Dans l’ambitieux recueil collectif dirigé par Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, les auteurs — historiens pour la plupart, mais on compte également des anthropologues, sociologues, politologues, spécialistes de l’éducation ou de l’information — ont cherché à interroger la problématique des « guerres de mémoires », en variant leurs objets, leurs perspectives et les durées historiques considérées. Le résultat est un vaste panorama des questions mémorielles qui ont agité la France ces dernières années ou, pour quelques-unes des contributions, lors de séquences historiques plus anciennes. Comme l’indiquent les responsables de la publication, « cet ouvrage dessine pour la France une temporalité “mémorielle”, qui débute avec le Centenaire de la Révolution française en 1889 (à la veille des “affaires Dreyfus”), traverse tout le 20e siècle, et s’engage dans un nouveau siècle au carrefour de plusieurs “batailles de mémoires” » (p. 15). Cette périodisation large permet de montrer, autour de plusieurs thèmes, que les conflits mémoriels ne datent pas des récentes controverses sur la colonisation, l’esclavage ou les trop fameuses « lois mémorielles » des années 2000. L’article que Gilles Candar consacré aux manuels scolaires est à cet égard exemplaire, puisqu’il analyse comment l’histoire de la Révolution a fait l’objet d’âpres débats sous la Troisième République. De même Vincent Duclert reconstruit de manière détaillée les différentes suites de l’affaire Dreyfus tout au long du 20e siècle et la progressive pacification de cette référence autrefois hautement polémique. Enfin le texte de Catherine Brice sur les monuments comme opérateurs mémoriels, consacré pour l’essentiel aux monuments aux morts de la Grande Guerre, évalue lui aussi les affrontements autour du passé dans une perspective historique plus large. Il faut cependant remarquer que ces trois chapitres sont les seuls qui historicisent véritablement cette notion de « guerres de mémoires », les autres demeurant pour la plupart prisonniers des derniers développements hexagonaux sur le sujet. Il est pourtant indispensable de montrer que les conflits mémoriels sont anciens et, pour l’essentiel, liés à la constitution d’une histoire officielle autour du récit, sinon du destin, national. Il est difficile de disjoindre ces « guerres de mémoires » du processus de formation et de consolidation des États-nations européens, la France en étant un exemple peut-être paradigmatique (notamment du fait de sa centralisation).
[1]. Dans leur introduction, Blanchard et Veyrat-Masson se défendent toutefois de vouloir définir histoire et mémoire, considérant que le clivage entre elles a déjà été « suffisamment interrogé », et indiquent que « cet ouvrage a cherché à se concentrer sur la notion de guerre de mémoires. Réel ou fictif, médiatique ou “de spécialistes”, ancien ou nouveau, c’est le conflit qui est au centre de notre réflexion » (p. 18). À partir de là, sans clarification conceptuelle assumée, tout est à la fois histoire et mémoire, et liberté est laissée à chacun des contributeurs de définir, plus ou moins explicitement, ce qu’ils entendent par ces termes. L’accumulation des exemples permet néanmoins de tirer quelques enseignements, non seulement historiques, mais aussi et surtout théoriques quant à cette notion de mémoire. C’est peut-être même grâce à cette imprécision inaugurale que les impensés du concept de mémoire ont pu affleurer derrière les analyses proposées par les différents chercheurs, impensés que nous allons chercher à reprendre et commenter ici.
Ce premier affleurement non problématisé concerne le caractère présent de la mémoire. Qu’il s’agisse d’une conclusion ou d’une prémisse, la plupart des auteurs du recueil partent de ce constat ou y aboutissent. C’est en effet l’un des premiers éléments à relever dès que l’on travaille sur les problèmes de mémoire : avant d’être un rapport au passé, cette dernière construit d’abord et avant tout un rapport au présent. Elle répond à des intérêts spécifiques, avance un programme, demande des réformes ou des réparations, cherche à constituer des communautés et à légitimer des revendications. En ce sens, tous les nationalismes ont aussi, et souvent d’abord, été des entrepreneurs mémoriels. Cependant, si ce caractère présent est relevé, sa conséquence principale n’est pas envisagée dans la plupart des textes, à savoir qu’une mémoire présente est aussi ipso facto une mémoire politique, clivée et conflictuelle, et cela sans échappatoire possible. Vouloir pacifier les mémoires n’est pas seulement insensé, mais est au moins aussi dangereux que de vouloir mettre fin à tous les conflits politiques. À partir du moment où un rapport mémoriel s’établit avec le passé — c’est-à-dire à partir du moment où le passé devient un objet politique pertinent —, l’unité de ce dernier, l’unanimisme quant à son contenu et au rapport qu’il faut entretenir à son égard, la congruence des références à son propos et la cohésion des discours sur lui disparaissent irrémédiablement.
