Dans le film documentaire « Une vérité qui dérange », comme dans tout autre film, toutes les images données à voir, ici des images de paysages, ont été choisies en fonction d’une ou de plusieurs intentions. Elles ont été sélectionnées dans des films ou des collections de photos. Puis, le réalisateur les a positionnées, avec l’aide d’un monteur, pour faire sens. Ce sont ces choix et ces usages, au profit d’une thèse bien affirmée, que nous avons interrogés. L’analyse porte donc sur les images de paysage qu’Al Gore met en œuvre comme des preuves destinées avec d’autres documents (cartes, graphiques, dessins animés) à emporter l’intime conviction des spectateurs. Elles participent à part entière au faisceau d’indices qui ont pour fonction de prouver le réchauffement climatique, d’en montrer les conséquences et d’en attribuer largement l’origine aux modes de vie des pays « riches ».
Al Gore, en présentant et en agençant des images et des sons durant 1 heure 38 minutes, met en place une stratégie de la perception destinée à un vaste public convaincu ou mieux, à convaincre. Bien sûr ces données visuelles et sonores s’inscrivent dans un scénario. Ici son déroulement est des plus classiques. Les séquences se succèdent dans un ordre logique : mécanismes, preuves, effets, causes et solutions. Le tout est entrecoupé par des scènes de la vie d’Al Gore (enfance, études, décès et accident de proches, candidature malheureuse à la présidence des États-Unis) dont le but est pour l’essentiel de donner une légitimité personnelle, universitaire et politique au personnage conférencier. Quelques moments emblématiques de l’histoire des États-Unis parsèment également le film. Malgré son grand intérêt, ce n’est pas sur l’organisation du film que nous nous pencherons mais sur le « corpus » d’images de paysage. Nous l’aborderons sous trois angles.
Quelle est la place des images de paysage dans le dispositif avancé par Al Gore ? Sous ce vocable on entendra non seulement la part des images de paysage dans l’ensemble des plans du film mais aussi la manière formelle dont elles sont soumises à notre regard : en quelque sorte, l’image comme forme construite.
Quel est le contenu de ces images ? Quels objets visuels nous sont donnés à voir pour nous montrer les paysages du réchauffement climatique ? On pourrait dire : l’image comme produit d’une imagerie.
Quel est leur rôle ? En quoi font-elles preuve d’une réalité sensée envahir l’écran ? Et au-delà comment elles travaillent sur des perceptions et des connotations qui mobilisent tout un imaginaire plus ou moins enfoui en instrumentalisant un ensemble de représentations collectives du monde ? Ce faisant elles créent aussi de nouvelles représentations : l’image comme réservoir d’imaginaires.
On l’aura compris l’objet de cet article n’est pas de revisiter le concept de paysage. Nous nous appuierons sur la définition très consensuelle de la Convention européenne du paysage : « partie de territoire perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ». Soulignons par ailleurs que l’image de paysage n’est pas le paysage. C’est un objet sélectionné et proposé comme représentation d’une portion de territoire. Fragment d’une réalité, l’image de paysage, est elle-même une construction. M. Périgord évoque « l’image de paysage comme la représentation d’une représentation du monde ».
La place des images de paysage : l’image comme forme construite.
Pour apprécier l’importance et la présentation formelle (le style) de ces images dans le vaste ensemble qu’est le film, nous avons adopté, en première instance, une approche quantitative. Pour ce faire, nous avons appliqué systématiquement, plan par plan, une grille d’analyse permettant de mesurer les caractéristiques formelles et visuelles retenues par Al Gore. Bien évidemment cette approche ne saurait suffire. Elle a ses limites, ne serait-ce que parce qu’en cinéma un seul plan ou plus souvent une seule scène de quelques plans choc peut jouer un rôle déterminant et donner une tonalité à tout un film. Ce peut être même parfois la source d’un jugement définitif !
