Bien des sciences supposent l’espace; l’art, quant à lui, le produit. Il y a là bien plus qu’un utile rappel : l’idée directrice d’une pensée de l’art comme notre temps la cherche, autour des tours et détours de la plasticité. On s’attend peu, sans doute, à ce qu’une simple collection d’articles devienne une véritable esthétique. C’est pourtant ce que Michel Guérin est fort près de réussir dans L’espace plastique, en déployant, dans bien des directions pertinentes, son intuition centrale d’un modelage de l’espace, où l’artiste prend quasiment la relève de l’ouvrier, pour ouvrir, pétrir, forger, comme Héphaïstos, ou inventer, comme Dionysos, un espace où danser.
D’entrée l’espace est défini peuplé, mouvant, omniforme : « c’est ce qui est ouvert, patent (pateo, d’où spatium). Ce qui, plus exactement, s’ouvre en accueillant un ou des hôtes, des figures, des images, des mouvements, des traces » (p. 9). Dans cet espace, aussi riche au fond que l’eau de Thalès, tout est là, bruissant ou en germe, comme au fond « de ce pot commun que les anciens Grecs appelaient le Chaos » (p. 10). Le plasticien est un « accoucheur de plasmes » (p. 10), plus proche du démiurge de Platon, pétrissant la matière primordiale pour façonner des choses ressemblant aux idées, que du dieu unique créant tout à partir de rien. Déjà, il s’agit de production (poïésis) de l’espace, par le geste quasi artisanal. L’initial est donc de l’ordre du geste, qui donne à l’espace plastique ses deux temps : émergence et résurgence.
Parmi les concepts propices à la pensée de l’art, Guérin creuse d’abord ceux que notre temps surutilise, telles les notions d’image, de scène. L’image n’est pas pensée en rapport à un modèle, ou un original, mais dans un rapport d’écart à soi qui nous fascine, comme une « identification aliénée » (p. 21). L’image est un objet propre, mais double : tantôt elle se fixe en un point, tantôt elle se relâche en effusion (p. 25). « Je proposerai d’appeler fantaisie la pente de l’image à la rêverie (son glissement) et phantasme sa capacité de rêve (son accroche) » (p. 24).
Pour la scène, Guérin rappelle fort utilement son nomadisme originaire : skenites veut dire nomade, vagabond. Tout l’art scénique consiste donc à camper et décamper (p. 25). L’espace théâtral est le lieu d’une catharsis comme inclusion du tiers. Le double jeu de la terreur et de la pitié (auxquelles l’auteur a consacré deux livres chez Actes-Sud) qui l’anime fait fond sur une « vérité confisquée » (p. 27) qui semble devoir beaucoup à Freud. Le théâtre comme espace est un « champ de gravitation » (p. 29) des différents transferts. C’est pourquoi il est « scène, et non spectacle » (p. 30).
L’artiste est donc celui qui gère et dose, qui orchestre les deux rêves simultanés de toute image, de toute scène. Cet agent double se joue de nous pour nous déprendre des deux séductions croisées, mais également fatales, du phantasme et de la fantaisie. Fascination du point, de la forme, le phantasme est « tyrannie » (p. 31); mais « la fantaisie songeuse n’est qu’une somnolence, une torpeur thanatique : la coulée des choses signifie notre anéantissement » (p. 32). L’artiste est donc « l’interrupteur-lieur », l’arbitre capable de s’absenter et de nous libérer avec lui des deux rêves inverses que sont la respiration même de l’image et le battement de toute scène. Telle est la double absence qui permet à l’artiste de se faire témoin, ou arbitre (p. 34), mais toujours tiers, comme si l’espace, en art, avait besoin, pour être réel, de trouver un point ferme et inébranlable, pour résister à l’océan déchaîné non du doute, mais des affects inverses qui nous privent aussi sûrement de toute existence. Guérin rejoint ici les analyses du livre, beau et dense, de Pierre Kaufmann sur L’expérience émotionnelle de l’espace (1967).
