L’avatar de la lumière qui se révèle dans ce chapitre est à la fois le plus concret, puisque c’est dans son interaction avec la matière que la lumière acquiert tout son éclat, et le plus mystérieux, car, après vingt-cinq siècles de recherches, seules les théories un peu difficiles du 20e siècle ont pu en éclairer tous les aspects.
[1] Les cellules solaires à silicium cristallin ou amorphe fonctionnent selon des principes voisins et nous approfondirons davantage le fonctionnement de tous ces dispositifs dans la dernière section de l’ouvrage.
Les sources lumineuses sont caractérisées par leurs spectres d’émission.
Nous avons beaucoup insisté jusqu’ici sur tous les processus d’échange où la matière initialement inerte reçoit de la lumière, l’absorbe ou la diffuse, ce qui peut plus ou moins radicalement la modifier. À l’inverse, la matière excitée thermiquement ou électriquement peut aussi émettre de la lumière. On s’est beaucoup intéressé à la fin du 19e siècle à l’analyse dite spectrale des sources lumineuses. Pour obtenir le « spectre » du rayonnement produit par la source, on dispersait la lumière émise en la faisant passer au travers d’un prisme de verre. C’était, en quelque sorte, le moyen de « lire son arc-en-ciel », c’est-à-dire de séparer les composantes lumineuses de différentes longueurs d’onde, comme le montre le petit croquis de la page précédente. La lumière solaire, par exemple, révèle, dans cette expérience, le fameux spectre enregistré par Newton, qui lui a attribué sept composantes colorées. On s’est aperçu plus tard que certaines sources, en particulier celles qui étaient obtenues en créant des décharges électriques dans des gaz — lointains ancêtres de nos tubes fluorescents — faisaient apparaître dans cette expérience du prisme des composantes lumineuses de longueurs d’onde très précises : elles se traduisaient dans le spectre par des raies très fines représentant des ondes monochromatiques (d’une seule couleur), de longueur d’onde et donc de fréquence bien définies.
Apparition des quantas lumineux chez Max Planck et Albert Einstein.
Ce n’est qu’au tournant du 20e siècle et en multipliant de telles expériences que le principe le plus important de l’interaction lumière-matière fut découvert par des savants tels que Max Planck (1858-1947), Albert Einstein (1879-1955) et bien d’autres (Planck, 1901 ; Einstein, 1905) : les échanges entre lumière et matière ne peuvent avoir lieu que par quanta. Autrement dit, bien que la lumière ait été identifiée depuis Maxwell, dans certaines de ses manifestations, comme une onde électromagnétique continue, elle ne peut être émise ou absorbée par la matière que par petits paquets d’énergie, E, tous identiques, dont la valeur est liée à la fréquence ν de l’onde par la relation [2]
E = hν
où h est la constante de Planck dont la valeur extrêmement petite (6,63·10–34 J·s) contrôle le processus d’échange.
De même, au début du 20e siècle, alors que la lumière se comptait en quanta, retrouvant ainsi les allures d’un flux de particules, la matière aussi, fractionnée en atomes, était l’objet de multiples règles de quantification. Les plus anciennes furent celles découvertes par Niels Bohr (1913). Là encore l’électron dans l’atome se dérobait aux lois continues de la mécanique ou de l’électrodynamique classiques pour adopter un comportement singulier. Les seuls états mécaniques qui étaient autorisés à l’électron dans l’atome étaient repérés par des nombres entiers, les énergies correspondantes étant bien précises et faisant intervenir directement la même mystérieuse constante de Planck, h. À y regarder de plus près, les règles de la quantification de l’atome de Bohr rappellent celles de la quantification des cordes vibrantes. Rappelons en effet qu’une corde vibrante d’une certaine longueur émet, lorsqu’elle est pincée ou frottée, un son fondamental et des harmoniques dont les fréquences bien particulières sont en relation entre elles par des nombres entiers. Ainsi, l’atome de Bohr, en se soumettant à des règles de quantification qui font intervenir des nombres entiers, semble devenir « musical » telles une corde ou une cavité vibrantes, et obéir ainsi, comme les notes musicales, à des règles pythagoriciennes d’harmonie basées sur les nombres. [3]
Exemples de spectres discrets mesurés dans les années 1920. Au début des années 1920 on analysa les spectres d’atomes soumis à des décharges électriques de très forte intensité qui avaient pour effet de déshabiller les noyaux des atomes de presque tous leurs électrons sauf deux ou trois. Les spectres obtenus dans l’ultra-violet présentaient des structures à cinq lignes caractéristiques de doublets électroniques et à quatre lignes caractéristiques de triplets électroniques. On retrouve ces structures dans tous les ions ainsi obtenus, du magnésium au chlore (Millikan et Bowen, 1924). Ces mesures montrent une fois encore le caractère discret, quantique, des transitions optiques (Millikan, 1935).