Ici, les images de paysage occupent une part importante mais non exclusive du corpus d’images du film ; il y en a d’autres (images de la conférence, images des moyens de transport utilisés par le conférencier, etc.). Au sein même des images de paysage, certaines figurent en arrière-plan du visage d’Al Gore lorsqu’on entend en « voix off » ses méditations sur les raisons de son engagement. Nous n’avons pas retenu ces défilés de « fond d’écran » car les paysages entraperçus ne sont pas directement utilisés pour soutenir le propos sur le réchauffement climatique. Cela étant, ces plans participent, à leur manière, à créer aussi une certaine ambiance paysagère : villes américaines parcourues en voiture, aéroports internationaux en périphéries urbaines, forêts vues d’avion, balades dans le ranch paternel…
Six plans sur dix sont des images de paysages qui servent à nourrir une démonstration énoncée lors d’une conférence et c’est beaucoup. En effet, l’essentiel du film, c’est le conférencier avec sa batterie de dessins, de graphiques et de cartes. Ce qui fait que sauf dans quelques cas bien identifiables (images d’inondation ou de sécheresse, glaciers de montagne, mer d’Aral asséchée, etc.), les images de paysages ont été pour la plupart insérées a posteriori sur la voix d’Al Gore. On l’entend mais on ne le voit plus. C’est une technique extrêmement courante et impérative pour dépasser le stade d’une conférence filmée et faire un vrai documentaire susceptible d’accrocher le spectateur pendant un peu plus d’une heure et demie.
Les partis-pris du cadre et du cadrage sont porteurs des intentions du réalisateur Davis Guggenheim. On est frappé par le fait que, dans ce film, le paysage est rendu par une très large majorité (72%) de plans fixes. En réalité, ce sont des photos qui succèdent à des photos (Fig. 1) avec pour beaucoup un léger zoom avant pour donner l’illusion du mouvement et focaliser l’attention.
Avec les photographies, le cadre est fixé définitivement. Il n’y a pas, comme dans un plan de cinéma, un hors champ potentiellement surprenant si la caméra se déplace. La fixité des paysages renforce l’effet de preuve évidente contenue a priori dans chacune d’elle.
Ces images sont le plus souvent des plans larges (plus de quatre sur dix). Le lointain (Fig. 2) l’emporte sur le proche (un plan sur huit).
Il y a là une mise à distance qui est un gage d’objectivité alors qu’un gros plan, l’exposition d’un détail, est communément considéré par la grammaire audiovisuelle comme entaché de subjectivité. Ce souci d’impartialité est complété dans plus d’un plan sur quatre par le choix d’un angle de prise de vue en plongée (vue d’avion). Ce qui est signe de la hauteur de vue de l’observateur, au sens propre comme au figuré.
Les propositions du montage reposent sur la mise en place d’un jeu d’interrelations entre les plans. Le montage travaille des rapports qui relèvent aussi bien du fond que de la forme. Ils sont d’abord déterminés par le temps de présence à l’écran d’un plan ou d’une suite de plans. Ici deux durées sont nettement privilégiées. Les plans courts, moins de deux secondes, émargent pour plus d’un tiers du total des plans. Ils sont souvent présentés en rafale : vingt-huit plans en moins d’une minute au début du film… Dix sept plans en moins de cinquante secondes pour Katrina à la Nouvelle Orléans. Et pourtant l’un d’eux dure plus de treize secondes (Fig. 3) : le Dôme sur fond d’incendie !
Dans ce cas, il ne s’agit pas de représenter le réel mais d’intégrer sa puissance d’indice tout en obtenant un effet d’hallucination, de sidération qui anesthésie quelque peu le raisonnement. À l’opposé tout aussi nombreux (un tiers des plans), il y a des plans longs qui produisent un effet de dilatation du temps propice à la méditation : la vue satellite de la planète bleue (vingt secondes), le travelling sur la banquise et la plateforme de glace flottante (vingt-trois secondes), …
Les raccords entre les plans sont presque toujours (90%) des collures franches (« cut »). En effet, le type de narration choisi, un tableau, privilégie cette façon de relier un plan à un autre. Peu de trucages, en particulier peu de fondus au noir (lever de Terre) et de fondus enchaînés parce que la plupart des images de paysage sont employées sans souci de surligner des ellipses de temps et encore moins d’espace (Fig. 4), à l’exception notable des glaces et glaciers au fil des années récentes.
