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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Littérature et identité postcoloniales kanak : lire, écrire et agir avec Fanon (1969-1973).

Photo 1 : La dernière couverture de Réveil Kanak en 1973. Depuis, l’orthographe a changé. Il est sous-titré par une maxime fanonienne : « Le colonialisme s’est imposé par la violence militaire et ne peut être abattu que par une violence plus grande » (Fanon 2001, p. 61) ; « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence » (ibid.), Archives du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou.

Photo 1 : La dernière couverture de Réveil Kanak en 1973. Depuis, l’orthographe a changé. Il est sous-titré par une maxime fanonienne : « Le colonialisme s’est imposé par la violence militaire et ne peut être abattu que par une violence plus grande » (Fanon 2001, p. 61) ; « Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence » (ibid.), Archives du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou.

On peut affirmer, avec Achille Mbembe, que « l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde » (Mbembe 2013, p. 9). Sur le strict plan de la pensée et des idées, on sait également que ce basculement ou pire, cet effondrement, s’est opéré avec la publication et la diffusion, dans les années 1950-60, de textes issus de l’espace afro-antillais francophone qui ont parfois accompagné les décolonisations du continent africain. On peut citer le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (2000) et surtout Peau noire, masques blancs (1952) et Les damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon. Dans son premier livre, Fanon présente, d’un point de vue quasi clinique, les effets du racisme et de l’aliénation sur les Antillais. Dernier texte publié par Fanon en 1961, Les damnés de la terre, est nourri de l’expérience algérienne de Fanon, qui analyse les effets psychologiques de la répression policière et de l’organisation de l’espace en contexte colonial. Interdit à sa sortie pour « atteinte à la sûreté de l’État » (Mbembe 2012), il circule de manière clandestine.

Lorsque l’on rappelle l’influence mondiale de la pensée de l’Antillais Frantz Fanon sur les mouvements de décolonisation, on n’inclut, le plus souvent, que les Amériques et l’Afrique francophone ; il faudrait réexaminer la réception de la pensée de Fanon en analysant les textes (discours, essais politiques et œuvres littéraires) issus de différents espaces : lorsque l’on parle de décolonisation, l’histoire politique récente de la Nouvelle-Calédonie suggère en effet qu’il faut y interroger la circulation des idées anticoloniales, les intertextualités et la création des espaces littéraires (voir Mokaddem 2007).

La Nouvelle-Calédonie est devenue une donnée complexe de l’espace politique français à partir des années 1980, période dite des Événements, où le monde découvrait que les Kanak [1] réclamaient l’égalité et reprochaient à la France de maintenir ses pratiques coloniales ; Marie Salaün observe que « l’histoire coloniale n’est pas une histoire linéaire qui s’arrête avec l’accession d’un territoire à l’indépendance ou l’accession d’individus anciennement sujets au statut de citoyens égaux en droits avec les autres nationaux » (Salaün 2013, p. 9). Ainsi, la colonisation gagne plus à être saisie en termes d’assignations identitaires, de perpétuations de pratiques et de discours. De 1984 à 1988, l’archipel devait connaître une véritable atmosphère de guerre civile où la violence des rivalités héritées de la colonisation semblait atteindre son paroxysme. La période devait s’achever par un double épilogue tragique : l’assaut de la grotte d’Ouvéa en 1988 et l’assassinat du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou [2] en 1989. Mais la signature des Accords de Matignon en 1988 et celle de l’Accord de Nouméa en 1998 engagent la Nouvelle-Calédonie à relever un immense défi de paix et de vivre-ensemble. L’apparente soudaineté des « Événements » a eu tendance à occulter les fondements du discours politique kanak. Nous nous concentrerons ici sur la portée d’une séquence politique de la Nouvelle-Calédonie [3] : celle du retour au pays de la première génération d’étudiants kanak à la fin des années 1960 (Chappell 2003). Nous nous intéresserons particulièrement aux articles que Nidoish Naisseline [4] publie en France dans les revues étudiantes. Naisseline compte en effet parmi les premiers Kanak formés dans les universités françaises : scolarisé en France à partir de 1962, il entame une formation en droit avant d’obtenir une maîtrise de sociologie en 1972.

Mais il faut d’abord expliquer un des mythes fondateurs à l’origine de l’expression littéraire et politique néo-calédonienne apparue dans la seconde moitié du 19e siècle et qui dominait alors : celui du pionnier, véritable agent civilisateur, exemplaire par sa bravoure. La colonisation avait été le prétexte d’une littérature de conquête où les fonctionnaires coloniaux pouvaient exprimer leur patriotisme et la fierté de participer à la construction de l’Empire. Il est d’ailleurs encore pertinent de distinguer une littérature kanak d’une littérature calédonienne : la littérature kanak trouve, sur fond de revendication identitaire, ses sources d’inspiration dans le patrimoine oral kanak (chants, contes, proverbes, etc.) et un vécu de la vie en tribu, du clan, ou de la coutume ; la littérature calédonienne, quant à elle, les trouve dans une réflexion souvent portée sur l’altérité et les pesanteurs coloniales. Cependant, récemment, différentes pratiques d’écritures (Gorodé et Kurtovitch 1999) et politiques éditoriales locales [5] semblent témoigner de la création d’un nouvel espace scripturaire à travers l’appropriation de thèmes communs (Gope et Kurtovitch 2003) comme la vie urbaine de Nouméa : une volonté de constituer une littérature identifiable se manifeste, par exemple, à travers la création de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie (AENC) en 1996, soit deux ans avant la signature de l’Accord de Nouméa. L’enjeu est de créer un lieu d’échange entre les auteurs, de mettre en lumière l’unité-diversité des champs littéraires de l’archipel et de rompre ainsi avec l’image donnée pendant les Événements. Récits de voyage ou chroniques coloniales, la littérature néo-calédonienne est née, du moins dans sa composante européenne, de ce qu’Édouard Glissant décrit comme :

Un lancinant besoin de s’affirmer “civilisé”, c’est-à-dire ancien, patent, stable, et le souci de légitimer non seulement un droit à sa terre (un réenracinement) mais aussi un privilège de mener le monde, privilège réservé aux aventureux qui ont réussi et qui par conséquent détiennent vertu et recette. (Glissant 1969, p. 174)

