C’est la façade de l’immeuble de mes voisins. La photo a été prise le 10 juillet, entre deux averses. On peut y voir une fresque écaillée représentant un paysage, avec une route bordée d’une palissade qui, par la grâce d’une perspective quelque peu hasardeuse, se transforme par endroit en une plate-bande fleurie. Sur la route, un petit cycliste à besace et casquette rouge roule vers de vertes collines ensoleillées.
Il y a deux maisons sur la fresque. L’une, invisible sur la photo, semble un chalet de bois avec des arcades surmontées d’un grand panneau sur lequel est mystérieusement inscrit le mot nokia. Il y a aussi une case sur le toit duquel est inscrit FERMÉ. Pourtant, la porte paraît ouverte et de la lumière filtre de l’intérieur, comme si cette case était vue de nuit, alors qu’il fait jour sur la fresque. Une petite silhouette brune se tient à côté de la porte. La case est bordée d’un cours d’eau et d’une palissade, derrière laquelle apparaît une seconde silhouette brune. La fresque couvre toute la façade du rez-de-chaussé de l’immeuble, et les volets clos intégrés dans ce trompe-l’œil s’ouvriraient en masquant le mot FERMÉ.
J’ai aimé passer quotidiennement devant cette fresque naïve pendant plus d’un an. Les volets ne s’ouvrirent jamais, je n’ai jamais su qui avait peint ce mur et dans quelle intention. La fresque faisait l’angle d’une boucherie chevaline, devenue hallal, tenue par des Turcs et intitulée « Misses H » (sic), ce qui faisait beaucoup rire les fumeurs. Puis la boutique est devenue un entrepôt où chargeaient et déchargeaient des camions venus d’Allemagne. Elle est aujourd’hui murée. Il n’y eut jamais ici de restaurant ou de boutique africaine comme me laissait supposer la case, ni de vendeurs de portables, malgré le nokia nordique.
Et puis il y a les parpaings. Trois portes et de nombreuses fenêtres murées. Certains appartements étaient loués, d’autres squattés. Il y a très peu de locations privées à Saint-Denis : sauf exceptions, comme pour l’immeuble de mes voisins, les propriétaires vivent dans leur bien, ce n’est pas une terre pour les investissements. Et quand l’on est noir, et que l’on travaille en contrat précaire ou sans contrat du tout, on n’a aucune chance de trouver à se loger, avec ou sans papiers. Alors on s’entasse dans des lieux insalubres. Un immeuble comme il en existe des milliers en France. L’escalier de guingois d’où dévalaient des enfants m’inquiétait beaucoup, avec ses planches pourries, ou manquantes que l’on apercevait en passant. Une petite voisine marocaine venue offrir un plat de ramadan à l’une des familles résidentes raconte y avoir hurlé de peur en croisant un énorme rat véloce. Depuis plus d’un an, les associations alertaient les services publics sur les conditions insalubres, le saturnisme, les risques d’expulsions. Au moment de la sortie des classes, les mères rentraient avec leurs enfants, le soir, plusieurs personnes se trouvaient sur le pas des portes pour prendre l’air et discuter, c’étaient mes voisins. Et puis un matin de juin, sans sommation, l’huissier, les parpaings : le propriétaire veut vendre, un programme immobilier se dessine.
Mes voisins ne sont pas sur la photo, squatteurs donc, ils ont été expulsés le 20 juin au matin. Vingt-quatre adultes, quatorze enfants. Ce que montre cette photo, c’est leur absence. Le plus jeune des expulsés est Amina, bébé né prématuré d’à peine un mois au moment de l’expulsion. Tous, sauf un Guinéen et un Ivoirien, sont maliens. La plupart se connaissaient avant d’arriver ici à Saint-Denis. Pour beaucoup, la migration a commencé en Afrique où ils ont voyagé et travaillé, notamment en Côte d’Ivoire. Il y avait du travail en Côte d’Ivoire. Et puis, en 1999 est arrivée la saison des crises, avec la création de « l’ivoirité », manipulation électorale qui a mal tourné. Les « étrangers », dont certains étaient installés depuis plusieurs générations sont devenus indésirables, pourchassés. Certains sont arrivés directement en France, d’autres sont passés de pays en pays à la recherche d’un travail, avant d’échouer ici, les uns après les autres, puisqu’il y avait des connaissances accueillantes, et, surtout, du travail.