Les plans se succèdent de manière attendue, par exemple les plans enchaînant le Kilimandjaro, les glaciers Grinnal, Boulder, Columbia, ceux de Patagonie et du Pérou (Awjdh) et du Népal (AX010), les glaciers Adamello, Tscheva, du Rhône, Argentina, puis les surfaces englacées antarctiques… pour finir sur les chercheurs de Vostok. La continuité visuelle (la glace dans l’exemple mentionné) est la règle largement majoritaire (70%). Elle est au service d’un déroulement des faits, fonction de la logique du récit fluide adopté par Al Gore. Néanmoins un tiers des plans sont montés pour provoquer un effet de rupture. Leur apparition successive déstabilise l’entendement du spectateur. Elle suscite immédiatement des interrogations. Ces plans interpellent. Ils sont nombreux au tout début du film : glaces flottantes sur l’océan, rayons de soleil à travers le feuillage de grands arbres, ruisseau dans la neige, fentes de dessiccation dans un sol, incendies de forêt, rues de La Nouvelle Orléans après le passage du cyclone Katrina…. Leur rôle est de faire se télescoper des images de paysage qui a priori n’ont pas de rapport entre elles. C’est par ce choc des images que le réalisateur veut montrer le caractère planétaire (des lieux apparemment différents) et global (causes et conséquences mêlées) du changement climatique. Enfin, il y a quelques plans leitmotiv qui ponctuent le film : la rivière lénifiante du début (Fig. 5), les cheminées fumantes et toujours la glace de mer, sous ses différentes formes, qui sature le film dans toutes ses séquences.
Le contenu des images : l’image comme produit d’une imagerie.
Par définition, toute image est polysémique. Elle est sujette à des interprétations multiples. Cette dispersion intrinsèque du sens est largement combattue par le commentaire qui accompagne les images, voire par la musique. Il reste qu’il y a toujours quelque chose d’incontrôlable dans l’appropriation de l’image par les spectateurs !
Cela étant, tout n’est pas dans les représentations. En amont de l’interprétation, il est possible de s’entendre sur ce que l’on voit, c’est-à-dire sur l’identification d’objets visuels bien concrets : une usine, une route, un arbre, de la glace… Pour ce film, il a semblé opportun de classer tous les plans de paysage en une petite dizaine de rubriques fondées sur l’objet visuel dominant qui ressort de leur observation : ville, industrie, agriculture, recherche, transport, habitants, inondations, incendies ainsi qu’une série d’éléments naturels comme : océans, fleuves et rivières, vents, forêts, déserts, montagnes, neige et glaces.
De cet exercice, il ressort que l’imagerie produite par Al Gore est, en majorité, composée d’images d’éléments des milieux « naturels » (56%) généralement pris dans de grands espaces. Les images d’infini entre ciel et eau, rappellent les grands photographes des paysages de l’Ouest américain (Ansel Adams et Robert Adams en particulier). Dans le film, les plans de neige et de glace (un quart du total des paysages) se taillent la part du lion. Les tons sont clairs, voire lumineux avec toute la gamme des blancs et des bleus, plus quelques verts. Aux yeux du conférencier, c’est la « Nature », monde harmonieux et intact, qui est touchée. Elle enregistre le réchauffement climatique, c’est le marqueur des dérèglements. Et, dans cette perspective, le froid (Fig. 6) est fortement mobilisé pour nous dire le chaud. Loin derrière « la Nature » et dans la fonction d’images des causes du réchauffement, on recense : la ville (17%), l’industrie (10%) et les habitants (7%).
Les couleurs de la présence des sociétés humaines sont plus sombres, beaucoup de tons de gris, de brun-rouge (Fig. 7 et 8), de noir. Quant aux transports pourtant gros émetteurs de gaz à effet de serre et donc particulièrement impliqués dans le réchauffement, ils ne sont présents que de manière anecdotique (3%) ! Il est vrai que des esprits mal tournés pourraient reprocher à Al Gore son usage immodéré des avions et des voitures. Les conférences sont de grosses émettrices de gaz à effet de serre !