Si l’on accepte les définitions nominales du moi comme corps incarné, et du sujet comme personne, un jeu de miroir qui confine ou condamne à l’absence, il faut conclure avec l’auteur que « l’art ressortit à la figure du moi, et non du sujet» (p. 42). C’est ce que montre a contrario une analyse rapide mais suggestive de l’espace à partir du tournant de la Renaissance, que la perspective rend directement politique : « Le sujet en majesté dans l’art de cour, ou bien revêtu de son importance à l’époque bourgeoise, atteste l’équation parfaite de la représentation centrée et du pouvoir central » (p. 43). Le portrait apparaît alors dans son ambivalence, graphe de vie, signe de mort. L’autoportrait introduit une distance éminemment paradoxale, à la fois nulle et infinie, entre le peint et le référent (p. 46) ; il entame une « guerre de libération » contre l’hégémonie du sujet, bien antérieure à toute « déconstruction » (p. 48).
Mais l’esthétique de Guérin se déploie vraiment lorsqu’il traite de la danse, car c’est dans cet art du corps seul, cet art sans rien, qu’il trouve à l’état le plus pur l’activité proprement artistique de production de l’espace telle qu’il cherche à la penser : « la danse ne consomme pas le geste, elle le dessine » (p. 53). Guérin est amoureux de la danse. Non sans raison : n’est-ce pas l’art même de faire l’espace à partir de rien ? Car la danse brille de ce qu’elle récuse, luit dans la nuit où se fond tout ce qu’elle néglige. Elle est plus que le simple geste, ou le simple corps : elle est la coïncidence des deux, leur identité, leur nudité, comme un éclat dans l’espace, comme un éclat de l’espace, comme un point qui deviendrait un monde. « La danse n’est pas de la chair, mais du corps » (p. 53). Elle est un « poème de pas » (p. 54).
La danse permet donc de repenser l’activité humaine, d’opposer, avec Rudolf Laban, le faire et le danser (p. 57), de distinguer les deux corps de la danse (p. 65), de voir naître le bond, le retour, voire le virtuel. Guérin retrouve la notion d’art virtuel de Philippe Quéau (1989), et l’enrichit de la notion de démarche « générative récurrente » dans l’engendrement de l’image, ce qui serait propre à la danse (p. 74).
L’auteur peut dès lors poser les bases d’une esthétique nouvelle, qu’il nomme « topoiëtique », et dont le grand principe est que « toute création dans l’espace est inséparablement espace de création et création d’espace » (p. 79). Avec l’aide de Bergson, il suggère une ontologie inverse, où ce sont les choses qui induisent l’espace, au lieu que l’espace, toujours préalable, ne les situe. Quant à l’art de bâtir, non dans l’espace, mais l’espace lui-même, il tend à le nommer poésie, plus par fidélité à l’étymologie que par analyse interne de cette forme d’art. Dans l’espace ainsi ouvert, des figures et des lieux changent de concert, et ce sont ces mutations que l’esthétique doit suivre et penser. Au départ de l’espace plastique, on trouve donc « une ontologie de l’acte créateur » (p. 88), que Guérin réfère à l’idée de Duchamp : « faire du topos lui-même l’action de la poiésis » (p. 89).
Dans l’espace ainsi ouvert, l’auteur fait une analyse de la surface, et de ses trois missions, puisqu’elle « supporte l’inscription, distribue les places, et sublime le plat en plan » (p. 94). Une pensée plastique se déploie, aussi peu réductible à la pensée logique que le travail du rêve dans la topique de Freud. Il devient donc pensable que l’ouverture esthétique de l’espace s’enracine dans le dynamisme originaire des mouvements de l’âme, dont la psychanalyse nous a appris à dresser la cartographie paradoxale. « L’intensité plastique de certains tableaux du rêve », notée par Freud, permet de relier finement espace, image et phantasme. Mais la pensée plastique demeure plus critique, ou chaotique, que linéaire, ou logique. La pensée déborde de la ligne pour rayonner, s’épandre à l’espace entier (p. 117).