L’apparition de la littérature kanak, à partir des années 1980, sera le signe d’une véritable métamorphose. Ses auteurs (dont les noms demeuraient généralement anonymes) venaient alors contredire ce que Laurent Dubreuil nomme la « phrase de possession » par la reformulation de l’identité kanak, dans la mesure où celle-ci a dû d’abord être créée avec/contre la présence coloniale. Cette « phrase de possession » est, en effet, « le constructible agglomérat langagier qui enserre et exprime l’aventure coloniale » (Dubreuil 2008, p. 185), c’est-à-dire qu’elle a imposé un grand récit avec des rôles et des assignations identitaires qui ont présidé à la construction d’une société profondément inégalitaire. D’ailleurs, à la question « peut-on parler d’un peuple kanak ? », Jean-Marie Tjibaou apportait, en 1981, une réponse qui suggère la nature et l’urgence des quêtes identitaires : le « peuple kanak » est, disait-il, « une notion née de la lutte de la colonisation, de l’adversité. C’est une réaction collective, une réalité qui s’organise » (Tjibaou 1996, p. 97). Cependant, c’est d’abord par l’action politique que s’est constitué le champ littéraire kanak, en particulier avec la prise de parole de personnalités comme Nidoish Naisseline. Cette première prise de parole a pour origine une lecture singulière de Fanon à partir de la seconde moitié des années 1960.

Les trois articles que Naisseline rédige de 1966 à 1970, permettent, à travers la forme des références, de suivre l’évolution d’une lecture de Fanon. Surtout, ces articles participent activement au processus de redéfinition identitaire mentionné plus haut et permettent de voir comment cette lecture a pu contribuer à la fois à l’affirmation politique des Kanak et à leur appropriation de l’expression littéraire. La notion « d’horizon d’attente social » définie par Jauss comme « la disposition d’esprit ou le code esthétique des lecteurs qui conditionne la réception » (Jauss 1990, p. 290) nous permet de formuler des interrogations structurantes : comment lit-on en situation coloniale ? Quels rapports établit-on avec les idées qui y circulent ? On peut dire que Naisseline a rapidement fait sienne la volonté de Fanon de décoder et défaire les modes de domination.

Nous interrogerons ici l’appropriation des idées de Fanon dans le milieu étudiant français des années 1969-1970 en nous posant la question : que signifie parler de colonisation plus d’une décennie après les débuts des décolonisations africaines et du point de vue kanak ? Il s’agira ainsi de reconstituer le paysage intellectuel dans lequel les thèses de Fanon ont été reçues. La deuxième partie de cet article reviendra sur le contexte du retour de Nidoish Naisseline et de sa contribution à la fondation du militantisme politique kanak par une confrontation des idées de Fanon au réel néo-calédonien. Enfin, il s’agira d’interpréter la place de Fanon dans une maturation et une mise en pratique de l’action politique menée par Naisseline et les Foulards Rouges.

Si, comme Marielle Macé, on considère que « […] les livres offrent à notre perception, à notre attention et à nos capacités d’action des configurations singulières qui sont autant de “pistes” à suivre » (Macé 2011, p. 14), il nous faut envisager Naisseline et les autres étudiants kanak lecteurs de Fanon comme des caisses de résonance. Ces étudiants occupent un champ traversé par les idées marxistes, l’écho des guerres d’indépendance (Madagascar, Indochine, Algérie) et les codes hérités de l’ère coloniale qui délimitent encore la capitale Nouméa. On peut dire que les premières actions menées par Naisseline ont consisté, à partir d’une analyse forgée par ses lectures de Fanon, à mettre à jour et à briser les segmentarités [6] héritées de la période coloniale.

Écrire et lire avec le sentiment d’être opprimé ou dominé et avec la volonté de se libérer est propice à la l’élaboration d’une « littérature révolutionnaire » où, selon l’expression de Gilles Deleuze et Félix Guattari, tout « est immédiatement branché sur la politique » (Deleuze et Guattari 1975, p. 30). Un espace littéraire se déploie en même temps que s’élabore une politique. En fait, avec ses articles, Naisseline cartographie son réel : la capitale Nouméa devient le lieu d’où émanent le discours colonial et ses déclinaisons, le lieu où l’action doit être menée. La tribu devient le lieu à ouvrir, dont la parole doit être libérée. Nous commencerons donc par décrire les enjeux de la circulation des thèses de Fanon parmi les étudiants kanak de la première génération post-indigénat.

Sur le plan politique, le projet indépendantiste est alors en germe et permet que les codes de la tribu, de la coutume, contribuent à repenser la Nouvelle-Calédonie. Cependant, la réception des textes de Fanon s’inscrit dans les contextes auxquels ont appartenu ces étudiants. Le premier est celui des universités françaises traversées par l’effervescence intellectuelle de Mai 68 et des débats sur les décolonisations. Le second est celui du retour dans une Nouvelle-Calédonie plongée dans l’insouciance et l’indécence du « boum » [7] — la prospérité semble, au premier abord, interdire tout débat sur la question coloniale. Cependant, aux yeux de ces étudiants, cette prospérité et cette insouciance ne suffisent pas à dissimuler les inégalités criantes héritées de la colonisation, bien au contraire. Voilà qui impose d’analyser les problèmes posés par la réception de la pensée de Fanon. Naisseline donne donc à voir non seulement un moment où l’irruption sur la scène politique s’articule avec la création d’une écriture nouvelle, mais aussi l’une des modalités de cette dynamique, à savoir la lecture et des processus d’identification essentiellement d’ordre sociopolitique. Il s’agira ensuite de voir en quoi les écrits de Naisseline, nourris par sa lecture de Fanon, sont porteurs d’un projet de société particulier qui passe par une intense interrogation de l’identité kanak.

Un voyage des idées de Frantz Fanon.