Peut-être plus signifiantes que la description objective du contenu des images, il y a les perceptions que l’on peut leur associer. Elles sont, directement ou indirectement par le biais des propos d’Al Gore, orientées vers trois idées-phares qui structurent le film, à savoir : les dysfonctionnements, les menaces et les catastrophes. Plus des deux tiers des impressions produites par les images de paysage s’inscrivent dans ce cadre. Tout cela contribue largement à donner au film une ambiance recherchée de fin du monde. Le mot « apocalypse » est d’ailleurs employé à propos d’une image de glissement de terrain en Suisse (Fig. 9).
Ajoutons qu’une part non négligeable (près de 40%) des plans n’est pas localisée. Et pour la majorité de ceux qui le sont, la localisation n’est pas précise. C’est l’échelle d’un océan (arctique, pacifique), d’un continent (antarctique) ou encore celle d’un pays continent (« en Chine ») qui est convoquée ! Les territoires des traces ou des risques liés au réchauffement deviennent des espaces largement indifférenciés. Sans adresse précise, le péril est partout. Il l’est d’autant plus qu’à l’exception des images de glaciers de montagne, les dates de prises de vue ne sont pas mentionnées. L’histoire du climat et de ses oscillations est largement gommée. Or par définition toute image est datée : c’est un instantané à un moment donné. Pour les images de paysages, cette date doit être précise, au mois près puisque les saisons, on le sait, sont une composante majeure de l’aspect du paysage. Il n’est donc jamais neutre de confronter, comme marqueur du changement, des images d’un même paysage à deux dates différentes. Le choix des dates détermine le résultat de la comparaison. L’utilisation des images des Neiges du Kilimandjaro par Al Gore est à cet égard très problématique. La succession des deux photos : l’une prise « il y a plus de trente ans » (1970 s’inscrit en surcharge sur la photographie) et l’autre « plus récemment, il y a deux mois » (pas d’année mentionnée) est explicitement avancée comme une preuve irréfutable du changement climatique (Fig. 10 A). Mais on ne sait ni la saison de prise de vue (saison sèche ou saison des pluies et donc des chutes de neige à cette altitude), ni si les années de référence tiennent compte de la variabilité interannuelle du climat. Si le même Kilimandjaro avait été photographié en 2007, Al Gore et nous aurions constaté une extension de l’enneigement (Fig. 10 B).
Cela aurait-il changé la conclusion ? Se servir des images dans une démonstration suppose un minimum de rigueur et cela d’autant plus que l’argument Kilimandjaro est l’un de ceux qui est le plus repris par des médias avides d’un sensationnalisme emblématique immédiatement perceptible.
Enfin, on notera qu’Al Gore ne propose aucune image des solutions techniques déjà en œuvre pour limiter les effets du réchauffement : éoliennes, électricité photovoltaïque, recherches sur les moteurs, habitat bioclimatique, transports en commun,…
Le rôle des images de paysage : l’image comme réservoir d’imaginaires.
Comme dans beaucoup de films documentaires ou de fiction, l’impact recherché par le réalisateur réside dans l’imaginaire des spectateurs, leurs affects comme leurs croyances. Tout se joue dans la façon dont ils reçoivent le film, c’est-à-dire dans la manière dont ils sont susceptibles de se l’approprier et de lui donner sens. Cette appropriation est un phénomène complexe que l’on ne peut épuiser dans cet article. Néanmoins, elle repose sur deux fondements : la crédibilité et la véracité de ce qui est donné à voir et à entendre.
