Le but de cet essai [1] est de partager une lecture multiscalaire du paysage urbain en pleine mutation. Cette mutation est en réalité double : le paysage urbain est transformé par les pratiques de « mobilité augmentée » d’une part et par l’évolution du métier d’urbaniste d’autre part, qui, outre la maîtrise des processus de transformation territoriale, implique désormais la maîtrise des nouveaux objets numériques, actuellement l’apanage des « rois des SDK » (software development kit, ou kit de développement logiciel). En effet, l’offre actuelle en matière d’aide à la mobilité n’en est qu’à ses débuts. On recense des aides à la navigation, au stationnement, à la localisation de services, etc. La qualité de l’accessibilité à l’information continuera sans cesse de s’améliorer jusqu’à nous faire oublier qu’il fut un temps pas si lointain, avoir une connexion 3G robuste en pleine ville tenait du miracle, et qu’il y a quelques décennies, un déplacement longue distance tenait tout simplement du récit d’aventures…
Cette lecture se décompose en trois temps : la description de l’évolution de la mobilité par le truchement de l’accès à l’information et l’émergence de nouvelles pratiques ; l’analyse des piliers de cette nouvelle forme de mobilité augmentée ou mobilité numérique ; le questionnement et les perspectives du métier d’urbaniste dans les villes 2.0, 3.0, etc., à venir [2].
Voyages d’hier et d’aujourd’hui : de la mobilité-aventure à la mobilité augmentée.
Qui se souvient encore de ces incroyables voyages réalisés à travers les paysages enchantés de nos vacances d’antan ? Dans ces voitures non climatisées aux ouvertures à manivelle, avec des cartes imprimées plein le vide-poche, la radiocassette à fond… On s’amusait à faire des jeux sur la banquette arrière, à compter les voitures que l’on croisait en fonction de leur numéro de département ou en fonction des écussons cantonaux qui leur donnaient un air d’évasion, on cherchait la bête rare et on découvrait les territoires administratifs par le nombre d’observations récurrentes de plaques numéralogiques… Ces voyages avaient pour nous le goût de ceux des aventuriers qui ont sillonné les mers et les banquises. On choisissait sa destination à l’avance et on préparait soigneusement son itinéraire. Il fallait prévoir le ravitaillement et les étapes, pour les hommes et les machines, l’argent nécessaire au séjour et dans la monnaie qui avait cours dans ces contrées, repérer les points d’intérêt qui jalonnaient l’escapade et appréhender la qualité du séjour à venir, toujours un peu inconnue. On envoyait des cartes postales ou des lettres, on collectionnait les timbres, les coquillages, les pièces de monnaie ; on construisait un territoire personnel chargé de souvenirs aussi bien matériels qu’immatériels. Le seul équipement mobile disponible à l’époque était rare et cher. Seuls quelques passionnés ou hors-la-loi, mais surtout quelques routiers possédaient le sésame d’une mobilité améliorée par un réseau de télécommunication : la Citizen Band (CB)…
Depuis, la CB s’est enrichie d’un GPS, d’un appareil photo, d’une cartothèque multi-échelles et d’une série de services de localisation de services… assemblés en un seul objet appelé « smartphone ». De plus, nombreuses sont les innovations technologiques incluses dans les voitures pour rendre le voyage plus agréable et plus sûr ; les réseaux ont aussi changé, ils se sont complexifiés, les distances se sont, paraît-il, réduites, les cartes de crédit nous évitent a priori tout contact avec la monnaie locale (en attendant la généralisation annoncée des puces NFC — near field communication, soit communication en champ proche — qui permettra d’effectuer ses paiements directement depuis ledit smartphone). Pendant le trajet, on envoie des textos, des MMS, des mails et on poste ses photos sur les réseaux sociaux ; on s’assure à l’avance de la qualité de son hôtel en se basant sur les appréciations des autres utilisateurs ; on ne planifie plus, on roule à l’instinct ; on ne se perd plus, on profite de l’intelligence collective pour maximiser son expérience utilisateur du monde !