Il est difficile aujourd’hui de s’entretenir sur l’interaction lumière-matière sans évoquer le laser, [4] source de lumière d’une seule couleur, très directionnelle, dont les rayons ont trouvé de multiples applications dans la vie courante.
Le laser est une source de lumière de plus grande cohérence.
On pense tout d’abord au rayon laser comme à une lumière puissante capable de travailler la matière à la manière d’un outil de précision. En effet, même quelques watts lumineux, lorsque l’on sait les concentrer sur des surfaces de quelques dizaines voire centaines de microns carrés, acquièrent une capacité substantielle à transformer la matière: c’est par exemple le scalpel lumineux du chirurgien ou le stylet lumineux de l’imprimante laser ou du graveur de disques compacts (CD). Avec quelques dizaines de watts, on sait aisément découper des matières plastiques et, avec quelques centaines, on peut traiter métallurgiquement la surface des pièces mécaniques.
Les puissances plus grandes encore ont excité l’imagination des ingénieurs militaires qui, depuis Archimède, se mettent volontiers en quête du « rayon de la mort ». Les chercheurs en « guerre des étoiles » et en bombes thermonucléaires construisent des lasers pulsés avec des énergies de l’ordre de quelques kilojoules à un mégajoule par impulsion lumineuse. À y regarder de plus près, cette énergie d’un mégajoule qui mesure le résultat du tir d’un énorme laser de puissance très délicat à mettre au point n’est somme toute pas plus élevée que le contenu énergétique d’une tablette de 100 g de chocolat noir (2,4 mégajoules). C’est l’énergie chimique qu’un chercheur distrait et un peu angoissé peut avaler en une seule fois au cours d’un après-midi de recherches infructueuses. Cette constatation a beaucoup réduit les ambitions des ingénieurs militaires et le « rayon de la mort » comme arme de destruction massive risque d’être mis une nouvelle fois au placard pour quelques temps. Qui s’en plaindra ? En revanche la guerre des satellites et des lasers reste d’actualité si on en croit les déclarations des chefs politiques les plus arrogants de la planète.
Le chercheur en optique sera davantage fasciné par la bonne cohérence des sources laser qui les rend propres à produire les images de phase et les hologrammes dont nous parlerons au chapitre suivant. La cohérence d’une source est sa capacité à produire des ondes lumineuses qui se connaissent les unes les autres de manière à pouvoir interférer sur de grandes distances. Nous en verrons l’usage plus loin, nous réservant ici d’évoquer les processus de base de l’émission lumineuse qui sont responsables de cette cohérence.
Les sources ordinaires utilisent l’émission spontanée, mais dans le laser la lumière est amplifiée par émission stimulée.
Dans les sources habituelles, l’émission de quanta lumineux ne peut être obtenue qu’en chauffant la matière d’un filament ou en provoquant une décharge électrique dans un gaz etc. C’est qu’en réalité l’émission de ces quanta lumineux demande la création préalable d’espèces « excitées », atomes ou molécules, dont la désexcitation depuis l’état initial excité EI provoque l’émission du quantum lumineux, et corrélativement la retombée de l’atome vers un état plus stable d’énergie EF inférieur à EI. C’est donc la désexcitation de l’espèce transitoire qui, nous l’avons dit, peut créer un quantum suivant la relation de conservation EI–EF = hν.
Dans les sources les plus courantes l’émission, dite spontanée, par l’atome excité domine. [5] La principale caractéristique de l’émission spontanée est qu’elle est propre à la molécule ou à l’atome individuels, car d’un centre émetteur à un autre il n’y a aucune relation : ainsi les différents quanta émis ne se connaissent pas et ne sauraient donc pas établir les uns avec les autres de relation interférentielle. C’est en cela que le rayonnement résultant de l’émission spontanée est d’une cohérence assez faible, puisque c’est celle d’un train d’onde associé à un seul quantum.