Dans ce film, la crédibilité est apportée par Al Gore lui-même. Il avance l’ancienneté de son engagement (ses études), il utilise une rhétorique par association très efficace (par exemple : l’emboîtement de l’Amérique et de l’Afrique avant l’ouverture de l’Atlantique suite à la dérive des continents) et il mobilise de nombreuses références académiques (par exemple Roger Revelle). Pour dire « le vrai », le propos est entrecoupé d’une exposition d’images chargées de prouver la réalité du réchauffement climatique et de ses conséquences. Le rôle majeur est tenu par les images graphiques et les images cartographiques qui servent d’appareillage scientifique. Les preuves sont là et sont l’objet d’une mise en scène sophistiquée (par exemple Al Gore s’élevant pour atteindre le sommet projeté en 2100 pour les teneurs en CO2 de l’atmosphère). Cela n’en fait pas pour autant des pièces suffisantes pour emporter la conviction des spectateurs. Les images du réel semblent toujours plus probantes parce qu’elles sont concrètes. Contrairement aux graphiques et aux cartes, elles n’apparaissent pas aux yeux des spectateurs comme une construction. Elles sont censées parler d’elles-mêmes. C’est le syndrome de saint Thomas : on le voit, on y croit. Or lorsqu’on analyse plan par plan les images de paysage, seulement un tiers des photos filmées et des séquences cinématographiques peuvent être considérées comme des preuves directes du réchauffement : principalement le recul des glaciers. Pourtant cela aussi peut se discuter car un déficit de chutes de neige conduit aussi bien à un retrait glaciaire qu’un réchauffement. Pour le reste c’est la tonalité de la musique et le commentaire insistant d’Al Gore qui les instituent comme preuves. Il a choisi des images spectaculaires en particulier des vues de cyclones depuis des satellites. D’une part les cyclones ayant affecté les États-Unis en 2004 : Jeanne, Frances, Ivan, plus les 1717 tornades nord-américaines ; d’autre part, pour la même année mais au Japon, les cyclones : Sudai, Diannu, Ronanim, Ma-On, Conson, Chaba, Namtheum, Songda, Mindulle et Tingling ; enfin en 2005 les cyclones caraïbes : Emily, Dennis puis Katrina. Cette litanie documentée (Fig. 11) a pour effet de donner le sentiment du sérieux de la recherche.
Quant aux vues aériennes postérieures au passage de ces violentes perturbations venteuses et pluvieuses (maisons inondées, incendies, évacuation de population, familles réfugiées sur des terrasses en attendant des secours, abris de fortune, blessés sur des brancards, morts alignés dans des rues, corps flottants…), elles provoquent une forte émotion. Dramatiques, elles garantissent un effet de preuve alors même que les cyclones et les fortes tempêtes ne peuvent être significativement corrélés à la phase chaude contemporaine. Les démentis historiques abondent : du Kamikaze (vent divin) anti-mongol à la dévastation de la flotte américaine pendant la guerre du Pacifique en passant par la dispersion de l’Invincible Armada… Le rôle de ces images est d’être illustratives même si elles sont tirées du côté de la démonstration. Pour la défense des choix d’Al Gore, il faut remarquer qu’aujourd’hui, les irréfutables conséquences matérielles (donc filmables) du réchauffement ne se bousculent pas devant l’objectif des caméras. C’est peut-être ce qui explique quelques dérapages à la limite de l’instrumentalisation : l’assèchement de la mer d’Aral, l’embourbement d’un camion sur une route de l’Arctique (Fig. 12), les incendies de l’agriculture itinérante sur brûlis (Fig. 13)… On fait feu de tout bois !
Au-delà, il y a tout un travail sur les connotations plus ou moins souterraines liées aux images proposées. Au début, un plan du film s’attarde trois secondes sur des fragments d’icebergs saupoudrés de poussières grises à noires… (Fig. 14)
Or les glaciers d’Islande libèrent chaque année des icebergs aux bandes noirâtres, qui ne sont que des couches de cendres émises par la quarantaine de volcans actifs de l’île. Rien à voir, mais rien n’est dit, avec la pollution urbaine et industrielle à laquelle ce survol très lent fait immédiatement penser !
