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Sérendipité.

Multiculturel.

Image1Le « multiculturalisme » tue. C’est en tout cas ce que pensent bon nombre de Néerlandais après l’assassinat de Theo Van Gogh, le 2 novembre 2004, Cet assassinat en rappelle un autre, celui de Pim Fortuyn, le 6 mai 2002, et possède, semble-t-il, des liens avérés avec les récentes menaces de mort visant la députée d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali.

De quoi s’agit-il au juste ?

Sur la scène politique et dans les medias néerlandais, on a beaucoup dit que ce déchaînement de violence était la conséquence de la « tolérance unilatérale », d’une tolérance vis-à-vis de personnes et d’organisations intolérantes, qui profitent de la liberté qu’on leur octroyait pour détruire la liberté des autres. Si c’est bien le cas, cela signifie que l’une des « cultures » concernées est intrinsèquement incapable d’accepter le pluralisme. La société néerlandaise aurait laissé se développer en son sein une autre logique sociale que la sienne, et profondément antinomique avec elle. Le mot « culture » semble alors utilisé dans un sens à la fois puissant et vague qu’il a souvent aux États-Unis : s’opposant en général à « nature », « culture » s’emploie, lorsqu’il est dénombrable (a culture), dans un champ sémantique très proche du français « société », impliquant tous ses aspects, hommes, objets, institutions, réalités matérielles et idéelles. C’est bien le sens qu’a choisi Iain M. Banks dans ses romans de science-fiction, qui racontent les interactions entre une société très développée, la « Culture », et d’autres, étranges et inquiétantes. Dans ce cas, « multiculturel » signifie multisociétal, un agrégat de deux ou plusieurs sociétés aux fonctionnements éventuellement incompatibles.

« Multiculturel » peut aussi avoir un sens apparemment plus faible, et se référer à un ensemble de communautés. Au sens fort de la Gemeinschaft de Ferdinand Tönnies, la communauté est un groupe non choisi, irréversible, auquel l’individu délègue sa destinée biographique. On peut alors concevoir une société « multiculturelle » comme un agrégat de communautés closes. C’est ainsi que beaucoup d’Européens se représentent les États-Unis. Ce stéréotype n’est pas dénué de validité. Le classement, spontané ou sollicité, des individus en collectifs à fondement biologique (sexe, race, ethnie) ou religieux y est incontestablement présent et joue un rôle non négligeable dans la vie politique. Il constitue un mode d’existence des inégalités sociales et même un ressort pour le maintien de ces inégalités, les solidarités intracommunautaires compensant les faiblesses des solidarités sociétales. S’agit-il pour autant de communautés stricto sensu ? Et, par ailleurs, quel est, sur le long terme, le pouvoir réel de ce mode de structuration sur l’organisation sociale des États-Unis ?

La réponse à ces questions difficiles gagnerait à s’éclairer d’une approche plus ouverte de la comparaison Europe/États-Unis. On peut en effet proposer l’hypothèse selon laquelle le curseur qui se déplace entre les bornes idéaltypiques société communautaire/société d’individus se situe à un niveau comparable des deux côtés de l’Atlantique. Cette approche permet notamment de rendre compte de deux observations contradictoires, celle, déjà présentée, d’une (auto-)incorporation des individus dans des groupes aux substances et aux frontières indurées ; celle d’une grande autonomie des individus selon différents critères (dynamique biographique, rapport à la famille, à l’espace, à l’argent…), qui fait des États-Unis un pôle peu contestable de l’émergence historique de l’acteur individuel. C’est la composition des principes communautaires qui diffère. Les Européens sont moins marqués par les appartenances religieuses ou ethniques, mais demeurent en revanche davantage sous l’emprise de l’État. Entre 1870 et 1945, l’État géopolitique, l’État politique et l’État-providence se sont appuyés l’un sur l’autre selon une courbure qui a conduit aux totalitarismes. Si la composante géopolitique s’est atténuée, le couple démocratie/État « social » s’est beaucoup renforcé, sans pour autant, loin s’en faut, mettre un terme aux tendances inégalitaires. Dans le cas français, une épure du genre, le discours « républicain » égalitaire semble bien constituer, notamment dans le vaste domaine du système éducatif – conception, fonctionnement, effets –, une ressource supplémentaire au service de la reproduction voire de l’aggravation des inégalités dans la vie sociale concrète.

