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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Mangez, c’est du luxe !

Le petit déjeuner, exception accessible.

Petit déjeuner au Meurice (Paris) – novembre 2018 (Publication sur le compte instagram @valentineinparis relayé par @lemeuriceparis).

Réouvert en juillet 2018 après être resté fermé quatre ans pour d’importants travaux d’aménagement, l’hôtel Lutetia de Paris a d’emblée proposé des services de luxe au-delà de la simple hôtellerie. Centre de bien-être (associant spa, cours de fitness et de nutrition), piscine, salon de coiffure… viennent ainsi compléter une offre de restauration élargie. Comme d’autres hôtels très haut de gamme et à la clientèle mondialisée, l’établissement centenaire fonde de fait aujourd’hui aussi son attractivité sur plusieurs restaurants, dont une brasserie associée à un très grand chef et un service de bar de haut niveau. Parmi les différentes offres accessibles au-delà des résidents de l’hôtel, le petit déjeuner attire des visiteurs réguliers, sinon des habitués, et pas seulement dans le registre des affaires. Du cinq étoiles au palace, trois formules (petits déjeuners « français », « américain » et « bien-être ») reviennent, pour des budgets oscillant de 45 à 58 euros. Les buffets restent généralement réservés aux résidents, mais la formule à la carte est proposée à tous, avec un café avoisinant les 10 euros ou des viennoiseries aux alentours de 20 euros. Pour être au-dessus de ceux du breakfast classique dans un café standard, ces tarifs offrent une accessibilité sociale bien plus large que celle des tables ou des chambres des restaurants et des hôtels les plus cotés. Le p’tit dej’, symboliquement moins chargé des codes gastronomiques que les autres repas, semble aussi permettre un accès plus décomplexé et décontracté. Une fréquentation exceptionnelle, et même régulière dans certains cas, est alors envisageable pour les « extérieurs ». Dans le même temps, alors que le service en chambre concerne une minorité, tous les « résidents » petit-déjeunent, faisant de ce moment un vrai carrefour quotidien de la vie de ces hôtels. Il en résulte une situation de coprésence originale, un lieu à fort potentiel d’expériences spatiales et de rencontres inédites.

Quotidienneté vs exceptionnalité.

Le petit déjeuner ouvert des palaces ne relève nullement du syndrome de la vitrine tropézienne à travers laquelle serait visible une partie des spatialités des très riches, très bien étudiées ces dernières années par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon [1]. Là où les quais de la célèbre station sont une plateforme d’observation hermétique qui renforce le cloisonnement social, les salles dédiées au petit déjeuner des établissements très haut de gamme rendent possible un espace commun. En cas de forte affluence, les résidents de l’hôtel restent bien sûr prioritaires et les visiteurs sont alors placés dans des salles annexes (par exemple La Galerie, pour le Four Seasons George V), voire déployés vers d’autres restaurants de l’hôtel, comme le Dali pour le Meurice, ou le Saint-Germain pour le Lutetia. Mais ces petits déjeuners correspondent bel et bien, la plupart du temps, à des moments partagés où se croisent la quotidienneté des habitants de l’hôtel et l’exceptionnalité, liée pour les autres à une montée en gamme limitée dans le temps.

Il ne s’agit évidemment pas d’une pratique démocratisée et courante, mais plusieurs catégories de clientèles extérieures semblent pouvoir être identifiées. Dans le monde professionnel, le petit déjeuner est apparu ces dernières années comme un substitut prisé au déjeuner ou au dîner d’affaires, jugés désormais chronophages et peu compatibles avec les nouveaux standards de la diététique. Généralement situés au cœur des très grandes métropoles, les palaces jouissent souvent d’une proximité de quartier avec des sièges d’entreprise, des cabinets d’avocats ou d’architectes, des bureaux liés aux médias. C’est le cas du Plaza Athénée et de l’avenue Montaigne à Paris, de The Savoy près de Covent Garden et de Westminster à Londres, du Greenwich Hotel dans le sud de Manhattan… Les rendez-vous de travail plus ou moins formels organisés en tout début de journée autour d’un petit déjeuner sont ainsi une forme d’exceptionnalisation dans la quotidienneté professionnelle, un débordement spatial qui affirme une légitimité à habiter le monde du luxe. Une façon de prendre place, pour utiliser le vocabulaire de Michel Lussault [2]. Les palaces l’ont bien compris, qui répondent aux besoins de cette clientèle, plus que jamais choyée. Ce cadre très select est manifestement aussi très prisé des vedettes du cinéma ou de la télévision, qui publicisent ainsi un bureau de travail pour des rendez-vous matinaux.

