteurs de mesurer l’originalité de l’œuvre de Tiphaigne » (pp. 66-67). Car si ce dernier semble parfois se complaire dans une forme de résistance rétrograde aux pensées de son époque, il apparaît pour Citton que sa remise en question est bien plus féconde qu’elle n’y paraît, comme dans sa critique de la mode des « systèmes » qui fleurissent en son temps, à l’image de ceux que prône Condillac : « Chacun s’est fait son système, chacun s’est trompé en sa manière », dit Tiphaigne (p. 337). Ceci pour mieux se servir de sa propre critique envers le système dont il se fait l’inventeur : « en peuplant sa maison d’Esprits Élémentaires et de Génies, Tiphaigne programme le discrédit annoncé des systèmes qu’il propose, en s’installant d’emblée dans le registre de la chimère » (p. 340).

Politique, philosophie, biologie, littérature — les disciplines s’interpénètrent dans la lecture que Citton propose de Tiphaigne, et qui mettent à mal notre effort de chercher à qui donc pourrait bien s’adresser Zazirocratie. L’étonnante hybridité de l’auteur dont il traite rejaillit sur Citton qui, en dernière instance, adopte la perspective qui subsume toutes les autres, celle du lecteur de littérature. La question de savoir comment lire ce livre, vaut en effet aussi bien pour Citton, lisant l’œuvre hybride et génériquement indécidable de Tiphaigne, que pour nous, lisant Citton. À cette question, s’en substitue donc une autre, la même sur un mode intransitif : comment lire ?

Car, au-delà des intérêts divers que l’on peut avoir pour les multiples objets dont Zazirocratie rend compte, la force principale du livre de Citton est de faire œuvre de critique littéraire, et plus particulièrement de produire une théorie de la réception. C’est un livre qui pose la question de savoir comment on peut, comment on doit, recevoir un ouvrage de littérature, défiant presque toujours la lecture. Comme l’écrivait Proust, « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (Proust, 1968, p. 361) ; c’est de cette étrangeté que se réclame le sous-titre de Zazirocratie.

Contre une lecture « visionnaire ».

Il eût été extrêmement tentant de ne faire de Tiphaigne qu’un simple précurseur de problématiques contemporaines. Ce dernier, en effet, soulève dans son œuvre de nombreux éléments de réflexion qui s’adaptent, de manière étonnante, à certaines de nos préoccupations actuelles. Tiphaigne s’était, dans son traité de 1761, Histoire œconomique des Mers occidentales, inquiété du phénomène de surpêche, déjà en germe à son époque et qui mobilise aujourd’hui sur un plan global l’attention des instances politiques. Tiphaigne avait, dans sa Giphantie en 1760, décrit précisément un procédé de fixation des images prototypique des recherches ayant conduit à l’invention de la photographie. Le même ouvrage décrit avec un à-propos étonnant un repas constitué de « trente salières remplies de sels de différentes couleurs » (p. 235) qui en font l’ancêtre de la cuisine moléculaire… On pourrait poursuivre ces constatations à l’envi, et insister encore sur cette vision centrale, si particulière, de l’économie spiritualiste mise en place dans cette œuvre, qui évoque avec netteté la circulation contemporaine de l’information en flux et en réseaux. Mais Citton dépasse heureusement ce principe de sidération, ce cliché de la vulgarisation littéraire consistant à présenter les œuvres du passé comme visionnaires d’un état du monde actuel, pour porter l’accent sur ce que la lecture met en mouvement, en somme la valeur littéraire de l’œuvre : 

plutôt qu’à faire de Tiphaigne — penseur des réseaux et de l’information — l’inventeur d’Internet ou du World Wide Web, mesurons tout ce que ses capacités visionnaires d’anticipation doivent à une imagination littéraire qui est vieille comme le monde. (p. 156)

Une valeur littéraire qui n’est pas à entendre sur un mode esthétique ; Citton dit assez que la lecture de Tiphaigne est souvent laborieuse, voire « profondément indigeste » (p. 27). Mais plutôt en ceci que cette lecture nous impose la vision d’un monde en constant mouvement, à laquelle sa lecture elle-même n’échappe pas. Inclassable, incompris, instable, Tiphaigne nous rappelle, par l’entremise de Citton, que le texte littéraire meurt d’être fixé, que par ses contradictions mêmes, ses scandales, ses incohérences, il appelle à l’interprétation… et à l’actualisation. Une lecture de Tiphaigne comme « pur précurseur » aurait enfermé celui-ci dans la clôture d’une équation utilitariste. Or Citton, à l’inverse d’une telle interprétation, cherche avant tout à restituer à toute lecture son pouvoir. Il n’est peut-être pas illogique, d’ailleurs, qu’au cours de ce processus le lecteur de Zazirocratie ne ressente pas vraiment l’envie de se plonger dans l’œuvre de Tiphaigne… mais que par ailleurs il en ressorte convaincu, s’il ne l’était déjà, de la nécessité de l’appréhension du monde par le biais de la fiction et de ses transformations par la lecture.