Le problème principal du recueil tient alors au fait que, malgré cela, l’objectif partagé par les contributeurs semble être de dessiner les contours de ce que certains ont appelé une « juste mémoire » (Abel, Castelli–Gattinara, Loriga et Ullern–Weité, 2006), une mémoire apaisée et déconflictualisée, en un mot : une mémoire apolitique. Tout au long de l’ouvrage, les exemples abondent de la nécessité de trouver une mémoire cohésive, favorisant le « vivre ensemble ». Par exemple, Benoît Falaize et Françoise Lantheaume concluent leur texte en écrivant que, « en suivant la pente de la construction de catégories victimaires du rapport à l’histoire, les manuels laisseraient de côté ce qui constitue une de leurs obligations “ontologiques”, celle de définir un horizon d’attente affirmant l’existence d’un bien commun et permettant d’envisager un futur en commun, un cadre partagé de références » (p. 186). Sous couvert de vouloir régler les « guerres de mémoires », nous voilà revenu au catéchisme républicain de la Troisième République, à l’apologie du bien commun et à sa vision d’une communauté nationale homogène et unifiée, communiant dans les mêmes valeurs. Nous assistons, sous prétexte d’une lutte contre le « communautarisme » (ennemi ad hoc par excellence en France [2]), à la réactivation d’une phraséologie et d’une idéologie qui, pour ne pas en reprendre les aspects les moins avouables, n’en demeurent pas moins nationalistes. L’objectif n’est alors pas tant de contester le récit national en tant que tel que de l’ouvrir à d’autres traditions pour le rendre plus authentique, comme le conseille Ahmed Boubeker, appelant à « une révision critique du grand récit national. […] Il s’agirait ainsi d’apprendre à raconter autrement l’histoire de France, en fonction d’une ouverture aux récits des “étrangers de l’intérieur” qui contribuent à en renouveler l’interprétation » (p. 174). Ainsi, lorsque Blanchard et Veyrat-Masson se demandent, dans leur introduction, « où trouver la “bonne mémoire” qui ne fera ni crise, ni guerre, mais unanimité » (p. 43), on ne peut s’empêcher de penser que, malgré leurs réserves, ils tracent en réalité le programme de recherche du recueil en abandonnant très largement le projet d’une approche critique du concept de mémoire et des rapports au passé. En effet, ils considèrent que « la véritable démocratie [est] que chacun soit acteur de cet immense forum, de ce débat collectif et public sur le passé, condition du vivre ensemble dans le présent et dans le futur » (p. 48). Ailleurs, ils suggèrent que la multiplication des revendications mémorielles particulières risque de « faire vaciller le “mémoire collective” » (p. 34), incapable dans ces conditions de se transformer en « mémoire partagée » (p. 35).
La position générale peut dès lors être résumée comme suit : les conflits politiques ne doivent pas reposer trop lourdement sur des différends mémoriels, sur des rapports distincts au passé, au risque de mettre en péril le « vivre ensemble ». Ainsi, « il est progressivement apparu que la mémoire (surtout déclinée au pluriel) générait des conflits, sources de graves difficultés pour le “vivre ensemble” contemporain déjà si menacé » (p. 28). À cette proposition répond la suivante : le règlement des « guerres de mémoires », en particulier par des stratégies de reconnaissance de la part de l’État, permet l’apaisement des conflits politiques. C’est une vision irénique de la société, de la politique et, bien sûr, du rapport au passé qui commande cette position, partagée plus ou moins explicitement par la plupart des auteurs du recueil. Il y a un vrai danger à avancer cette vision concernant les rapports au passé car, en plus de méconnaître assez profondément les ressorts de la construction desdits rapports, elle postule l’existence ou la possibilité de rapports — qu’il s’agisse de la mémoire ou de l’histoire — dépolitisés, apaisés, consensuels sinon unanimistes. Si l’on cherche à comprendre les rapports que la démocratie peut tisser avec le passé, il paraît évident qu’il faut, comme premier mouvement, se débarrasser de cette approche irénique et leur reconnaître au contraire, comme pour tout rapport politique, une dimension profondément agonistique, conflictuelle et dissensuelle. Dans le savoir historique, ces caractéristiques font signe vers ce que Jacques Rancière nomme une « histoire hérétique » (1992, pp. 177-208). Vouloir mettre fin à une guerre est une chose, chercher à déconflictualiser le rapport au passé en est une autre.