D’autres phénomènes relèvent, eux, clairement du tourisme et s’affirment dans des pratiques immersives, où le décor a un rôle central. Les palaces ont en effet souvent une dimension monumentale et y petit-déjeuner se révèle une opportunité pour les visiter. Réplique du salon de la paix du château de Versailles, le restaurant du Meurice attire ainsi régulièrement une clientèle asiatique à la recherche de cette dimension spectaculaire. Elle entre aussi en ligne de compte avec La Galerie au Four Seasons George V à Paris, réputée pour ses tapisseries flamandes, ses tableaux et son mobilier du 19e siècle. Le petit déjeuner tend à désacraliser cet environnement, qui pourrait autrement conserver une trop grande valeur muséale.

Les palaces ont également étendu à leurs breakfasts une offre de bons cadeaux et de vouchers associés à des prestations pré-établies, sans que celles-ci conduisent à une banalisation. Les clients, en couple ou en groupes d’amis, viennent généralement pour fêter un événement et le petit déjeuner prend ici une dimension doublement extraordinaire. Parmi les personnes extérieures à l’hôtel, les vrais habitués, habitant ou travaillant dans le quartier, constituent d’évidence une très petite minorité. Au final, le lieu compose un agencement d’exceptionnalités dans le rythme quotidien du palace. L’enjeu dépasse ici celui d’une animation régulière dont les pulsations pourraient être décryptées par une rythmanalyse à la Lefebvre[3].

Marquages et marqueurs.

Selon la formule, « on est toujours le riche ou le pauvre de quelqu’un ». Les conditions d’accès au petit déjeuner de palace empêchent pourtant de le confondre avec d’autres formes d’habiter temporaire du luxe. Le surclassement inopiné sur un vol commercial, l’accès, généralement dans des temporalités saisonnières décalées, à des tarifs soldés de grands hôtels ou de grands restaurants et plus largement de services dits premium, ou encore les ventes privées tendent à démonétariser et à disqualifier la montée en gamme. Une forme de contrefaçon spatiale. La célèbre formule publicitaire de L’Oréal, « Parce que je le vaux bien ! », se veut ainsi un contre-pied à la « névrose de classe » décrite par le sociologue Vincent de Gaulejac [4]. Pour que l’arbitrage consommateur fasse sens dans un périmètre social, il faudrait que ça (sur)coûte. Le coût est en effet ici un attribut du luxe, auquel s’ajoute une intimidation sociale, au sens où l’entend Pierre Bourdieu. En d’autres termes, comment intérioriser le monde des palaces comme étant le sien ?

Dans le cas des petits déjeuners ouverts proposés par les plus grands hôtels, on pourrait dire qu’ils bénéficient par porosité de leur rang dans les classements multi-étoilés. L’évaluation par le Guide Michelin, depuis 1931, est aujourd’hui mondialement reconnue, mais elle s’applique seulement aux repas du midi et du soir. S’agissant de l’hôtellerie, il n’y a pas de nomenclature internationale et une inflation récente a pu conduire le Burj El Arab de Dubaï à revendiquer un statut d’hôtel à six étoiles ! Pour s’ajuster aux codes de la clientèle mondiale, la France a, quant à elle, intégré en 2009 dans sa législation le niveau 5 étoiles et reconnu par un arrêté de 2010 la « distinction palace », réservée aux établissements déjà classés cinq étoiles. Dans ces espaces caractérisés par un fort entre-soi, les breakfasts haut de gamme semi-publics des cinq étoiles et des palaces ne donnent pas encore lieu à des classements autrement que par l’intermédiaire de forums de discussion ou de publications d’images, commentées sur des réseaux sociaux comme Instagram. C’est déjà une première forme de validation sociale d’une richesse intégrée dans des temps segmentés, un privilège vécu comme une exception accessible.