Aujourd’hui, notre mobilité est exacerbée par la facilité offerte par la télécommunication et par une accessibilité low-cost des territoires. Notre expérience de la ville et du territoire s’est enrichie de la valeur sémantique de tant d’autres qui y sont venus avant nous. Pour un peu, on en arriverait presque à plonger dans un état de déjà-vu permanent. Avons-nous vraiment encore des territoires personnels ? Construisons-nous encore notre vécu de l’espace par une expérience physique du voyage ou vivons-nous nos territoires à travers un petit écran tactile ?
Un certain Nicolas Bouvier écrivait, dans la seconde moitié du 20e siècle : « la vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir » (1963, p. 25). Aujourd’hui, on s’assure de bien garnir sa vie numérique pour ne pas rater le voyage. La purge, si elle a lieu, est un procédé ancien, on lui préférera le stockage sur le cloud (nuage), loin des yeux, mais près du cœur.
Mais ne soyons pas trop nostalgiques de cette époque lointaine qui, il faut bien se l’avouer, sent un peu la naphtaline… L’usage du monde garde encore aujourd’hui toute sa pertinence ; c’est bien « le voyage qui nous fait ou nous défait » (2000, p. 168), comme le dit si bien David Le Breton. Certes, il est devenu facile de voyager, mais, en contrepartie, nous sommes en permanence face à une foule de nouvelles possibilités qu’il faut expérimenter. L’actualisation de ce nouveau potentiel nécessite néanmoins de savoir se positionner et de savoir appréhender les nouveaux cadres de l’expérience, comme le proposait Erwin Goffman (1974). Les pratiques changent et se diversifient ; le monde a changé, c’est une évidence, mais l’usage que nous en faisons aussi ! Nous possédons tous un certain capital spatial (Lévy 2003a) doublé de nouvelles compétences déléguées à notre majordome numérique (the digital butler). On en revient, pour ainsi dire, à un autre type de voyage, à celui des écrivains et personnes fortunées des 18e et 19e siècles. On peut se délester d’une foule de choses, qui ne servaient en réalité qu’à assurer une certaine logistique lourde, et on peut désormais se concentrer sur d’autres choses, plus triviales parfois, plus personnelles souvent. Il redevient possible de laisser libre cours à notre perception et à notre expérimentation du monde…
Rupture, convergence et interopérabilité : nouveaux piliers de la mobilité.
Du point de vue de l’évolution de la mobilité ces trente dernières années, c’est surtout au niveau de l’innovation matérielle et de la consommation énergétique que les progrès les plus importants ont été accomplis ou sont en cours de mise en œuvre. En effet, les budgets R&D colossaux de l’industrie automobile se sont surtout concentrés sur la performance (motorisation, poids, sécurité, fiabilité…), le design des véhicules (matériaux, habitabilité du cockpit, aérodynamique…) et, depuis une bonne quinzaine d’années, sur la voiture et la route intelligentes. Aujourd’hui encore, les efforts pour obtenir un meilleur ratio « litres au 100 kilomètres », ainsi que le rêve d’une route qui prendrait en charge la gestion d’une mobilité individuelle cumulée pendant les heures de pointe sont à l’agenda.