Dès lors, les « guerres de mémoires » ne peuvent être pensées par les contributeurs que comme des dysfonctionnements de la collectivité, qu’il faut s’efforcer de corriger et de réparer. Elles ne seraient ainsi que les marques d’un écart par rapport à la bonne politique du passé, mélange de reconnaissance, de récit inclusif et de cohésion sociale sans cesse réaffirmée. Esther Benbessa le laisse apparaître dans ces lignes qui ouvrent son texte consacré aux acteurs des « guerres de mémoires » : « si elles sont effectivement entrées en concurrence, les mémoires ne le font pas d’elles-mêmes, mais plutôt sous la houlette des représentants des communautés et de leurs activistes, et aussi à l’instigation indirecte des politiques qui, à l’échelon local, voire national, cherchent à en tirer profit, quitte à provoquer des frictions à des fins essentiellement électorales, voire clientélistes » (p. 252). En une phrase, les spectres classiques de la représentation des intérêts particuliers, du « communautarisme », de la politique « clientéliste » et des factions qui divisent sont convoqués pour mettre en garde contre un passé qui provoquerait des querelles. À l’unité jacobine de la représentation nationale et de la communauté des citoyens devrait donc répondre l’unicité d’un récit national qui rende au passé sa force cohésive. Aucun des contributeurs ne s’avise que cette force ne peut être efficace que par l’arasement de l’histoire effective, l’assourdissement de ses tumultes et l’amnésie collective. Travaillant sur la Grèce ancienne, Nicole Loraux avait décrit avec une grande précision ce lien étroit entre oubli et cohésion (Loraux, 1997), en insistant sur le caractère conflictuel de la référence au passé, surtout lorsque celui-ci a été le lieu d’affrontements (ce que les Grecs nommaient stasis). Prétendre qu’il soit possible de tenir ensemble, dans une société démocratique, une pratique méthodique de l’histoire, une reconnaissance des mémoires (ou une pratique de la « juste mémoire ») et la cohésion sociale relève par conséquent de l’ingénuité politique. La pratique de l’histoire est conflictuelle (ce que Renan admettait lorsqu’il disait, dans sa célèbre conférence de 1882, que « le progrès des études historiques est pour la nationalité un danger »), la liberté donnée aux mémoires de s’exprimer dans une société démocratique aussi. Vouloir garantir la cohésion impose de se débarrasser de l’une et de l’autre, ou de les transformer en mémoire « sacrée » et en histoire officielle chargée de fabriquer ou de renforcer la première. Afin d’échapper à cette alternative, peut-être faut-il plutôt se souvenir de la leçon machiavélienne et reconnaître que ce sont précisément les tumultes entre les groupes qui renforcent le plus sûrement la liberté au sein d’une cité.
Ainsi, à l’appel d’Esther Benbessa « d’une ère sans devoir de mémoire mais avec un devoir d’histoire, mettant fin à la tyrannie mémorielle pour laisser la placer à une véritable lutte contre les discriminations et les injustices subies au quotidien » (p. 261), nous répondrions plutôt que cette lutte, pour être à la fois politique et démocratique, se déroule aussi sur le terrain de la mémoire et ne peut se satisfaire d’une reconstruction purement historienne du passé. L’objectif affiché par les responsables de cette publication, à savoir « éviter que la mémoire soit l’apanage des politiques et des médias » (p. 49), se transforme insidieusement en une injonction à ce que la mémoire soit dépolitisée.
Comme si les textes de Walter Benjamin étaient définitivement devenus obsolètes, les responsables du recueil peuvent écrire que « l’histoire dès lors est de moins en moins dictée par les vainqueurs » (p. 26), laissant croire que le temps est venu où les rapports au passé sont entrés dans l’ère du dialogue et de la raison communicationnelle, simples positions dans un débat dont l’issue sera finalement décidée par les citoyens. Pareille cécité face aux processus de pouvoir en place suscite l’inquiétude et, face à cette nouvelle stratégie, il faut rappeler avec Benjamin que « même les morts ne seront pas en sûreté » ( [1940] 2000, p. 431). La pacification des mémoires passera immanquablement par l’oubli, à commencer par l’oubli des luttes du passé. Et comme le philosophe le disait dans ce dernier texte rédigé avant sa mort, le passé doit être une arme au service des opprimés, contre l’histoire des vainqueurs d’une part, et contre les appels aux futurs trompeurs de l’utopie ou du progrès d’autre part. La référence à Benjamin nous permet également de douter de l’interprétation que propose Benjamin Stora dans sa préface, lorsqu’il écrit que, « confronté à une panne de projet politique, on se tourne vers le passé de son propre groupe » (p. 12). Opposer ainsi projet et passé revient à concevoir une temporalité séparée et des dimensions passée, présente et future en définitive incompossibles. Il faudrait à l’inverse chercher à comprendre comment un projet se bâtit à partir d’un passé, passé recomposé et reconstruit qui, précisément, prend le nom de mémoire.
En conclusion, ce recueil se place dans une position intermédiaire, refusant très clairement les discours fustigeant la repentance de l’Occident, discours se plaçant pleinement dans l’héritage nationaliste le plus rigide, mais incapables de concevoir une véritable démocratisation des rapports aux passés. L’insistance sur cette notion floue du « vivre ensemble » empêche les auteurs de comprendre que l’universalisme se construit par addition et par soustraction, qu’il n’est pas une seule addition ou soustraction significative qui puisse se faire sans heurts et sans « guerres de mémoires », et que le choix entre les deux est forcément politique. Ni la pratique historienne, ni la théorie politique, ni la multiplication des commémorations et des cérémonies ne peuvent remplacer ou mettre fin à cet affrontement. Tout au plus, mais c’est déjà beaucoup, peuvent-ils, en l’informant, « élever le niveau du débat » (Hirschman, 1989, p. 84).
Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les guerres de mémoires : la France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, Paris, Découverte, 2008.