Bien plus, en filigrane, derrière le réchauffement, un sens particulier vient s’ajouter au sens ordinaire. Le cinéaste puise dans tout un réservoir de représentations collectives qui parcourent nombre de cultures. Le succès mondial du film l’atteste (40 millions de spectateurs aux États-Unis, 700 000 en France fin 2007, 50 millions de dollars de recette d’après El Pais du 23/12/2007) autant que le sacre hollywoodien (l’oscar du meilleur film documentaire 2006) ou encore le prix Nobel de la Paix 2007. On ne peut s’empêcher de voir dans les paysages qui sont mis sous nos yeux des icônes de la lutte universelle entre le Bien et le Mal. Un Bien composé de vastes étendues vides d’hommes où s’épanouit une Nature éternelle. L’idée première du Jardin d’éden est présente dès les premiers plans et elle est reprise à la fin. À l’opposé, un homme démiurge ou plutôt une foule immense, âpre au gain, vivant dans des villes tentaculaires saturées de techniques envahissantes est en train de détruire la planète. Faust a passé un pacte avec le Diable ! Le tout est truffé de références à la Bible, explicites par les mots ou implicites par les images. Du Déluge aux Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (la fausse religion de la consommation, la destruction par les cyclones, la famine par la sécheresse ou l’inondation, la mort par la multiplication des virus) en passant par quelques unes des dix plaies d’Egypte sans oublier l’Oeil qui regarde Caïn (face à l’image de satellite du cyclone Katrina, Al Gore dit « Regardez cet œil ! »). On pourrait multiplier les allusions et les symboles jusqu’au traitement cinématographique d’Al Gore en prophète qui a longtemps prêché dans le désert… et qui marche dans un long couloir obscur pour gagner la Lumière des projecteurs et révéler la bonne parole (Fig. 15).
Si « le paysage est fait de signes et nous fait des signes », alors Al Gore a choisi des images qui sont sensées nous faire comprendre que la vérité qui dérange est celle qu’il nous révèle. Il nous dit que ces images montrent toutes sortes de signes précurseurs de l’Apocalypse. Celle-ci est d’autant plus vraisemblable que son avènement fait l’objet d’un cocktail angoissant de prophéties millénaristes servi tous les jours par de nombreux « experts » en modèles futuristes. Lui aussi, à sa manière efficace, participe à l’écriture et à la diffusion du Livre Saint, ou plutôt du film culte chargé d’enfanter un nouvel imaginaire collectif. C’est à cette construction que sert l’ensemble du corpus d’images de paysages avec ses plans larges, son rythme dissonant et sa tonalité catastrophiste (plus du quart des images). Il ressort une vision pessimiste du monde. Une planète Terre à la merci de l’Homme démiurge. Là où le bas blesse, c’est que la plupart des images de paysages qu’on nous met sous les yeux, ne montrent pas ce qu’Al Gore prêche. Elles jouent sur les stéréotypes d’une représentation collective (la terre fendillée pour dire la sécheresse, la fumée pour évoquer la pollution, l’eau jusqu’au cou pour évoquer l’inondation, un camion embourbé pour dire le dégel…). Elles ne démontrent rien des épouvantes annoncées. Seules les photographies de glacier à dates différentes sont, par le recul du front glaciaire, des marqueurs du réchauffement. Mais Al Gore oublie que la diminution des chutes de neige peut conduire au même résultat ! De là à en faire une catastrophe contemporaine il y a un pas, une surinterprétation, qu’Al Gore franchit « allègrement » sans jamais se référer aux avancées et reculs historiquement documentés. Il en va de même avec l’instrumentalisation des images de la Nouvelle Orléans, où ce qui relève du cyclone Katrina, un aléa qui n’a rien d’exceptionnel somme toute dans le golfe du Mexique, est habillement mélangé à ce qui incombe à l’aménagement d’une partie de l’agglomération. La catastrophe est due non pas à Katrina mais au non-entretien des digues, à l’ouverture à l’urbanisation de zones que l’on savait inondables, à l’absence de plan d’évacuation et à l’incurie des secours. Plus généralement Al Gore détourne, de manière explicite ou plus souvent implicite, les images de paysage vers une seule grille de lecture. Il les considère comme des illustrations pour agrémenter son discours et non comme des documents polysémiques qui obligent à regarder méticuleusement, même si cela dérange a fortiori. Sans cette attitude, il n’y a qu’une imagerie. Au-delà, c’est toute la question de la vérité scientifique qui est en jeu. Non pas une vérité assénée mais celle qui émerge après la difficile élaboration, par discussions et contre-exemples, d’une description vraisemblable de la réalité propre à susciter de nouvelles interrogations la remettant en cause.
Images : extraites du film « Une vérité qui dérange », de David Guggenheim, avec Al Gore, 2006.