« L’histoire des idées […] devrait se contenter de marquer les seuils que traverse une idée, les voyages qu’elle fait, qui en changent la nature ou l’objet » (Deleuze et Guattari 1980, p. 288). Nous serions ainsi tentés, par une forme de provocation, de chercher à identifier le peuple ou, pour reprendre les mots de Stanley Fish, la « communauté interprétative » (Fish 1980) dans laquelle la réception de Peau noire, masques blancs a été la plus immédiatement effective et féconde en termes d’élaboration de discours, de projets et d’actions politiques. L’impact de Peau noire, masques blancs, paru en 1952, a été également tardif et, lorsque l’on traite de cette influence, on se limite évidemment aux aires africaines, afro-américaines ou afro-antillaises où la circulation et l’influence des idées de Fanon sont variées et cependant difficiles à définir.

Deux études publiées une dizaine d’années après la disparition de Fanon, celle de David Caute (1970) et celle d’Irène Gendzier (1973), soulignent le paradoxe de sa situation. Caute est le plus sévère : en 1970, il observe non seulement que « ses théories sont mieux connues des Européens et des Américains que des damnés de la terre dont il avait soutenu la cause et la révolte » (Caute 1970, p. 156), mais aussi que « les élites africaines se détournent de lui » (ibid.) et souligne que « ce qu’ils auraient à leur dire, elles ne tiennent pas à l’entendre » (ibid.). Enfin, s’interrogeant sur la nature de l’influence de Fanon sur les activistes noirs des États-Unis, Irène Gendzier assène, en 1973, qu’« une chose est de porter avec soi les livres de Fanon, autre chose est de les lire et de les porter dans une action militante » (Gendzier 1973, p. 274) ; la difficulté est que Fanon a, dans Les damnés de la terre (1961), proposé une analyse sur le vif des mouvements d’émancipation, il en a décrit les dérives et les excès, mais n’a véritablement pensé que la suite des décolonisations en incitant à élaborer des modèles émancipés du modèle européen. Il faut dire que les lectures de Fanon ont souvent la forme de citations, de slogans et de litanies au milieu desquels il est difficile de saisir un retour critique ou le véritable déploiement des idées.

Dans Les damnés de la terre, les pages que Fanon consacre à la « bourgeoisie nationale » (Fanon 1961, p. 156) ainsi qu’à l’échec des élites intellectuelles peuvent expliquer le silence fait autour de lui immédiatement après les indépendances africaines. Deux espaces auraient pourtant pu s’imposer lorsque nous identifions les réceptions les plus précoces et les plus fécondes des idées de Fanon. Elles sont apparues presque simultanément en deux points presque opposés du globe : le Québec avec les protagonistes de la revue Parti Pris (Poulin 2010), fondée en 1963, et la Nouvelle-Calédonie, à travers sa première génération d’étudiants kanak basée à Paris. Voilà pourquoi considérer que la lecture de Fanon a participé à la formation de la première génération d’hommes politiques kanak fait peut-être la singularité du processus politique en cours en Nouvelle-Calédonie, ainsi que celle de son espace littéraire. La portée de Fanon est donc double si l’on considère que la littérature kanak est née de la politisation du monde kanak.

L’analyse de la réception de Fanon, dans le cercle des étudiants kanak des années 1960 en France et sur les mouvements tels que les Foulards Rouges et le Groupe 1878 [8] qu’ils ont initiés à leur retour en Nouvelle-Calédonie, peut enrichir la connaissance sur la circulation de ses idées. Car analyser les articulations de Peau noire, masques blancs avec les discours d’émancipation particuliers de chaque aire culturelle s’avère plus complexe, dans la mesure où la pensée de Fanon s’en trouve littéralement augmentée et enrichie d’autant de nuances. Dans l’étude Black Power beyond Borders (2012), Robbie Shilliam montre que, pour ce qui est du Pacifique anglophone, le mouvement néo-zélandais des Polynesian Panthers, fondé en juin 1971, suggère également une influence de Fanon par le fait même d’avoir pris pour modèle le Black Panther Party des États-Unis, qui a d’emblée revendiqué son adhésion aux thèses fanoniennes (Seale 1970).

À la veille des années 1970, une génération d’étudiants, issue des anciennes colonies ou anticolonialiste, semble recevoir le premier texte de Fanon comme un pamphlet révolutionnaire. Fanon est alors pris comme une machine à slogans et non comme un outil d’analyse. Peau noire, masques blancs ne semble pas (encore) être considéré comme une matrice d’interrogations sur la société française, voire occidentale, et sur le devenir de l’Afrique, c’est-à-dire un des textes influençant aujourd’hui les travaux de Homi K. Bhabha (2007), Pap N’Diaye (2009) ou d’Achille Mbembe (2010, 2013). Dans la biographie qu’il lui consacre en 2000, David Macey observe qu’il existe en réalité deux Fanon : le révolutionnaire des années 1960 et la vedette des postcolonial studies (Renault 2011), qui « […] est, à bien des égards, une image inversée du Fanon “révolutionnaire” des années 1960 » (Macey 2000, p. 40).

La réception de Fanon est pour le moins contrastée, y compris aux Antilles françaises où Édouard Glissant observait, en 1981, la difficulté pour un Antillais « d’être le frère, l’ami, ou tout simplement le compagnon ou le “compatriote” de Fanon. Parce que de tous les intellectuels antillais francophones il est le seul à être véritablement passé à l’acte, à travers son adhésion à la cause algérienne » (Glissant 1981, p. 56). C’est pourquoi l’impact de Peau noire, masques blancs, qui s’observe dans le Pacifique francophone chez les premiers étudiants et militants politique kanak de Nouvelle-Calédonie, est inattendu. La Nouvelle-Calédonie est, depuis les années 1980, dites des Événements, un thème politique, un assemblage de discours dont les origines, les influences et les articulations profondes sont encore à mettre en lumière. Elles permettent pourtant de saisir les mouvements politiques et culturels qui ont permis l’émergence et le parcours de Jean-Marie Tjibaou, l’avancée représentée par les signatures des Accords de Matignon-Oudinot [9] en 1988, puis celle de l’Accord de Nouméa [10] en 1998. Les trajectoires suivies par les protagonistes des deux premières générations post-indigénat sont, en ce sens, révélatrices. Ce sont les premières générations qui ont eu accès à l’école publique, puis aux études universitaires, et qui se sont ainsi politisées. En 1946, l’abrogation de l’Indigénat en Nouvelle-Calédonie a donc marqué le début de la politisation du monde kanak.

