Les ouvrages de philosophie sont parfois qualifiés de « pavés » et déclarés impossibles à lire dans les conditions modernes, actuelles, dans un « monde où l’imagination née de l’écrit est toujours plus ou moins recouverte d’images à courte vue » [1]. Un tel propos possède une dimension polémique, mais il est écrit en exergue de l’ouvrage et sert de fondement à la mise en place d’une collection de « petits » ouvrages de philosophie, la collection « Cent mille signes ». Cette collection a l’ambition de présenter, sous la forme courte (pas plus de cent mille signes) des idées fortes et élaborées. Puisqu’il n’est plus possible de disposer du temps pour lire et digérer les « pavés », redonnons ses lettres de noblesse à la « brochure », à « l’opuscule » et engageons-nous à tenter de penser subtilement en peu de pages.
Il n’est donc pas tant question de polémique que de défi. Celui que relève Jacques Bouveresse est vaste : il souhaite démontrer que le progrès est un mythe qui, dans le contexte moderne, « post moderne » ou de « modernité tardive », entrave la recherche philosophique au sujet de la joie. Or la joie est, selon lui, la force majeure fondamentale de l’existence. L’enjeu est clair : le progrès est une amélioration qui n’améliore rien, sinon l’illusion qu’une amélioration est possible. Démontrer cela sans pour autant tomber dans un passéisme ou une nostalgie, sans récuser l’avancée des savoirs scientifiques et techniques, sans invalider les innovations politiques qui apportent plus de démocratie… est un défi à cent mille risques.
Bouveresse commence par se différencier clairement des « progresso-sceptiques », ceux qui ne voient dans le progrès qu’une fuite en avant, une recherche effrénée de « plus », voire de « moins cher » et pas nécessairement de « mieux ». Il analyse à cet égard les textes classiques de Kraus, qui dénoncent avec ironie le progrès comme le fait que l’humanité « dépense son capital intellectuel pour ses inventions et ne conserve rien pour leur utilisation » (p. 15). L’argument est classique : ce qui sert à mieux vivre n’implique absolument pas que l’on pense mieux.
Bouveresse accepte cet argument, mais pas au pied de la lettre. Il dit d’abord que « mieux vivre » n’est pas rien. Guérir mieux et plus vite d’’une grave affection implique de penser différemment le rapport à la souffrance, au corps, à l’existence. Mieux vivre peut servir à mieux penser. En fait, le progrès n’est pas un objet ou un fait, c’est une valeur. Prenant appui sur le travail d’un philosophe finlandais, Georg Enrik von Wright, (1916-2003), qui fut l’élève puis le successeur de Wittgenstein à Cambridge, Bouveresse explique que « progrès » n’a rien à voir avec « croissance », avec « changement », ni avec « évolution ». Très clairement, et très politiquement, il affirme donc qu’il faut radicalement disjoindre progrès et croissance économique capitaliste (ou capitaliste déguisée en socialiste). Tout aussi fermement, il dissocie l’idée de progrès de celle de changement. Tous les mouvements politiques qui promettent le bonheur au prix d’une révolution sont potentiellement porteurs de dogmatisme. Enfin, dans une démarche plus traditionnellement philosophique, Bouveresse dissocie l’idée de progrès de celle d’évolution, afin de ne pas se confondre avec les actuelles philosophies naturalistes qui veulent penser l’activité réflexive selon une entrée « philosophie de l’esprit ». En fait, pour Bouveresse, le progrès est une valeur, et en tant que tel il est « affecté du même genre de relativité et de subjectivité que celle de la valeur en général » (p. 20). Il en résulte que le progrès est affaire d’évaluation. S’il n’est pas assez clairement apparent, on parlera de développement. S’il est explicitement visible, c’est un exploit.