Pendant ce temps, du point de vue des pratiques, l’évolution des parts de marché de la voiture et la diversité des modes utilisés montrent une étonnante monotonie… Pourquoi alors, malgré une crise pétrolière sans précédent il y a presque quarante ans, plusieurs guerres pour la suprématie de l’or noir et une dépendance indécente de l’Europe au pétrole, n’avons-nous pas encore vécu de véritable rupture technologique en matière de mobilité ? Quelle sera l’invention qui permettra de changer la face de la Terre comme la voiture l’a fait il y a une centaine d’années ? Il devient aujourd’hui difficile de chercher des solutions dans une industrie qui ne joue pas la rupture, mais la diversification de ses produits et la segmentation de son marché. Avec la fin annoncée du pétrole à plus ou moins long terme selon les experts, il devrait y avoir urgence et donc invention et innovation. Au lieu de cela, il y a transposition et argumentaire marketing… Derrière ce green washing de la technologie automobile, il y a aussi des questions énergétiques restées sans réponse et aux enjeux énormes à l’échelle planétaire. Faut-il électrifier la flotte au prix de plusieurs centrales nucléaires ? Est-ce défendable dans l’après-Fukushima ? Les prévisions de vente de véhicules purement électriques ont en tout cas récemment été divisées par deux pour 2020. Faut-il donner sa chance à l’hydrogène, malgré le souvenir d’un zeppelin-feu de joie ? Les difficultés techniques sont une aubaine pour les ingénieurs-chercheurs, mais la question de fond reste intacte : faut-il repenser la voiture ou faut-il réinventer la mobilité ?
Pas d’innovation ordinaire (Alter 2010) donc, et pas de « disruptive technology » non plus. Repenser la mobilité ne s’arrête pas nécessairement à l’amélioration sans fin des véhicules ou des infrastructures ; le concept renvoie davantage à l’idée même de la gestion de la distance, soit à l’une des questions les plus fondamentales de la géographie (Lévy 2003b). Des trois modes de gestion de la distance, la coprésence a donné son essence aux villes, la mobilité est celle qui a eu l’impact le plus fort dans la reconfiguration des territoires depuis un demi-siècle, et la télé-communication transforme depuis une quinzaine d’années l’espace mondial comme aucun autre auparavant… L’avenir s’écrira donc, non plus par le truchement de chaque moyen isolé, mais selon des combinaisons inédites qui donnent déjà lieu aujourd’hui à des concepts innovants au niveau des pratiques : latéralisation (Lavadinho 2011) des espaces publics (mobilité et coprésence), adhérence (Joseph 1997) des systèmes de transport (mobilité et télé-communication), médias urbains (Marzloff 2009) (coprésence et télé-communication), etc.
En effet, si au lieu de penser la mobilité de manière isolée on commençait à l’envisager doublée d’un potentiel de télé-communication pour permettre une maximisation des interactions entre le matériel et l’immatériel ? Et si la carte routière redevenait un outil de navigation (November, Camacho-Hübner et Latour 2010) et les horaires des transports publics un guide pour dénicher des trésors cachés dans nos pratiques quotidiennes ? Le véritable apport de la télé-communication consiste en ce pouvoir d’exploration d’un monde unique et inconnu, riche d’un nombre incalculable de dimensions cachées, allant des autoroutes de l’information aux « venelles de l’information », qui se superposent et s’entremêlent à la multitude de lieux réels, pour finalement composer un nouvel espace mi-virtuel et mi-réel, ultra-local et connecté au réseau global. Deux conditions sont donc nécessaires pour exploiter au mieux ce nouveau potentiel d’interaction : les compétences des acteurs et le développement des interfaces (de transports et homme-machine).
Interface, interface ! Est-ce que j’ai une gueule d’interface ?
Lieux d’échanges, certes, mais quels sont les échanges désormais déterminants ? Lorsque l’on parle de latéralisation, il est question d’une dilatation du déplacement qui enrichit l’expérience par une halte temporaire dans un espace public faisant office de zone tampon entre deux modes de déplacement, et qui requalifie le temps d’attente. Qu’il s’agisse d’un café, d’une zone d’attente équipée, etc., la latéralisation spatiale permet de rendre plus fluide et plus pertinent le déplacement par la transformation du cadre de l’expérience (de transport). Mais, en réalité, une deuxième latéralisation est toujours concomitante de la première, car liée à la possibilité de faire cohabiter deux états disjoints : celui du mouvement et celui du contact — la place que j’occupe dans un tram ou dans un avion, et l’espace du réseau social où j’interagis, par exemple. Cette deuxième latéralisation, propre à la superposition d’expériences liées à la télé-communication, n’est pas nouvelle. Combien de fois ne nous sommes-nous pas « évadés », grâce à une lecture ou à la musique, pour rendre moins pénible un long voyage en solitaire ? En effet, qu’il s’agisse d’un livre ou du hit de l’été, il est bel et bien question de télé-communication, asynchrone peut-être, mais télé-communication tout de même.