La fiction comme une vacuole.

L’un des exemples les plus éloquents de la puissance du littéraire, telle qu’elle est mise en lumière dans Zazirocratie, réside dans la conception, par un Tiphaigne à la philosophie constamment entretissée de biologie, d’une Nature non pleine. Prenant à contrepied sa proverbiale horreur du vide, Tiphaigne la décrit comme ménageant en son sein de petites zones creuses, où s’autorégularisent ses mouvements. Ces « petits espaces où l’action des corpuscules continue d’avoir lieu » (p. 258), invisibles dans un monde où prédominent déjà la finitude et la complétude de la matière, offrent à Citton la possibilité de concevoir métaphoriquement l’existence d’un espace intime, nécessaire à la lecture aussi bien qu’à la réflexion et à la création. Reprenant à son compte, dans l’intervalle, un propos de Deleuze concernant ces « vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles [les gens] auraient enfin quelque chose à dire » (pp. 258-259), Citton érige en principe central de sa réflexion cet intervalle, le transposant au sein d’une économie mondialisée au sein de laquelle « le travaillisme étroit qui indexe directement la productivité sur l’emploi » (p. 257) rend un tel espace de moins en moins acceptable.

Dans la perspective du monde de Tiphaigne, gouverné par des esprits subtils qui menacent celui qui n’y prendrait pas garde à vivre, sans s’en rendre compte, une vie entièrement gouvernée par des pressions qui s’exercent sur lui à son insu, de tels espaces littéraires apparaissent dès lors comme autre chose que le simple « loisir » face auquel le « travail » se constitue et se justifie. Face à la « pression maximisatrice de la Croissance induisant une course folle, où l’on ne sait plus si la soif de divertissement dirige ou subit la loi d’un travaillisme autophage, la réflexion sur les rythmes et la compartimentation » des œuvres de Tiphaigne sont ce qui permet à Citton de « poser les bases d’un modèle alternatif de développement biopolitique » (p. 256). Et il apparaît que la littérature, pensée archétypiquement comme fiction, est le lieu privilégié de cette respiration de l’esprit, de cette mise à distance du monde. C’est là en effet que se joue, au sens strict, le phénomène de croyance. La fable des Zaziris, présentée de manière évidente comme telle, ne s’en confronte pas moins aux différents « systèmes » d’explication du monde qui s’affrontent au 18e siècle, les réduisant tout aussi certainement qu’elle à des fictions [2]. Cette reconfiguration fait de Tiphaigne le chantre d’une « ère du soupçon » avant la lettre, grâce à laquelle Citton enjoint ses contemporains à se faire des lecteurs de fiction, des observateurs soupçonneux de la grande fable de la Croissance qui sert d’idole au monde dans lequel nous vivons.

C’est véritablement la dernière partie de Zazirocratie, intitulée « Comment faire œuvre littéraire ? », ainsi que son postlude, qui en constitue le principal point focal, reprenant l’ensemble des discours très divers qui constituent l’œuvre de Tiphaigne (sans oublier ceux que Citton lui-même produit à son propos) pour les placer sous l’égide d’une « hygiène des croyances » (p. 334), d’un discrédit de toute parole (scientifique, philosophique, politique) à prétention véridictionnelle. « Cette étude aura atteint son but », précise Citton, « si elle parvient à convaincre le lecteur que la fable des Zaziris est “aussi réelle” que le système de la biopolitique » (p. 340).

Un manuel de réception littéraire.

Il ne fallait donc pas chercher à savoir à tout prix à qui s’adresse Zazirocratie, car un tel étiquetage aurait eu pour effet d’en produire une lecture fermée. De la même manière, il est nécessaire d’insister sur le type de lecture, non événementiel, que Citton fait de Tiphaigne. Voir en celui-ci un simple anticipateur de notre modernité eût en effet joué le jeu du déterminisme contre lequel s’inscrivent aussi bien Citton que Tiphaigne. Non, Tiphaigne n’est pas décisif dans l’invention de la photographie, des prisons panoptiques ou de la cuisine moléculaire. C’est la dialectique propre au travail d’interprétation, la circulation du texte entre auteur (et commentateur) et lecteur qui offre à ce dernier le loisir d’y lire un aspect anticipatoire, à prendre sur le mode fantastique. À travers Tiphaigne, Citton montre que la littérature est un calque inadéquat, qui ne s’adapte pas de lui-même à la réalité historique du monde, mais qui en propose a contrario une manière alternative de le penser.