Cette politisation s’est déroulée en plusieurs grandes étapes, où se jouait la modification à la fois des liens avec les missions religieuses et avec les autres institutions telles que l’école et la fonction publique. Ainsi, le premier parti politique à avoir, dès 1947, massivement mobilisé les Kanak fut le Parti communiste. Il a été le premier parti politique à interroger la situation des Kanak à la lumière de l’histoire de la colonisation. Mais le Parti communiste calédonien (P.C.C) est dissout la même année, l’Église étant parvenue à contrer un mouvement jugé trop dangereux pour le maintien de l’autorité française. Ses membres, parmi lesquels Henri Naisseline, le père de Nidoish, sont activement surveillés, et les archives font même état de manœuvres d’intimidation (arrestations, révocations des fonctionnaires, inculpations pour troubles de l’ordre public, etc.). En 1947, la fondatrice du P.C.C, Jeanne Tunica y Casas (Kurtovitch 2007), s’enfuit de Nouvelle-Calédonie après avoir échappé à un attentat à la bombe. C’est la fin du communisme en Nouvelle-Calédonie.

Cependant, l’épisode du P.C.C. annonçait un profond changement dans le monde kanak, dont les premiers effets ne seront visibles qu’à travers la première génération d’étudiants kanak formés dans la France du début des années 1960, une France qui voyait le déclin de son empire colonial et devenait le lieu d’exil et/ou de formation des anciens colonisés. En fait, la décennie 1950-1960 semble avoir été le moment où une partie du monde kanak s’est progressivement faite l’interprète de nouvelles idées politiques allant du marxisme à l’anticolonialisme. Pour comprendre le processus dans lequel la parole de Fanon entre en jeu, il faut donc se pencher sur les premiers étudiants kanak qui se retrouvent dans les universités françaises aux débuts des années 1960. Partis des différentes « tribus » [11] de la Nouvelle-Calédonie, ils ont été véritablement nourris des récits de leurs aînés, ceux qui avaient participé à l’épisode éphémère du Communisme en Nouvelle-Calédonie. Arrivés dans les universités françaises, ils participent, notamment avec les étudiants africains et antillais, aux échanges sur les questions de la décolonisation. Nous sommes dans l’effervescence qui précède Mai 1968. Des tracts et des livres s’échangent, parmi lesquels les textes de Fanon, qui sont alors lus comme de véritables manuels de guérilla. Naisseline élabore un langage qui se révèle être également un puissant outil d’analyse de la situation néo-calédonienne des années 1960-1970. Il s’agit de penser autant le verbe que l’action. Il aurait donc trouvé dans l’analyse des stéréotypes, du racisme et de l’aliénation de la société antillaise des analogies avec la réalité de la Nouvelle-Calédonie. Un autre texte sera également essentiel dans la politisation de cette génération. C’est un mémoire intitulé Histoire et psychologie des Mélanésiens, rédigé en 1965 par Apollinaire Anova. L’auteur est un prêtre kanak emporté prématurément par une leucémie en 1966. Le texte, qui devait être publié par les éditions Présence Africaine, circule, en dépit de sa censure officielle, dans le milieu étudiant kanak. Surtout, le Journal de la Société des Océanistes en publie deux extraits (Lenormand, Gauthier, Guiart et O’Reilly 1969) en 1969. La force du travail [12] d’Anova est d’abord de rétablir la figure historique du chef Ataï, l’initiateur de la Révolte de 1878. L’autre aspect essentiel de son étude est de proposer une réflexion sur la situation économique de la Nouvelle-Calédonie dominée par le nickel et marquée par les inégalités entre Kanak et Européens.

En proposant une perspective glissantienne selon laquelle « la lecture est un geste d’appropriation, de manipulation, de constitution active d’un sens » (Citton 2005, p. 205), Yves Citton nous aide à saisir les enjeux de la lecture inscrite dans une volonté d’action politique. Les écrits de Naisseline se révèlent alors comme un tissage d’idées fanoniennes, du marxisme, des modes d’action des mouvements tant pacifistes que radicaux, et de la parole coutumière. Il est également probable que Naisseline ait, en partie, adopté un mode de lecture propre au militantisme étudiant de la France des années 1960-1970 : une lecture de la reconnaissance des solidarités, du slogan et du mot d’ordre. Il reprend, dans ses premiers articles, des phrases entières, des tournures et des titres de Peau noire, masques blancs, sans jamais en nommer l’auteur. En 1966, année où Naisseline publie son premier article, Peau noire, masques blancs, livre duquel étaient extraites les idées qui permettaient d’analyser la situation en Nouvelle-Calédonie et de préparer une action politique, n’est pas encore explicitement mentionné.

Lire Fanon, revenir au pays natal.

Il s’agit d’interpréter le processus transculturel d’identification politique entre les lieux de Fanon — la Martinique, l’Algérie — et ceux de Naisseline — la Nouvelle-Calédonie, le clan, la chefferie, et les réunions des cercles étudiants en France. Cependant, ni le climat politique, ni la diffusion dont bénéficie l’œuvre de Fanon ne suffisent à expliquer l’intérêt de Naisseline. Cette lecture relèverait d’une poétique qui se fait jour à travers une créolisation des imaginaires, au sens où la pensée de l’Antillais Fanon trouve un écho en Naisseline le Kanak. Fanon rappelait, en effet, que « ses conclusions ne valaient que pour les Antilles » (Fanon 1952, p. 11). Quand Barthes affirme que « lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer » (Barthes 1970, p. 16), il semble évident que la lecture de Fanon a permis à Naisseline d’identifier une expérience qu’il découvre commune, mais aussi variée : celle de la colonisation. Il est vrai que, jusqu’aux mouvements de décolonisation et jusqu’à la parution des écrits de Césaire, de Fanon et de Memmi, la colonisation était encore « nommée » comme un problème.

