Toute une série de phénomènes récents et spectaculairement médiatisés – les « catastrophes naturelles » et les «désordres écologiques », nourrissant les interrogations sur le « Global change » ainsi que, sur un autre plan, la montée de la sensibilité environnementale au sein de la société civile – pousse à reposer à nouveaux frais un problème important : celui de la place de la nature dans la société en général et dans l’espace en particulier. Une telle analyse offre la possibilité d’éclairer la position que la géographie peut prendre face aux « objets de nature».
La conception scientifique moderne occidentale, qui se développe à partir de la science galiléenne et s’épanouit depuis le début du positivisme, jusqu’à connaître ses premières critiques systématiques à partir des années 1960-1970 établissait une disjonction radicale entre nature et société (en tant que monde de la culture ). Dans ce cadre, la géographie française classique (1880-1950) fut en situation originale au sein des sciences humaines, elle qui se targuait d’être la plus naturelle des sciences de l’homme, Vidal de La Blache ayant énoncé clairement l’apport fondationnel des sciences naturelles (Berdoulay & Soubeyran, 1991). Pour autant, la géographie institutionnelle vidalienne ne sut pas tirer réellement profit scientifique de son attention, rare pour l’époque, aux faits de nature et des relations des communautés humaines à ceux- ci. Et ce d’abord par ce que les géographes refusèrent dans leur majorité de se placer dans le champ des sciences sociales et escamotèrent, par choix, toute réelle approche théorique de la société et de ses logiques. Par ailleurs, ils ne furent guère portés non plus à ébaucher une véritable théorie de la nature, pas plus qu’ils n’approfondirent la réflexion épistémologique quant à l’accès supposé privilégié de la discipline aux phénomènes ressortissants à l’ordre naturel.
Les géographes furent persuadés, en raison même de la posture initiale vidalienne, du caractère de « science carrefour » de la géographie, sans plus de réflexion sur ce qu’une telle assertion présupposait et impliquait. Ce carrefour fut, en vérité, un entre- deux reposant sur des implicites, excluant toute pensée critique qui risquait de ruiner rapidement ce bel édifice, et qui fut verrouillée par le jeu conservateur de l’institution géographique. Cette évolution est fascinante pour qui s’intéresse à l’histoire des savoirs et des disciplines, car elle montre comment une communauté professionnelle, attachée au contrôle strict de sa reproduction et soucieuse de l’uniformité de son discours , put, à partir d’un placement scientifique intéressant, transformer sa position en confinement et ses démarches en impasses. La géographie aurait pu être la première des sciences à dépasser les schémas de pensée dualistes (nature versus société), et à proposer des modèles généraux sur cette question. Elle ne fut, compte tenu des orientations qui furent in fine privilégiées par Vidal et surtout par les vidaliens, qu’une des plus acharnée à refuser la socialisation des objets de nature et le paya au prix fort de son discrédit, dont il fallut s’arracher à partir des années 1960.
Le « compromis moderne », au sens de Bruno Latour (1991), en tout cas, a permis une double exclusion, symétrique. Les sciences « naturalistes » s’attachèrent à penser leurs objets indépendamment de l’humain et du social – sauf à les considérer comme des facteurs de perturbation. Les sciences sociales, pour la plupart, expurgèrent leurs champs d’investigation de la nature, considérée comme une sorte de résidu, appelé à voir sa part diminuer irrépressiblement. De nombreux géographes reprirent d’ailleurs cette attitude, dans leur entreprise de mutation de la discipline ; ceux- ci, de plus en plus nombreux à partir de la décennie 1970, en voulant, par impératif épistémologique, se démarquer de la géographie physique dominante, en vinrent à ne plus jamais, ou peu s’en faut, aborder la question de la nature, du « milieu ». On trouve maintes occurrences de cette tendance dans la nouvelle géographie française élaborée durant les années 1960-1970 par des auteurs influencés par le marxisme et le matérialisme économique. Une telle mise en marge se retrouverait, dans un tout autre univers paradigmatique, au sein de l’analyse spatiale. Elle peut paraître aujourd’hui, rétrospectivement, un peu intempestive et empêcha que l’on pense pleinement le statut et la place des faits de nature au sein de toutes les organisations spatiales. Les essais de réflexion moins réducteurs sur ce point furent relativement marginaux, en France, jusqu’à une date récente, et vinrent d’abord de géographes physiciens (Georges Bertrand, Jean- Pierre Marchand par exemple), moins transfuges que désireux, dans un contexte d’inflexion du cours de la discipline vers les sciences sociales, de redonner du sens et une place aux notions et méthodes forgées par la « géographie physique ». Les travaux menés se consacrèrent d’ailleurs, avant tout, aux espaces ruraux