Ainsi, le jeu de la télé-communication ou de la coprésence améliore la qualité d’un déplacement, activité purement fonctionnelle si l’on n’y prend pas garde. De cette manière, la latéralisation en tant qu’enrichissement sémantique du parcours (les indications le long d’une promenade didactique ou historique jouent exactement le même rôle) transforme la compréhension du mouvement, permettant ainsi à l’intervalle de temps inerte et interchangeable de devenir une durée signifiante.
Contrairement à la coprésence, la télé-communication a besoin d’un médiateur ou d’une interface dans le but de rendre effectifs ces différents échanges d’information. En effet, le support de l’écrit (journal, livre, tablette…), ainsi que le support du son ou de l’image passent par un filtre qui ordonne et organise l’information en un tout intelligible. La qualité de cette interface influençant directement celle de l’expérience, surtout dans le cas où la qualité de l’interface complexe est meilleure ou plus riche que l’interface traditionnelle, c’est à ce niveau qu’il faut chercher la rupture. Entre une interface monofonctionnelle et un véritable « tableau de bord » multitâches, c’est la nature même de l’expérience qui est en jeu et non plus seulement l’échange d’informations. Il en va de même pour les interfaces de transport, où il ne s’agit pas uniquement de superposer les modes, mais de transformer la chaîne de déplacements en un tout cohérent et complexe, au sens d’Edgar Morin : le tout est plus que la somme de ses parties.
Ainsi, cette mobilité augmentée grâce à la télé-communication devient une expérience du monde par le truchement d’une interface qui assemble, combine et personnalise une multitude d’informations hétérogènes, afin de rendre le temps du mouvement plus riche encore. Le médiateur traduit, rend possible mais surtout facilite et transforme le déroulement de l’action (Latour 2005). Les exemples de cette convergence sont considérables : les communautés tarifaires, les cartes équipées de puces RFID, etc., véritables atouts de la mobilité combinée, permettant de rendre le déplacement continu et les transports adhérents ; le sésame qui permet à l’échange de se faire en douceur. La normalisation des bases de données, la création de fichiers interchangeables, multi-échelles, etc. définissent les conditions-cadres de l’échange. Bien qu’elles soient transparentes pour l’usager, elles sont tout aussi essentielles au bon déroulement de la mobilité que les routes ou les infrastructures ferroviaires. Cette interopérabilité nécessite donc une réflexion en amont, au même titre que le travail de planification des réseaux autres, dimensions toujours cachées de nos villes contemporaines.
Compétences des acteurs : fongibilité du capital urbain.
Du point de vue de l’acteur, les questions qui nous intéressent sont, elles aussi, en partie nouvelles. Les compétences de base qui rendent la mobilité effective sont bien connues : savoir marcher, faire du vélo, savoir utiliser les distributeurs de billets, avoir le permis de conduire, etc. À ces compétences de mouvement s’ajoutent des compétences de navigation : savoir s’orienter, connaître le réseau, savoir construire son itinéraire, optimiser son déplacement, etc. Les compétences cognitives ainsi mobilisées ne sont pas les mêmes, les enjeux non plus. Il ne s’agit plus de posséder uniquement des compétences « techniques », mais de développer des stratégies de mouvement. Or, ces stratégies se complexifient avec la qualité de l’expérience urbaine que l’on est amené à vivre.