En plus d’aiguiser l’acuité politique de Naisseline, la découverte de la pensée de Fanon est aussi celle d’un style et participe à dégager un espace littéraire. Cette découverte incite Naisseline à adopter une posture critique qu’il mettra en acte dès son retour en Nouvelle-Calédonie en 1969. Selon Jean Starobinski, « l’interprétation, doit faire parler ce qui n’est plus entendu » (Starobinski 1970, p. 147) : face aux écrits de Fanon, Naisseline est soumis à l’urgence de relayer une parole qui n’est pas encore entendue dans la Nouvelle-Calédonie de la fin des années 1960. Et, pour lui, cela est la condition première pour une transformation des rapports entre les mondes kanak et européen encore marqués par les codes de la domination coloniale.

Car Peau noire, masques blancs est avant tout une expérience vécue de ce que Fanon appelle le « regard blanc » (Fanon 1952, p. 88) comme produit colonial, comme effet sur les constructions individuelles et collectives et comme négation de l’altérité. Et il s’agit de l’élaboration d’un « mode d’existence » contre ce regard et les mécanismes qu’il implique en termes d’interactions sociales. « J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet parmi d’autres objets » (ibid., p. 89). C’est le début du chapitre 5, que Fanon intitule « L’expérience vécue du Noir » — celle de se savoir emprisonné dans une imagerie forgée par la psyché coloniale —, qui conditionne les relations avec autrui dont la rencontre peut nous aider à « faire lever un sens » et constituer des modalités de connaissance anthropologiques. Homi K. Bhabha affirme que « lire Fanon, c’est éprouver la sensation qui préfigure — et fissure — l’émergence d’une pensée radicale qui ne se lève jamais sans projeter une certaine obscurité » (Bhabha 1994, p. 85). La lecture et l’interprétation de Peau noire, masque blanc permettent à Naisseline de dégager une méthode d’investigation, de faire apparaître une vigilance nouvelle face à l’expérience coloniale française. Cette méthode consiste surtout en une attention portée sur le discours ambiant en ce qu’il est, selon Fanon,

une constellation de données, une série de propositions qui, lentement, sournoisement, à la faveur des écrits, des journaux, de l’éducation, des livres scolaires, des affiches, du cinéma, de la radio, pénètrent un individu — en constituant la vision du monde de la collectivité à laquelle il appartient. (Fanon 1952, p. 124)

Naisseline entreprend de faire l’inventaire de ce qui « constitue la vision » du monde kanak. Sa critique provient à la fois d’une révolte, de sa formation en sociologie et de l’effervescence des milieux étudiants métropolitains des années 1960 où s’y retrouvent des étudiants de Nouvelle-Calédonie, kanak et européens. Ils publient le bulletin mensuel étudiant Trait d’Union depuis 1962. Le but de Naisseline est alors de maintenir le contact avec l’île natale (le bulletin est régulièrement expédié dans les lycées de Nouméa).

Rapidement, Trait d’Union se fait l’écho à la fois des luttes de classes et de libération tiers-mondistes, et des enjeux et problématiques propres à la Nouvelle-Calédonie. Le bulletin devient ainsi le lieu de débats et de témoignages. Les rédacteurs y abordent la concurrence face aux travailleurs métropolitains attirés par le « boum », le problème du nickel, mais également la position encore marginale des Kanak dans l’économie. Naisseline y publie son premier article en janvier 1966 intitulé « Coutumes canaques et civilisation occidentale : face à face ? » et dans lequel il propose une analyse de l’expérience de l’aliénation — premier thème fanonien — propre à l’étudiant kanak en France. Dans cet article, Naisseline met en évidence l’existence des deux imaginaires antagonistes de la Nouvelle-Calédonie et tente de faire apparaître les enjeux politique et philosophique d’un « face à face ».

« Chacun de nous est au centre du monde pour la représentation qu’il en a : nous, Canaques, avons des raisons de ne pas voir le monde comme le Monsieur de Nouméa » (Naisseline 1966, p. 7) : il s’agit ici de révéler ce qui peut apparaître comme un champ de bataille. La Nouvelle-Calédonie de la fin des années 1960, plongée dans l’euphorie du « boum » du nickel, semble pacifiée ou, du moins à l’abri des agitations de ces années de décolonisations. C’est en ce sens que la parole de Naisseline est une rupture dans l’espace politique de la Nouvelle-Calédonie, dont les acteurs sont encore nostalgiques de la gloire patriotique d’après-guerre, nourrie de la fierté d’avoir servi aux côtés des alliés et qui a vu la victoire comme une récompense logique du labeur colonial et un moyen d’oublier la honte du bagne pour cette ancienne colonie pénitentiaire.

Les raisons qu’invoque Naisseline sont donc principalement d’ordre historique, principalement liées à la colonisation ; elles tissent également son expérience. Il analyse la place donnée aux « coutumes canaques » par la colonisation ainsi que les positions de sa génération. Pour cela, il tente d’abord de définir la caractéristique de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie : elle réside, selon lui, en ce qu’il nomme la « collaboration européanisante » (Naisseline 1966, p. 9).

D’après cette définition de la collaboration entre deux groupes ethniques, il apparait que c’est à l’indigène seul de se modifier, de se renouveler, de s’adapter et de faire en sorte qu’il n’y ait plus qu’une seule communauté sur le « Caillou » (ibid.).

Cette première définition est donnée par « des personnes bien pensantes de Nouméa » (ibid.). Il a résulté de ce mouvement contraint une série de bouleversements, de compromis et d’aliénations que, selon Naisseline, sa génération — plus politisée — refuse, vit avec violence et tente de renverser. Il observe également les non-dits de l’héritage colonial en Nouvelle-Calédonie et tente de les débusquer. Il distingue ainsi le « Canaque » et le « Nouméen » et, en ayant renouvelé la définition de la « collaboration », propose une analyse au-delà de tout manichéisme :

Collaborer ici c’est d’abord se découvrir, se comprendre, se respecter. La collaboration exige des gens égaux, se donnant ensemble un but à réaliser. Elle définit des relations intimes et fréquentes entre deux personnes, deux groupements, deux nations. (ibid.)