et à leurs paysages, autour desquels les démarches se construisaient, ce qui réactivait dans une certaine mesure le vieux tropisme de la géographie classique pour la campagne , censée être plus proche de l’environnement naturel que la ville . La plupart de ces travaux restent toutefois cantonnés à une conception assez stéréotypée de l’instance naturelle, considérée comme une extériorité, qui entoure, environne l’humain et avec laquelle l’homme entretient des relations dialogiques ou systémiques. La majorité des analyses de risques « naturels », qui constituent un champ de reconversion très prisé pour la « géographie physique », se déploient dans ce cadre. Par ailleurs, on constate la propension de presque tous les géographes à réduire le « naturel » au « milieu géographique », où la terre et le climat occupent une place prépondérante, ce qui laisse de côté bien des aspects bio- physiques. Or, on peut sans doute dépasser ces approches en adhérant à une conception renouvelée de la nature – exposée dans l’article éponyme de ce dictionnaire. Celle- ci, en effet, peut être considérée comme le résultat (matériel et idéel) du processus de traduction par la société des données des systèmes biologiques et physiques. La construction sociale de la nature permet à la société , en retour, de s’autoconstruire, puisqu’elle trouve là des instruments, des savoirs et des idéologies qui assurent de tracer les lignes de partage (mouvantes au cours du temps) entre les humains et les nonhumains, entre les phénomènes sociaux et ceux qui n’en seraient pas. Bref, toute nature est artificielle, toujours- déjà humanisée : il n’y a que les systèmes biologique et physique (qui peuvent exister, comme on le sait, sans l’homme et doivent être étudiés par des « physiques » et des sciences du vivant) qui puissent connaître des impacts anthropiques, des entrées du système sociétal, quantifiables, évaluables dans leurs effets à court, moyen et long terme. La nature et la société ne sont pas des systèmes séparés mais des ensembles jumeaux, appariés : c’est pourquoi le seul « impact» de l’homme sur la nature, c’est la redéfinition du périmètre et du contenu phénoménal de celle- ci et de ce qu’elle signifie pour un groupe humain. Une telle position constructiviste donne assurément une tout autre portée à l’analyse de la nature en géographie. Il s’agit tout à la fois de saisir la naturalité, considérée comme un artifice, un traitement du physique et du biologique par les êtres humains, partout présente au sein de la dimension spatiale, idéelle et matérielle, de la société et la sociétalité agissante, sous son espèce de la spatialité, idéelle et matérielle, dans la définition de ce que la nature embrasse et des agencements spatiaux des objets sociaux de nature. On dépasse ainsi tant les études routinières des interfaces que les préceptes habituels des tenants de la construction sociale de la nature en conférant une importance réelle au mouvement qui engramme le physique et le biologique sous l’espèce du naturel au sein de la société, mouvement qui se manifeste et s’exprime dans et par l’espace. Cette approche, on l’aura compris, ne peut être confondue avec une simple analyse en termes d’anthropisation (qui refuse d’admettre l’hybridité humain- non- humain des agencements spatiaux) pas plus qu’elle ne se trouve frappée du sceau d’une quelconque « théorie » adaptative. Il n’y a pas d’adaptation des hommes à leur nature mais invention permanente d’une nature conforme aux logiques de la société. Augustin Berque donne de nombreux bons exemples de ce processus complexe. On sait qu’il a forgé depuis trente ans une théorie solide du rapport entre société et nature, au lexique très cohérent, où il insiste sur le fait que le naturel ne signifie pas par lui- même, que son ordre, sa valeur et ses significations résultent de son saisissement par la société, qui en retour est informée et configurée par la présence, en son sein, de cette nature codifiée. Dans un ouvrage consacré aux villes japonaises, il insiste ainsi sur la prégnance de la « Nature présente au- dedans même de l’urbain, consubstantielle à la culture […] » (Berque, 1993, p. 41) et entreprend l’analyse d’un « écosymbole » majeur de la civilisation japonaise – un « motif de l’habiter » qui exprime la relation protéiforme de l’homme avec le Monde : le tatami. Il en montre avec pertinence l’appartenance conjointe à la nature et à la culture, les deux pans, indissociablement liés dans la trame matérielle même du tatami (fait de paille de riz et de coton), se soutenant mutuellement. Bel objet spatial, une forme de base de l’organisation des espaces nippons, pour lequel se justifie l’étude de son statut pleinement et toujours déjà naturel et culturel : nous voilà loin de ce que les géographes ont l’habitude d’aborder ! Et pourtant, il semble bien que l’examen des objets du quotidien, opérateurs primaires de la spatialité humaine, des formes spatiales ordinaires – la maison, le lieu le plus quelconque – et des artefacts