Pendant une petite semaine, ils ont campé là devant la fresque. Des associations avaient prêté des bâches chaque nuit tendues à travers la rue pour se prémunir des pluies incessantes. Les premiers soirs, ce fut presque joyeux, grâce aux tambours de Mohamed, et j’avais l’impression de me retrouver au Bénin, lorsque les rues sont barrées et bâchées pour fêter un mariage, un baptême ou un enterrement, et où les voisins viennent participer aux agapes. Les familles avec enfants ont été logées dans des hôtels, parfois à plusieurs dizaines de kilomètres. Tous les matins, elles revenaient pour l’école dans un car affrété par la mairie. Pendant ce temps, de maigres troupes rassemblant les expulsés, quelques militants, des maîtresses et des voisins, dont certains n’avaient jamais défilé, battaient le pavé pour défiler et pétitionner, quêter avec les associations et les élus de la gauche des rendez-vous à la mairie, à la sous-préfecture, à la préfecture.
Quelques interventions « médiatiques » aussi, comme intervenir au Forum social populaire et « faire signer Besancenot », comme le voulait une maîtresse. Ce qui fut fait. Les « célibataires » étaient toujours dehors, il fallait partir, des voisins se plaignaient, les voitures de police rodaient, ralentissant devant la rue, et chacun retenait son souffle. Et puis cette rue excentrée n’était pas propice à la médiatisation de l’affaire, médiatisation seule susceptible de protéger les « sans-papiers ». Et puis il pleuvait, encore et toujours. Les expulsés, les militants, les maîtresses des enfants qui dormaient là étaient transis. Tout le monde a déménagé devant la mairie, sous les arcades couvertes, presque contre la basilique où s’entassent tous les rois de France.
Pour la pluie qui ne cessait de tomber, ce n’était pas mieux, car la dalle en pente faisait ruisseler l’eau entre les matelas, sur les maigres affaires que l’on avait eu le temps de sortir des appartements avant que les parpaings ne soient levés. Les femmes et les enfants sont revenus, l’hébergement d’urgence, c’est fini, et l’on campe chez des connaissances, des voisins apportent le dîner ou des gâteaux pour les petits, les campeurs offrent le thé à la menthe aux visiteurs. Tout la monde a peur de la fin des classes et de l’arrivée des vacances : les militants et les maîtresses sont sur le départ, les expulsés sans-papiers risquent beaucoup en restant visibles mais seuls. D’ordinaire, parce que les expulsions sont très banales, aussi banales que la misère, les familles s’éparpillent pour quelques jours dans des logements d’urgence et lorsqu’elles sont à nouveau à la rue, la solidarité n’existe plus : c’est la rue qui vous rattrape, à moins que vous ne veniez surpeupler d’autre appartements, qui, s’ils ne le sont pas déjà, deviendront de ce fait invivables.
Depuis le 13 juillet, il fait beau à Saint-Denis. Les expulsés installés devant la mairie ont improvisé un concert le soir de la fête nationale, éloignant un peu les ados obsédés du lancer de pétards, pour le bonheur de tous. L’on a beaucoup chanté et dansé. La mairie s’est enfin officiellement impliquée dans l’histoire, en prenant clairement parti pour les expulsés, et en expliquant la situation aux administrés au moyen d’un bulletin municipal spécial distribué dans toutes les boîtes aux lettres. Il s’agit aussi de régler cela avant les élections municipales, et avant la coupe du monde de rugby qui sera lancée en septembre : un campement de sdf devant la mairie, ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur pour l’image. Les services sociaux du département proposent un logement d’un mois pour les familles. Rien n’est envisagé pour les « célibataires », avec ou sans papiers. De toutes les façons, ces derniers n’ont pas osé inscrire leurs noms sur la liste des expulsés remis au préfet. Trop dangereux. Ils disent aussi leur peur de voir arriver la police au campement, même si chacun veut croire que l’État ne provoquera pas la guerre avec la mairie devenue un peu malgré elle refuge et garant de leur sécurité. Les réunions avec les associations continuent, chacun s’accroche pour comprendre les arcanes de l’administration, ses exigences contradictoires et sans cesse changeantes. Le mince espoir de ces hommes et de ces femmes qui se retrouvent au campement en rentrant du travail réside dans la nomination d’un nouveau préfet, catalogué « à gauche », qui prendra ses fonctions en août. Une réunion au ministère du logement est également prévue. On envisage aussi une rencontre avec d’autres campements qui, un peu partout en Ile-de-France, s’installent.
C’est juillet, à gauche, un petit cycliste en casquette et besace rouges roule vers de vertes collines ensoleillées, à droite, deux petites silhouettes sombres et immobiles attendent que s’ouvre la fenêtre.