Naisseline affirme que cette réflexion est née de conversations avec de « jeunes métropolitains » qui

ne sont pas persuadés de la suprématie de la civilisation européenne et ne considèrent pas la civilisation autochtone comme incapable d’évolution intérieure, comme condamnée. (ibid., p. 8)

Là encore, Naisseline est fanonien dans sa dénonciation de la civilisation occidentale. Mais, dans ce texte, ce sont des mots d’ordre qu’il lance aux « Nouméens », qu’il invite à « rompre avec certains préjugés, avec de longues habitudes raidies en formes définitives de pensée et de vie » (ibid.), et aux Kanak qu’il invite à un projet de reconstruction. C’est un premier jalon de l’espace littéraire kanak. Naisseline tient à rassembler ensuite les Kanak de sa génération autour d’une expérience commune : « Tout jeune canaque qui a ressenti douloureusement le vide spirituel creusé par la civilisation occidentale dans la nôtre n’a pas le droit de suivre l’évolution actuelle, et il doit s’employer à la rectifier » (ibid.). Au fur et à mesure qu’évolue sa lecture, Naisseline se rapproche ici du Fanon qui, dans Les Damnés de la terre, appelait à « abandonner les vieilles croyances » (Fanon 1961, p. 301), d’inverser des processus d’interaction sociale hérités de la colonisation, de créer une vraie mise en commun dont les modalités seront progressivement définies dans les articles suivants. Comme dans Peau noire, masques blancs, Naisseline mêle anecdotes, expériences personnelles et analyses politique et sociologique. Il y pose quelques questions, auxquelles il tentera de répondre au fil de ses publications :

Quelle a été mon expérience personnelle ? Essayer d’imaginer un jeune Canaque à qui l’on a toujours appris à Nouméa, selon la première conception, que pour devenir quelqu’un de bien, il suffit de se hausser au niveau de l’Européen. (Naisseline 1966, p. 9)

L’influence de Fanon se manifeste également sur le plan formel et stylistique : dans le premier article, elle se traduit d’abord par une forme de pastiche qui peut être comprise comme la reconnaissance de combats communs. Cette influence apparaît ensuite progressivement à travers des articulations plus fines d’idées et de préoccupations, telles que le langage et l’altérité. L’article de 1966 peut être considéré comme un aller-retour entre Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, publié à titre posthume cette même année. Naisseline en reprend les tournures, des paragraphes entiers. Il y a clairement de l’admiration, une forme d’hommage dans ce qui, dans la reprise du style, tient du pastiche, mais aussi de la satisfaction d’avoir trouvé une arme de combat.

La Nouvelle-Calédonie de la fin des années 1960 était celle du « boum » du nickel où le mépris colonial que commentait Naisseline avait le visage de l’opulence et de l’insouciance ; il nous faut décrire les transpositions faites par Naisseline de l’approche de Fanon sur la Nouvelle-Calédonie de la fin des années 1960. « Toute expérience, surtout si elle se révèle inféconde, doit entrer dans la composition du réel et, par là, occuper une place dans la restructuration de ce réel » (Fanon 1952, p. 39) : parlant de l’expérience du regard de l’autre, de ses effets sur le vécu et l’élaboration individuels, le projet de Fanon est donc d’agir sur le réel. Chez Fanon, puis chez Naisseline, il s’agit d’abord de faire l’inventaire et l’analyse de ces « propositions » où se construit une image de soi élaborée pour maintenir intacte une hiérarchie héritée de la colonisation. De même, les expériences respectives de Fanon et Naisseline ont des limites géographiques : elles se situent entre Paris et leurs capitales natales — Fort-de-France pour Fanon et Nouméa pour Naisseline. La presse locale de la fin des années 1960 donne à voir une Nouvelle-Calédonie, du moins dans sa composante européenne, relativement isolée des grands mouvements d’idées de l’époque. Par conséquent, le boum du nickel qui s’annonce ne fait qu’ajouter à l’insouciance générale. Cette insouciance est une source d’exaspération pour une partie des premiers étudiants kanak, qui considèrent que racisme et mépris marquent encore les rapports sociaux et l’organisation économique de l’île.

Une expérience du regard en Nouvelle-Calédonie.

Naisseline écrit trois articles en France, nourri de l’expérience et des échanges universitaires, mais surtout des lectures de penseurs de la décolonisation et des nationalismes comme Aimé Césaire, Frantz Fanon bien sûr, et Albert Memmi. Ainsi, l’article qu’il rédige pour la revue Canaque Homme Libre en 1969 est symbolique dans la mesure où il précède non seulement son retour en Nouvelle-Calédonie, mais surtout une action politique d’ampleur à travers la fondation des Foulards Rouges. Son titre « Aspects noirs du problème blanc » (1969) évoque celui de l’ouvrage de Fanon. Naisseline fait lui aussi l’expérience du regard. L’expérience du regard par Fanon est celle de la violence symbolique et verbale où l’on se découvre cerné par le discours dominant de la France des années 1950, c’est-à-dire par une juxtaposition de stéréotypes aliénants et paralysants. Fanon scrute la France, voire l’Europe d’après-guerre : « Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, — et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : “Y a bon banania” » (Fanon 1952, p. 90). Naisseline transpose ce regard à une échelle locale et tente d’analyser ce qui travaille encore les mentalités de la Nouvelle-Calédonie des années 1960. Dans son article « Aspects noirs du problème blanc », il tranche :

Elle [la communauté européenne de Nouméa] attribue aux indigènes des qualités telles que : grands footballeurs, géniaux danseurs de pilou, incomparables pousseurs de cris guerriers ; mais ne leur reconnait pas la capacité de penser, d’aimer, de choisir entre le bien et le mal. Si l’homme devient réellement homme à partir du moment où il pense, d’après certaines paroles entendues à Nouméa, l’indigène serait à la frontière entre l’humanité et l’animalité. (Naisseline 1969, p. 6)

Qu’il s’agisse de notes ou d’anecdotes, Peau noire, masques blancs contient des références au cinéma et à la littérature lorsqu’il est question d’éclairer les structures d’un imaginaire sur le noir, sur le blanc, ou encore d’illustrer des stratégies de lutte ou des mécanismes d’aliénation. En bref, Fanon porte une attention à une culture populaire et à ses représentations que Naisseline applique à la Nouvelle-Calédonie. Naisseline analyse l’image du Kanak élaborée depuis les débuts de la colonisation, mais aussi ses survivances et ses effets en 1969 sur le monde kanak. En 1952, Fanon donnait une conclusion douloureuse et violente à son analyse de l’aliénation culturelle des Antilles :

Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche. (Fanon 1952, p. 185)

Suivant un processus d’identification, Naisseline reconnaissait des maux dont semblait également souffrir le monde kanak, et formulait à son tour un avertissement de la même veine :

les noirs [sic] de la Nouvelle-Calédonie doivent dès les premiers instants où ils ouvrent les yeux sur le monde, apprendre à se mépriser ; tout concourt à les en persuader : le plaisir, l’argent, la beauté, Dieu sont blancs ; eux sont canaques. Comment ne se sentiraient-ils pas des êtres inférieurs ? (Naisseline 1969, p. 7)

Pour Naisseline, le Kanak est ainsi un « noir de la Nouvelle-Calédonie », ce qui le rapproche de l’expérience de l’Antillais fanonien, dans la mesure où il affronte également ce « regard blanc » tissé de stéréotypes, « forme limitée d’altérité » (Bhabha 1994, p. 138). Peau noire, masques blancs est également une analyse des processus d’aliénation qui passe par l’expérience des segmentarités de la ville coloniale :

Je propose au Martiniquais qui me lit l’expérience suivante. Déterminer la plus “comparaison” [13] des rues de Fort-de-France. La rue Schœlcher, la rue Victor-Hugo… Certainement pas la rue François-Arago. Le Martiniquais qui accepte de réaliser cette expérience sera de mon avis dans l’exacte mesure où il ne se crispera pas de se voir mis à nu. (Fanon 1952, p. 185)

« Mis à nu », dans la mesure où le regard sur la capitale d’après-guerre révèle ici l’acceptation silencieuse de codes archaïques et discriminants, une aliénation en somme. Fanon multiplie ainsi les anecdotes sur Fort-de-France ou sur le service militaire. En 1969, Naisseline fait de même : il voit également dans le jeune militaire kanak qui tente de raconter Nouméa et la Nouvelle-Calédonie dans les casernes françaises les preuves de cette aliénation, d’une capitulation. Naisseline observe des inégalités sur lesquelles le militaire kanak ferme les yeux, fabriquant lui-même un mensonge qui, selon Naisseline, participe progressivement à créer une situation explosive :

Aliénés dans une image paradisiaque de la Nouvelle-Calédonie, fabriquée pour une consommation touristique, les jeunes militaires autochtones en France vantent les merveilles de leur île : CHÂTEAU ROYAL ! BIARRITZ ! ANSE VATA ! [Photo 3] Mais ils s’interdisent d’avouer qu’au CHÂTEAU ROYAL, ils n’ont jamais mis les pieds, qu’ils habitent à Sainte-Marie, non loin des marécages boueux, soit à Montravel, près des dépotoirs municipaux. Ils jubilent d’orgueil en apprenant la croissance de la production minière en Nouvelle-Calédonie, alors que de cette richesse, aucun indigène ne jouit. Sur les flancs des montagnes, leurs parents, leurs amis creusent, pellètent, piochent la terre à la recherche du minerai qui permettra aux nantis de se construite des palaces et d’y mener la « dolce vita ». (Naisseline 1969, p. 12)

C’est le début d’une grande remise en question d’une société et de ses codes. Elle passe par une critique d’institutions, comme l’Église, l’école missionnaire ou la presse, mais aussi des loisirs :

Les émissions télévisées où les animateurs s’amusent à parler le « petit nègre » obéissent aux mêmes intentions : tourner l’indigène en bourrique ; en effet, vu qu’en Nouvelle-Calédonie on juge la valeur d’un homme sur sa capacité à manier la langue française, le faisant parler de la sorte, c’est l’emprisonner dans une image blessante de lui-même. Le succès de telles émissions prouve que le conscient collectif calédonien est raciste ; il prend plaisir à ridiculiser le non-blanc. (ibid., p. 13)

Indirectement, les chiffres exponentiels de l’industrie minière participent à voiler une réalité, ou plutôt incitent une grande partie du monde kanak à refuser de la voir : celle d’une ville fortement segmentée, où chaque groupe fréquente ses lieux et ses territoires propres, réservés aux Européens et interdits aux Kanak, ceci selon des codes également hérités de la colonisation. Pour Naisseline, les chiffres de la mine s’adressent différemment aux mondes kanaks et européens. Pour les premiers, ils signifient frustrations et labeur, aux seconds, ils annoncent confort matériel et succès financier. Ces inégalités sont à même d’engendrer une violence dont les signes annonciateurs, suggère Naisseline, échappent aux yeux du profane et de l’« aliéné » obnubilé par l’« image paradisiaque » (ibid., p. 11). Naisseline s’attaque d’abord aux Églises et aux missions qui, « à coup de bible, […] enfoncèrent dans la croyance des indigènes que l’histoire d’avant la colonisation était dominée par la barbarie » (ibid.). Il tranche : « Ainsi, cette société calédonienne que les bien-pensants croient pacifique est en réalité pétrie de violence : violence envers les dominés, violence envers les déshérités » (ibid., p. 13).

Comme Fanon qui affirme « travaill[er] à la lyse totale [d’un] univers morbide » (Fanon 1952, p. 8), Naisseline reprend également un lexique sanitaire pour introduire sa démarche, qu’il exprime avec intransigeance :

À nous qui avons décidé de restaurer la personnalité mélanésienne, deux voies s’offrent : le dialogue ou la « révolte ». De même qu’en bactériologie, le savant combat le mille qui nourrit les colonies microbiennes, nous devons combattre cette société qui favorise l’exploitation du travail humain et le racisme. (Naisseline 1969, p. 13)

La prospérité du nickel invite le monde européen à l’insouciance. Naisseline y voit une alternative soumise à l’ensemble de la société néo-calédonienne : « le dialogue ou la “révolte” ». La comparaison implicite entre la société calédonienne et la colonie microbienne est sémantiquement dense : quels seront les moyens employés pour éliminer ces « colonies » ? Quoi qu’il en soit, les discours et les pratiques sociales hérités de la colonisation sont sur le point d’être scrutés et profondément ébranlés dans le but de « restaurer la personnalité mélanésienne » (ibid., p. 12).