Mais il existe une autre forme d’émission lumineuse, dite stimulée, que le laser a su apprivoiser. Lorsqu’un quantum lumineux provenant de quelque désexcitation préalable rencontre un atome excité, il stimule son retour vers l’état fondamental. Or le nouveau quantum produit par ce processus connaît son géniteur, c’est-à-dire celui qui a déclenché son émission. Ainsi, dans un milieu riche en centres émetteurs, les quanta stimulés en cascade et tous de même énergie se fondent de proche en proche en un état ondulatoire macroscopique cohérent. Remarquons en outre que la population de centres excités agit aussi comme milieu amplificateur, puisque chaque quantum est susceptible, sans disparaître, d’en créer un nouveau : pour un qui arrive il y en a deux qui partent. Bien entendu il est nécessaire que la population de centres atomiques ou moléculaires excités ne s’épuise pas dans le milieu amplificateur. Pour la maintenir à un bon niveau, on utilise une source lumineuse auxiliaire qui excite atomes ou molécules à partir de leur état électronique fondamental vers l’état électronique émetteur. On dit que cette source « pompe » optiquement le milieu amplificateur. [6] D’autres méthodes de pompage électrique ou chimique peuvent aussi être utilisées.
Les photons semblent matérialiser une lumière qui d’habitude voyage « incognito ».
Un métal en fusion peut émettre beaucoup de lumière.
Lorsque l’on considère avec un certain recul l’ensemble de ce chapitre 5 décrivant sommairement le jeu entre lumière et matière, on perçoit immédiatement à quel point les processus qu’on y décrit sont plus proches du monde concret de la vie quotidienne que ceux décrits dans les chapitre précédents. Émission spontanée et stimulée, absorption, réflexion et diffusion sont en effet les actes par lesquels la lumière devient matérielle et perceptible. En dehors de ces processus d’interaction avec la matière, la lumière voyage toujours incognito dans les milieux transparents et on ne la perçoit jamais directement. Les rayons que nous traçons pour marquer son parcours, les ondes lumineuses que nous construisons pour prédire les phénomènes d’interférence ou de diffraction n’ont pas le même niveau de matérialité que les quanta lumineux de l’interaction lumière-matière. Ceci a fait dire à Richard Feynman, d’une manière un peu provocatrice, que quand on s’intéresse à la nature de la lumière, seul le quantum lumineux (qu’il appelle photon) est réellement important.
Newton pensait que la lumière était faite de « corpuscules » et il avait raison (bien que le raisonnement qui l’avait conduit à cette conclusion soit faux). Aujourd’hui nous savons que la lumière est faite de particules parce que nous possédons des instruments extrêmement sensibles qui font « clic » chaque fois qu’ils reçoivent de la lumière, et ce même si l’intensité de la lumière est abaissée considérablement : les clics sont les mêmes, seul leur nombre diminue. La lumière est donc analogue à des gouttes de pluie (les gouttes de lumière sont appelées « photons ») […]
Je ne saurais trop insister sur cet aspect de la lumière : la lumière est faite de particules. Il est très important — particulièrement pour ceux d’entre vous qui ont été à l’école, et à qui on a appris que la lumière se comporte comme une onde — de savoir que la lumière se comporte comme des particules. Croyez-moi : la lumière se comporte en réalité comme des particules. (1987, pp. 29-32)
Nous verrons plus loin, lorsque nous traiterons de la quantification du champ électromagnétique, que les photons ne sont pas des particules au sens habituel ; sous beaucoup d’aspects, ils y ressemblent pourtant.
Image de phase et image d’amplitude. L’image interférentielle de la flamme d’une bougie a été obtenue dans la cavité d’un interféromètre de Michelson par Maurice Françon et ses collaborateurs. C’est un espace où, par l’intermédiaire de franges alternativement claires et sombres, s’inscrit la phase des ondes lumineuses. Cette manière d’imager permet de visualiser le mouvement thermique de l’air, milieu transparent, autour de la flamme : les variations d’indice de réfraction de l’air dues aux échauffements locaux changent la vitesse de propagation et donc la phase des ondes qui s’y propagent. Les franges suivent alors les hétérogénéités thermiques du milieu transparent et fournissent une « image de phase » de ce milieu. (Expérience et photographie de Maurice Françon et de son équipe ; collection d’enseignement du Laboratoire d’Optique des Solides de l’Université de Paris VII ; avec l’aimable autorisation de Jean-Marc Frigerio et Jacques Lafait)