Le livre, comme on le voit, ne manque pas d’audace ; mais il a la sagesse de retenir sa témérité. Est-ce un tort ? Certains le diront, à commencer par lui-même : « s’attaquer de neuf à ces problèmes sans d’abord payer tribut à l’immense et prestigieuse littérature sur le sujet relève d’une injustifiable témérité » (p. 18). Il y a des pistes, des champs, des concepts que Guérin ouvre, esquisse, suggère, mais n’appuie pas. La mère de Sartre lui disait toujours, « Passez, mortels, n’appuyez pas. » Nous voudrions donc ici insister sur ce que ce livre explorateur permet d’entrevoir, formuler certaines thèses qui demeurent implicites, certains paradoxes qui demeurent retenus.
On aurait aimé que Guérin parle plus de l’histoire de la danse, depuis Socrate, qui, au dire de Xénophon, prisait tant cet art, jusqu’à Nietzsche, qui voulait que la pensée soit « aussi une fête pour le corps » (Ecce Homo). Les liens, aussi multiples que subtils, de cet art au sacré sont suggérés plus que traités. Tout le passage sur la danse comme art du mouvement immobile, et donc art du tour, fait irrésistiblement penser aux derviches tourneurs en général, et à Rumi en particulier, qui demeure aussi méconnu en France qu’essentiel dans le monde. Au-delà, l’espace devient pensable comme système planétaire, ouvert, rythmé, gouverné (comme l’histoire, peut-être) par des révolutions. Ceci est effectivement un jeu de mot, mais c’est le jeu même du mot révolution. La danse n’est pas l’art le moins bien placé pour nous permettre de mettre au clair le sémantisme étonnant, détonnant du mot.
On aurait aimé que Guérin risque l’idée d’art, d’une unité poétique de l’art. L’idée au fond, qu’il n’y a qu’un seul art, et qu’il est tout entier poème. On passe souvent très près, mais le concept est évité autant qu’esquissé. Ne pourrait-on cesser de parler des arts, et se remettre à évoquer « l’Art » ? Lui rendre sa majuscule. N’est-ce pas au fond ce que l’époque attend de nous, où tous les artistes s’ingénient à traverser, troubler et perturber les frontières des disciplines, l’harmonie des confins, et la paix des limites ? Mais il faudrait une raison majeure de le faire. Il faudrait désigner une fonction maîtresse de l’art, unique et constante, qui unifie le concept et nous force à penser une unité radicale des arts, nous force à fondre les arts dans l’Art. Cette unité, Guérin la suggère, c’est l’ouverture de l’espace, à penser comme celle d’un infini.
On aurait aimé que Guérin ne limite pas au lieu seul la création d’espace propre à l’œuvre, qu’il suive la contagion spatiale de l’action topoïétique, qu’il explicite, en un mot, comment tout art ouvre, pour ne pas dire fomente, l’espace autour de lui. Pierre Francastel disait qu’un Mondrian géométrise l’espace autour de lui (1984). Charles Bouleau, avec son idée de charpente, signalait le poids du cadre sur la composition (1961). Toutefois ces lignes de composition se réfèrent au cadre mais, loin de s’y arrêter, elles continuent au-delà, construisant pas à pas les alentours de l’œuvre. Et jusqu’où ira-t-il, ce rayonnement des lignes de l’œuvre, si l’on n’y prend garde ? Jusqu’à l’espace entier, rouvert, réinventé, recréé par l’œuvre. Alors « plastique » risque de cesser d’être une qualité de l’espace pour devenir une action de l’art.
On aurait aimé que Guérin aille jusqu’au bout de sa pensée, et ose faire de la plasticité un verbe. Dans cette opération, il y a évidemment un danger sémantique, qui est aussi, forcément, politique. Le verbe plastiquer existe déjà, et il désigne l’action directe préférée des terroristes les mieux au fait des technologies militaires. À moins qu’on utilise ce péril pour armer le paradoxe. Pourquoi ne pas penser l’art comme un terrorisme doux ? Imaginez le pouvoir de celui qui, sans un mot, rebâtit entièrement l’espace autour de vous. C’est donc l’art qui est le créateur du monde, et l’artiste qui s’empare résolument de la place de Dieu, malheureusement laissée vacante par son inexistence. Voilà donc une piste prioritaire pour une esthétique utopiste et athée, c’est-à-dire proprement humaniste : c’est l’art qui crée l’espace, en le plastiquant.
Michel Guérin, L’espace plastique, Bruxelles, Part de l’Œil, 2008.