Vus sous cet angle, l’« universalisme » étatique et le culturalisme politique peuvent alors être considérés comme les deux versants d’un même massif ou, si l’on veut, comme les deux mâchoires d’un même piège. Ceux qui dénoncent le multiculturalisme le font souvent au nom du communautarisme d’État. « Sacré contre sacré », résume pertinemment Albert Bastenier (Qu’est-ce qu’une société ethnique, Paris, Puf, 2004). Ceux qui le promeuvent n’imaginent parfois que l’alternative d’un communautarisme « civil ». Dans les Pays-Bas où l’ethnicité risque d’orchestrer le débat public comme dans la France où vient d’être établi un contrôle étatique sur les tenues vestimentaires, la vraie question est celle de la société des individus. Dans quelle mesure ceux-ci acceptent-ils de remettre une partie de leur droit, à l’individualité, privée ou civique, à des entités holistiques ? Dans quelle mesure, à l’inverse, l’intégration dans les stratégies individuelles d’une composante sociétale plus explicite (c’est-à-dire l’émergence d’une éthique de la citoyenneté) contribue-t-elle à assurer l’irréversibilité d’une vie politique autonome vis-à-vis des forces anti-politiques ? Les réponses sont d’autant moins triviales que les mouvements peuvent être contradictoires. La mondialisation tend à dénouer les allégeances localisées mais facilite le déploiement des logiques communautaires d’échelle planétaire, tout en suscitant des crispations sur des appartenances défensives.

Pour se repérer dans cet écheveau, la « notion » de multiculturel, plombée par les malentendus épistémologiques et l’indigence théorique qu’elle charrie, n’est pas, c’est peu dire, d’un grand secours. Le vocabulaire utilisé, de manière souvent non-critique, par les chercheurs en sciences sociales, apparaît profondément obéré par l’emprise des découpages issus des grandes idéologies communautaristes.

Le couple « assimilationisme/multiculturalisme » (où multiculturalisme signifie défense du communautarisme), loin de rendre compte des enjeux du moment, présente une lecture de ces enjeux par ceux qui voudraient empêcher l’émergence d’une société d’individus et qui voudraient convaincre que le choix se limite à opter entre un communautarisme ou un autre. Il en est de même dans un autre couple classique, « particularisme/universalisme », où universalisme signifie étatisme, et qui contribue à occulter les significations de la mondialisation pour l’individu et pour le politique. Dans ce domaine comme dans d’autres, une démarche lexicologique indépendante des sciences sociales serait bienvenue.

Le multiculturalisme, ce pourrait être tout simplement, par dérivation du sens « continental » du mot « culture », l’ensemble des productions créatives, la dimension cognitive des représentations. Quand un Néerlandais mange de la cuisine somalienne, ou l’inverse, cela provoque rarement des assassinats. Aussi n’en parle-t-on que rarement. Cette définition restrictive mais claire de la culture aurait l’avantage d’éviter la polysémie et ses leurres. La démarche des sciences sociales y gagnerait en précision et en vigilance.

Résumé

Le « multiculturalisme » tue. C’est en tout cas ce que pensent bon nombre de Néerlandais après l’assassinat de Theo Van Gogh, le 2 novembre 2004, Cet assassinat en rappelle un autre, celui de Pim Fortuyn, le 6 mai 2002, et possède, semble-t-il, des liens avérés avec les récentes menaces de mort visant la députée ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault. Il est le coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

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Sérendipité.

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