Les stratégies de mouvement sont construites sur la base d’une combinaison de capitaux social (activités quotidiennes, réseaux sociaux, etc.) et culturel (langage, culture visuelle, etc.) qui contribuent, avec le capital spatial, à apporter aux acteurs un ensemble d’opportunités et de contraintes et une logique de choix qui lui permettent d’exploiter au mieux les potentialités de l’environnement urbain où l’activité de déplacement se déroule.
Si la mobilité n’est pas uniquement réduite à une série de prises en charge et de déposes de personnes ou de choses transportées, mais que les personnes acquièrent la possibilité de dévier de leur trajectoire idéale pour profiter de l’environnement urbain, alors il est nécessaire de composer avec de nouvelles contraintes et de nouvelles potentialités. Or, ces obstacles/opportunités doivent à leur tour pouvoir être intégrés et exploités par les acteurs. Les usagers réguliers acquièrent ces compétences et intériorisent une partie de l’information pour la rendre accessible dès que le besoin s’en fait sentir. Ainsi, à force de prendre le métro, on améliore ses déplacements ; à force de visiter des villes, on navigue plus facilement dans n’importe quel réseau urbain… De la même manière que pour les interfaces, à ces compétences spatiales viennent s’ajouter des compétences en matière d’exploitation du potentiel de communication. Savoir utiliser un smartphone, naviguer sur Internet, consulter un horaire en ligne, etc. nécessite un apprentissage dont la courbe de progression varie énormément d’une personne à l’autre, en fonction d’une multitude de critères socioéconomiques, l’âge, l’intérêt pour la chose dématérialisée, etc.
L’acquisition de ces différentes compétences et l’apprentissage de ces stratégies peuvent se faire de différentes manières. Il n’y a pas une seule et unique bonne réponse. La question se pose d’ailleurs en d’autres termes : est-il possible d’exploiter ensemble ces savoir-faire ? Et si oui, peut-on les transmettre ? Ces questions sont en général traitées par les spécialistes de l’ergonomie, dont l’expertise a entraîné un bond gigantesque en termes d’accessibilité aux outils de la télécommunication. Ainsi, les interfaces homme-machine ou encore l’ergonomie des sites Internet sont étudiées pour rendre la navigation plus intuitive et l’échec proche de zéro. Dans le même ordre d’idées, un grand soin est apporté à la conception de certains espaces publics, dont l’objectif de facilitation est similaire. Dès lors, l’enjeu n’est plus de rêver d’une meilleure ergonomie de l’un ou l’autre médiateur, mais d’une convergence de ces savoirs, afin d’enrichir l’expérience urbaine aussi bien du point de vue matériel (aménités physiques de l’espace public) qu’immatériel (aménités informationnelles de l’espace public), le but étant finalement d’accroître le nombre de prises (affordances, au sens de James Gibson et selon la traduction proposée par Isaac Joseph 1997), offert par ce même espace public augmenté. Ainsi, si la mobilité et la télé-communication sont intégrées à l’expérience urbaine totale, il n’y a plus lieu de séparer les savoirs, mais plutôt de les coordonner dans l’espoir de rendre la ville aussi facile d’accès qu’une application sur un smartphone : un clic, six écrans et une foule de possibilités offertes par les concepteurs d’espace public. En d’autres termes, rendre fongible ce capital urbain (spatial, social et économique) accumulé par les acteurs, grâce au nombre et à la diversité de leurs expériences passées ou partagées.