L’accès à une table reste souvent conditionné, pour les extérieurs, à une prise de rendez-vous préalable. Mais si l’étymologie du luxe (le luxus latin) renvoie à l’excès, ce n’est pas la profusion qui caractérise l’offre en la matière. Le vocabulaire et les méthodes de travail revendiqués par les professionnels s’attachent plus volontiers à la grande « précision », « qualité » et « fraîcheur ». Les principaux standards mondiaux, très bien identifiés par Christian Grataloup [5], y seront immanquablement visés. Le petit déjeuner « continental » est décliné dans les palaces parisiens selon des principes locavores, valorisant les ressources d’approvisionnement du voisinage, au sens large. Vis-à-vis d’une clientèle mondiale, l’argumentaire est bien rodé, autour d’un savoir-faire français dans lequel la boulangerie (en partenariat avec les artisans les plus réputés de la capitale) et les viennoiseries (parfois confectionnées sur place) occupent, bien sûr, une place de choix. Combiné à l’image d’établissements français à la très grande renommée historique, le marketing est relativement simple à développer. Ce petit déjeuner s’avère pourtant moins demandé que le breakfast mondialisé, dont le service tend à être spectacularisé, avec des mises en œuvre animées en salle autour du travail des œufs, de la réalisation de pancakes et de crêpes ou encore de la découpe de charcuteries. Ces petits déjeuners tendent à agréger tous les petits déjeuners existant dans le monde, avec, par exemple, des poissons fumés (nord de l’Europe), des soupes de nouilles asiatiques, ainsi qu’une grande variété de pains, de boissons chaudes et de pâtisseries. C’est sans doute aussi ce cosmopolitisme du quotidien que viennent chercher les clients occasionnels. Mais ce sont manifestement les offres healthy et bien-être qui rallient de plus en plus les suffrages. Et encore à elles que s’attache aujourd’hui le plus l’image de services à très haute valeur, que l’on pourrait qualifier ici de business ou premium.

Là où Georg Simmel [6] insistait sur la dépendance à l’égard des riches pour définir les pauvres et la pauvreté et là où Serge Paugam [7] s’essayait à une typologie de leurs formes élémentaires, les « espaces petit déjeuner » des palaces révèlent un univers du luxe inédit, fondé sur l’expérimentation d’une altérité plus que sur l’affirmation de la richesse.

Résumé

Réouvert en juillet 2018 après être resté fermé quatre ans pour d’importants travaux d’aménagement, l’hôtel Lutetia de Paris a d’emblée proposé des services de luxe au-delà de la simple hôtellerie. Centre de bien-être (associant spa, cours de fitness et de nutrition), piscine, salon de coiffure… viennent ainsi compléter une offre de restauration élargie. Comme d’autres ...

Bibliographie

Notes

[1] Pinçon-Charlot, Monique et Michel Pinçon. 2015. C’est quoi être riche ? La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube, coll. « Les grands entretiens d’Émile » – ou encore Pinçon-Charlot, Monique, Michel Pinçon et Étienne Lécroart. 2014. Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ? Montreux : La Ville Brûle, coll. « Jamais trop tôt ».

[2] Lussault, Michel. 2009. De la lutte des classes à la lutte des places. Paris : Grasset.

[3] Lefebvre, Henri. 1992. Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes. Paris : Syllepse.

[4] De Gaulejac, Vincen. 1987. La névrose de classe. Paris : Hommes et Groupes.

[5] Grataloup, Christian. 2017. Le monde dans nos tasses. Trois siècles de petit déjeuner. Paris : Armand Colin.

[6] Simmel, Georg. 1998. Les pauvres. Paris : Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige ».

[7] Paugam, Serge. 2005. « Science et conscience de la pauvreté » L’Économie politique, n°26 : p. 66-79.

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Sérendipité.

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