Cette façon de présenter la littérature n’est pas nouvelle. En particulier, les travaux de Gadamer et de Jauss explicitaient déjà ce nécessaire rapport à une littérature qu’il fallait s’efforcer de ne pas momifier dans son époque, de l’intervention inévitable du lecteur dans l’établissement, pour le texte, d’un horizon d’attente demandant à être constamment renouvelé — ce que traduit Citton par l’axiome « réinscrire l’énonciation individuelle sur son arrière-fond collectif » (p. 26). Le motif de la « vacuole » comme lieu nécessaire à ce renouvellement, est probablement d’ailleurs cela même que Jauss nomme « distance esthétique » (Jauss, 1978, p. 142), laquelle le conduit à appeler de ses vœux une expérience de lecture qui puisse « déboucher sur une action symbolique ou réorientée vers la solidarité » (Jauss, 1978, p. 164)… Il est d’ailleurs un peu dommage que Jauss ne figure ni en bibliographie, ni dans l’index nominum de Zazirocratie (il se serait pourtant trouvé, dans ce dernier, en l’excellente compagnie d’un certain Jésus Christ, cité, quant à lui, à une reprise)…

Mais le mérite du livre de Citton n’en souffre pas, car si la méthode est éprouvée dans ses fondements théoriques, elle reste extrêmement judicieuse sur le plan pratique. Zazirocratie, en constant dialogue avec l’œuvre de Tiphaigne, très proche du particulier du texte, permet un retour réflexif sur le particulier de la méthode qu’elle érige. En vrai continuateur de Tiphaigne, Citton laisse le doute infuser son propre commentaire, selon une approche empirique extrêmement précieuse, là où le dogmatisme d’une « vraie théorie » eût manqué son but.

Ce que dit Citton, finalement, est assez élémentaire : il faut laisser à la pensée la place de se développer, dans un sens qui n’est pas forcément celui d’une stricte adhésion à l’utilitarisme ambiant. Ainsi, l’on parvient à une conclusion qui n’est pas définitive, qui ne construit pas de Vérité, car elle est de nature interprétative. Et l’activité qui en constitue le meilleur exemple, celle qui ne peut exister qu’à condition que l’on accepte de ne pas y trouver ce que l’on était venu y chercher, c’est la lecture littéraire. Pas forcément la lecture de « la littérature », mais la lecture en général, envisagée sous la lumière oblique du littéraire, qui filtre, distancie et décrédibilise les évidences, les mots d’ordre, les paroles sacrées. Une lecture en forme d’« invitation faite au lecteur de se laisser traverser à son tour par les esprits propres à la puissance de la littérature — pour y trouver les moyens d’infléchir la circulation des esprits au sein des Zazirocraties à venir » (p. 348), comme Citton l’écrit en clausule. Ou encore, selon une formule magnifique, « ce qui compte dans “ma” parole, ce n’est pas tant ce qui l’attache à moi, mais le fait qu’elle me traverse » (pp. 283-284). Ce livre n’est peut-être qu’un « simple » plaidoyer pour la lecture, mais il émerge dans un monde devenu plus inquiétant qu’avant, et au sein duquel une telle activité devient de plus en plus suspecte. Et donc de plus en plus nécessaire.

Résumé

L’ouvrage d’Yves Citton est aussi étrange que le titre qu’il arbore, et aussi curieux que le sous-titre le proclame. Ce professeur de littérature et philosophe politique s’est entiché d’un obscur médecin normand oublié de tous, Charles-François Tiphaigne de la Roche (1722-1774), auteur entre autres de L’Empire des Zaziris sur les humains. À travers une lecture de Tiphaigne exhaustive — au sens strict, qui épuise et éreinte parfois aussi l’auteur dont il traite —, Citton évoque des motifs et des thématiques aussi divers et anachroniques que l’hybridité, la photographie, la mécanique des fluides, les organismes génétiquement modifiés, l’utopie littéraire, la surveillance globale ou la surpêche. Pourtant, derrière cette accumulation fatrasique de problématiques, se dessine le fil d’un propos cohérent, orienté par ce même souci qui, au fil des ouvrages de Citton, ne s’est pas démenti : les questions de réception. Du particulier au général, de l’œuvre de Tiphaigne à l’histoire du 18e siècle et à la littérature dite « mineure », puis à la littérature tout court, Citton réaffirme l’empire de la fiction, le tribut qu’elle n’a pas fini de réclamer au monde dans lequel nous vivons.

Bibliographie

Hans-Robert Jauss, « Petite apologie de l’expérience esthétique » in Pour une esthétique de la réception, Paris, « tel » Gallimard, 1978.

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1968.

Notes

[1] Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Éditions Amsterdam, 2007, pouvait en effet — et en partie — se lire comme une réaction face à l’incompréhension affichée de Nicolas Sarkozy pour La Princesse de Clèves, son mépris pour « la littérature ancienne » et les institutions qui continuent d’en préconiser la lecture.

[2] « Je sais que les Zaziris n’existent pas, mais faisons néanmoins “comme si”, et voyons ce qui se passe. L’espace de la merveille constitue ainsi une sorte de coquille, une vacuole d’(in)croyance temporaire, au sein de laquelle de nouvelles connexions peuvent s’instaurer entre les idées, entre les images, entre les êtres. » (p. 330, souligné par l’auteur)

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