Or, la fongibilité de ce capital ne dépend pas uniquement de la disponibilité de ces technologies (ce n’est pas parce que ces technologies sont disponibles qu’elles sont de fait adoptées par l’ensemble des acteurs), aussi pointues et attractives soient-elles. Elle dépend aussi et surtout de leur adéquation avec les nouveaux besoins des usagers-acteurs. En effet, l’important taux de pénétration des smartphones dans le marché observé ces dernières années ainsi que la démocratisation considérable des technologies qui nous intéressent en général ne signifient pas nécessairement que les pratiques à large échelle aient changé de façon radicale. Les observations réalisées auprès des publics pionniers montrent néanmoins que de nouvelles stratégies sont non seulement envisageables, mais pourraient même devenir la norme. Cette transformation ne se fait pas uniquement au niveau des usages banals, mais aussi et surtout au niveau de la métrique de l’espace urbain qu’elles aident à transformer, ou du moins, pour ce qui est de la métrique pédestre, à renforcer en les remettant au centre de la mobilité quotidienne. Dès lors, le renouveau de la marche à pied observé par divers auteurs (par exemple, la récente action COST 358 [3] sur les Pedestrians’ Quality Needs) s’explique en partie par l’amélioration des conditions-cadres qui favorisent cette forme de mobilité urbaine et dans laquelle les compétences spatiales (augmentées ou non) des acteurs sont primordiales.
Et demain ? Quel urbanisme pour la ville intelligente ?
Les inventions et les innovations sont aujourd’hui légion. Peu d’entre elles seront effectivement implémentées à large échelle, mais certaines vont à coup sûr modifier notre expérience de la ville de demain. Au cœur de ces inventions, nous trouvons bien sûr des usagers pionniers, des designers, des informaticiens, etc. Une foule de nouveaux acteurs et de pratiques émergentes qui requièrent des compétences ad hoc, essentielles au bon déroulement de notre nouvelle vie numérique. Pour preuve, toute une série d’applications pour smartphone vendues sur les marchés numériques. Une multitude de petites choses qui touchent de près notre manière de faire le monde et de le vivre.
Dans ce contexte, le métier d’urbaniste devra nécessairement évoluer vers de nouvelles synergies entre des compétences « urbaines » et des compétences « numériques ». Toutes sortes d’hybridations verront le jour avec la généralisation des aides à la navigation urbaine et leur cohorte d’utilisateurs augmentés, basant leur vie sur une interactivité forte et au prix d’une consommation énergétique actuellement largement sous-estimée. Cette mutation du métier de l’information urbaine a été, pour l’instant du moins, largement laissée aux rois des SDK (software development kit ou kit de développement logiciel) qui, sans connaissances des enjeux de la planification et de la gestion urbaines, ne font qu’exacerber les dérives individualistes pour faire de la ville numérique un espace potentiellement sans contrôle… Mais si nous acceptons l’idée que la ville est un système complexe partiellement auto-organisé, alors un nouvel état d’équilibre pourrait émerger de ces nouvelles pratiques, encore plus largement basé sur la maximisation des interactions entre individus. Et dans ce nouvel état d’équilibre, le rôle de « l’urbanisticien », ou « développeur de l’urbanOS », reste encore largement à inventer.
Bien que l’idée fondamentale de cet essai ait été de montrer les apports potentiels de la technique dans les transformations observées des pratiques « augmentées » de la mobilité, il s’agissait surtout d’expliciter, d’une part, la manière dont cette « accessoirisation » des acteurs a influencé et influence encore les stratégies indivuelles et, d’autre part, les risques potentiels qu’elle représente par rapport à une pratique institutionnelle et collective de la fabrique de la ville. En effet, cet effet de capacitation (empowerment) dû aux objets techniques n’est ni nouvelle (l’invention de la roue, la domestication du cheval, l’invention de la voiture individuelle, etc.) ni déterministe. Les stratégies qui nous interpellent sont définies par la manière dont les acteurs gèrent leurs actions quotidiennes et génèrent de nouvelles pratiques à partir d’une série d’arbitrages, parfois contradictoires avec un idéal de bien collectif et hors d’une suprématie de la technique. Il convient par contre de souligner l’émergence de nouvelles métriques par la transformation de l’espace habité et des possibilités virtuelles ou actuelles qu’offre la technologie en tant que somme de savoir-faire situés.