techniques, assure de saisir l’interpénétration société- nature, et ainsi de s’émanciper des développements trop rudimentaires. Qu’on songe par exemple à un réseau d’eau et d’assainissement, objet technique à forte capacité organisationnelle des espaces qu’il dessert et contribue à configurer. Lorsqu’on étudie un réseau de ce type, on passe sans cesse et sans solution de continuité – ce qui ne veut pas dire que ce passage ne soit pas repéré par les protagonistes du jeu social – de l’humain au nonhumain : on croise, interpolés, les langages, les représentations, les données physico- chimiques et biologiques (l’eau, la gravité, etc.), converties ou non en phénomènes naturels, le temps, l’économie, les actions politiques, les problèmes sanitaires, etc. Tout cela nous parle non pas seulement de l’objet technique, non pas simplement de son rapport aux phénomènes physiques et biologiques qui contribuent à le faire exister en tant que tel, mais bel et bien de la société tout entière, de ses espaces, et de la place qu’y tient la nature, en tant qu’instance transversale à toutes les dimensions de la société. Envisageons le trajet, tout à la fois spatial, sémantique et technologique, de l’eau dans la ville. De l’aquifère au robinet, ou à la fontaine, elle passe ensuite dans les circuits de ses multiples usages : elle n’est d’ailleurs point toujours là pensée, par ceux qui l’utilisent, en tant que produit naturel. Rejetée, salie, polluée, elle n’est presque jamais référée au naturel, mais au contraire à son apparent envers : l’artificiel de l’usage dévastateur de l’homme. Elle est dénaturée, flux immonde dans l’égout, comme elle dénature les rivières où elle se jette lorsqu’elle n’est pas traitée. Si l’on la purifie dans une station, on la renature, on la remet dans un état supposé originel. Le même litre d’eau aura donc connu de nombreux états et les opérateurs auront produit ses états par leurs savoirs, leurs idéologies, leurs imaginaires, leurs technologies, leurs techniques. Un géographe étudiant ce type de problème peut saisir comment l’espace est présent dans les différentes situations au sein de ce cycle et le rôle qu’il peut y jouer – y compris bien sûr celui de fixer des représentations de ce que sont les espaces de nature et des « agressions » qu’ils subissent. Il va pour cela mobiliser des espaces d’échelles variés : des bassins versants à l’exutoire de l’égout, en passant par les stations d’épurations et les périmètres d’épandages des boues issues du traitement, les rivières, les zones urbaines concernées par ce circuit de l’eau, les logements des utilisateurs, etc. Bref le géographe n’est pas là confronté à une réduction de son champ par cette conception de la nature mais bel et bien à une prodigieuse complexification de ses objets. Saura- t-il relever ce défi cognitif ? De telles investigations ouvrent la géographie à des approches qu’elle n’a pas coutume de mettre en place en même temps que cette définition de la nature, à coup sûr, invalide la prétention des géographes d’être les mieux placés pour saisir un « rapport » société/ nature qui n’existe plus en tant que tel, puisque la nature est avec la société, en permanence. Tout juste admettra- t-on que l’espace rend plus visibles certains composants physiques et biologiques et constitue donc un vecteur d’une cristallisation de ceux- ci en faits « naturels » ; cela aide les géographes mais en même temps les dessert en les poussant à une certaine paresse épistémologique et théorique, compte tenu de l’évidence apparente de la présence de la « nature » au sein de gros objets géographiques (le paysage rural par exemple). Cela étant dit, et pour ne mentionner que quelques cas parmi les plus simples, l’anthropologue lorsqu’il analyse l’investissement du corps dans la pratique culturelle (mais aussi le géographe lorsqu’il étudie les pratiques d’espace), l’économiste, lorsqu’il prend en compte le rôle des matières premières au sein des systèmes productifs, le juriste qui examine, par exemple, le champ de la bioéthique, le politiste traitant des questions des stratégies environnementales des opérateurs politiques, s’avèrent tous concernés par l’interpénétration nature / société . Assumer ce constat s’impose pour que la géographie ne joue pas la partition de l’exceptionnalité de ses démarches, condition sine qua non pour qu’elle devienne enfin une véritable science sociale, à l’égal des autres.
Depuis la première édition de ce dictionnaire, la conception renouvelée des liens entre espace et « nature » que nous proposions s’est largement imposée dans des nombreuses recherches géographiques. La saisie des questions d’environnement « naturel » (donc social) en a été profondément bouleversée, de même que celle de la prise en considération des problématiques du changement global. Il faut aussi insister sur la fertilité d’approches par des géographes, dans le sillage des travaux fondateurs de Nathalie Blanc, de l’importance prise par les non-humains (animaux, végétaux) au sein des agencements spatiaux.