Le domaine dans lequel la notion de progrès peut être évaluée de façon objective est celui de la science. Bouveresse prend, à ce stade de sa réflexion, des positions épistémologiques intéressantes. Il expose d’abord que ce qui, en science, est le plus important n’est pas forcément le plus intéressant. Il se fonde sur un texte de Paul Valéry pour critiquer Popper. Valéry dit que « la science est l’ensemble des procédés et des recettes qui réussissent toujours » (p. 26). La science est donc ce qui augmente notre pouvoir. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle augmente notre savoir. Cela n’est en aucun cas une façon de rabaisser la science à un utilitarisme primaire. Cela revient tout au contraire à prendre acte du fait que toute découverte scientifique qui apporte un gain pragmatique, un pouvoir nouveau pour améliorer la vie, selon telle valeur, apporte en même temps une multitude de nouvelles interrogations :
« [La] science ne nous a pas seulement procuré une augmentation de savoir. Elle nous a en même temps gratifiés d’une quantité considérable d’incertitudes et d’ignorances supplémentaires. Elle a détruit un grand nombre de certitudes et ne les a pas remplacées par des certitudes équivalentes mais plutôt par des doutes » (p. 28).
Une partie de l’argumentaire de Bouveresse pour exposer ce point vient des travaux de Wittgenstein, qui était assez sceptique quant à l’utilisation que l’on ferait, après la Seconde Guerre mondiale, des inventions que la recherche militaire avait mises au point. Pour ce faire, il résume la pensée de Wittgenstein sous une forme qui frise le slogan politique :
« Wittgenstein semble faire partie de ceux qui pensent, avec raison selon moi, que le problème de ce qu’on appelle les dégâts du progrès ne sera pas résolu par des corrections mineures introduites au coup par coup, mais seulement par un changement d’attitude radical, qui est malheureusement peut-être devenu depuis un certain temps déjà impossible et qui consisterait à s’imposer une fois pour toutes une forme de sagesse et de mesure suffisamment rigoureuse, résolue et efficace dans la gestion des ressources naturelles et dans nos rapports avec la nature en général » (p. 69).
Au-delà du manifeste politique, il y a une position épistémologique forte : la science a besoin d’une « sagesse » qui soit « résolue » et efficace » au sujet de la nature en général. Il ajoute en effet qu’il faut espérer qu’une connaissance approfondie des conditions naturelles « aura une action régulatrice sur les forces qui, en dernier lieu, dirigent la production industrielle » (p. 78).
Le mythe du progrès est donc le mécanisme subtil et trompeur qui associe croissance du savoir et croissance du pouvoir. Ce que Bouveresse dénonce c’est cette association : le savoir peut être de l’ordre de l’interrogation. Il devrait donc mener à la réduction du pouvoir. C’est une sorte de principe de précaution. Il faut donc construire une science de l’impact de la science sur la nature. Il faut éviter que la science ne réifie la nature, tout comme il faut éviter que la science n’aborde la nature que comme objet social et culturel. Le progrès, si on le considère comme une valeur qui doit être évaluée en fonction de son impact sur la nature et les sociétés, suppose donc la mise en place d’une science de la nature qui ne soit ni exclusivement naturaliste, ni exclusivement sociale, mais résolue et discutable. Une science mécaniquement objective et confraternellement discutée. Elle ne résoudra pas tous les problèmes politiques, mais elle fera ponctuellement un petit peu de progrès. De l’accord qui résulte, peut naître une joie non naïve, partagée, qui soit à la hauteur du « tragique de l’existence » (p. 105).
Démonter le mythe du progrès sans devenir réactionnaire, démonter le mythe du savoir scientifique sans devenir sceptique, se revendiquer relativiste sans abandonner le droit d’évaluer… le tout en 109 pages. Bravo ! De tels petits livres ont beaucoup à apporter à nos « temps de lecture ». Il reste ensuite au lecteur à mettre en œuvre, dans sa pratique scientifique ou politique, une évaluation du progrès avec la même rigueur, la même concision et le même souci de joie, pour lui et les autres.