Naisseline approfondit sa lecture de Fanon à son retour en Nouvelle-Calédonie en 1969. C’est l’année où il entre en action avec la fondation des Foulards Rouges. Les militants investissent les bars et restaurants de Nouméa qui refusaient l’entrée aux Kanak, collent des affiches, distribuent des tracts, couvrent les monuments de slogans anticolonialistes et, surtout, éditent un journal mensuel Réveil Canaque dans lequel Naisseline ne publiera pas, mais où se cristallise l’essentiel du propos indépendantiste kanak. Dans son allure, Réveil Canaque s’apparente à un fascicule imprimé de manière artisanale et sa parution est relativement irrégulière compte tenu de l’interdiction qui frappe les écrits en langues kanak. Il donne à voir les nouvelles préoccupations d’une génération ; on y trouve des poèmes, des commentaires sur les Black Panthers, des résumés d’ouvrages (dont ceux de Fanon) et des appels à la mobilisation (occupations pacifiques, pétitions, distribution de tracts, etc.). Naisseline est sur le terrain et le 1er septembre 1969, une émeute éclate à Nouméa. Il est arrêté non seulement pour les actions qu’il mène avec les Foulards Rouges, mais aussi pour la diffusion d’un tract en nengone (la langue de Maré), alors que l’usage des langues kanak est interdit par un arrêté colonial de 1863 encore en vigueur (il sera définitivement levé en 1984). L’arrestation du fils du Grand-Chef de Guamah attire l’attention de religieux et de certains politiques. À travers Réveil Canaque, l’action de Naisseline, ses arrestations, son jugement, etc. sont régulièrement commentés. Naisseline devient ainsi un symbole, une icône du monde kanak, un champ de projections. Le fait que son avocat soit Jean-Jacques de Félice — celui qui a également défendu les militants algériens du FLN — confère une nouvelle dimension à sa situation. À travers lui, le peuple kanak semble en mesure de réinventer son mythe fondateur ; il est désormais pris dans une situation insurrectionnelle.

Depuis sa cellule à Nouméa, Naisseline est sollicité pour des entretiens et pour l’écriture d’un article pour la Revue du Christianisme Social en 1970. Ce sera le dernier article à présenter aussi clairement des tonalités fanoniennes. La doctrine du christianisme social (Blaser 1999) voit le jour après la Commune de Paris. Elle se veut indépendante de l’Église et se présente comme une mise en pratique des préceptes chrétiens de partage et de générosité. Organe du Mouvement français du christianisme social, la revue dans laquelle Naisseline publie a été créée en 1896 et continue de paraître sous un autre titre : Autres Temps. Son article est sobrement intitulé « Nouvelle-Calédonie » et tente d’expliquer en quoi les émeutes de septembre 1969 constituent une nouvelle donne dans la vie politique locale et signalent surtout un changement dans la nature de l’engagement politique des Kanak de sa génération. C’est dans la description des processus d’aliénation que se retrouve à nouveau la présence de Fanon. Il affirme que

cette émeute n’aboutit, ni plus ni moins, qu’à la prise de conscience par un peuple de sa dignité bafouée, et à la naissance d’un courant de pensée orienté vers la recherche d’une personnalité canaque authentique. (Naisseline 1970, p. 23)

« Nouvelle-Calédonie » est donc le texte du passage à l’acte, et Naisseline y définit clairement un projet fondé sur la prise de conscience, la recherche et la définition de valeurs qui se veulent authentiquement kanak. Il affirme que

La prise de conscience de ce bluff colonial est le point de départ de notre lutte. Comme dans la tribu, je mets un foulard rouge sur ma tête : que cela plaise ou non aux autorités coloniales, je m’en moque éperdument !!! Nous ne voulons copier personne, nous voulons redevenir nous-mêmes et le rester dans toutes les circonstances. (Naisseline 1970, p. 25)

Est-ce à dire que Naisseline rêve d’un âge d’or précolonial ? C’est un mirage contre lequel Fanon mettait en garde. Le jeune militant est plutôt à la recherche d’une cohésion interdite par la logique coloniale. Le foulard rouge est le signe de ralliement (il est également la couleur coutumière du district de Guamah à Maré) ; Naisseline et les siens se déplaceront à la ville en outrepassant les frontières héritées de la colonisation, créant l’irruption d’un monde marginalisé dans la cité coloniale calme et policée. Là encore, Fanon fournit les références lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les mécanismes d’aliénation qui ont contribué à étouffer les valeurs que recherchent Naisseline et ses compagnons de lutte. Lorsqu’il s’agit de dénoncer l’école comme agent d’aliénation, la référence à Fanon est sémantiquement plus explicite : « l’école française est une usine à fabriquer des “peaux noires, masques blancs” » (Naisseline 1970, p. 24). Les derniers paragraphes de l’article tiennent du réquisitoire anticolonial et anticapitaliste. On y retrouve l’influence des Damnés de la terre et de son mot d’ordre : « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde » (ibid.). Naisseline paraphrase les dernières pages du texte de Fanon :

Nous ne voulons plus copier personne, nous voulons redevenir nous-mêmes et le rester dans toutes les circonstances. Nous nous proposons une halte pour nous regarder afin de repérer à quel moment nous nous sommes égarés, à quel moment nous avons échangé notre personnalité contre un masque. Tiraillé par des valeurs opposées, il nous faut sans tarder trouver une paix intérieure, sans laquelle il nous sera difficile d’être à l’aise parmi les autres hommes. (ibid.)

La « halte » que réclame Naisseline et la temporalité nécessaire « pour (se) regarder afin de repérer (le) moment » rappellent également le Fanon des Damnés de la terre qui disait « Nous ne voulons rattraper personne » (Fanon 1961, p. 301). De même, cette phrase de Naisseline « Nous ne voulons plus copier personne » est encore un écho à Fanon qui dit : « Décidons de ne pas imiter l’Europe » (Fanon 1961, p. 302). Surtout, il formule également le vœu d’une véritable rencontre entre Kanak et Européens, débarrassée des pesanteurs coloniales :

Nous dialoguerons avec les civilisateurs, à condition qu’ils acceptent d’extirper l’Homme de ce tas de ruines. Nous les aiderons avec plaisir s’ils nous le demandent. Pour cela, nous pourrions par exemple, avec eux, faire une balade du côté des tribus canaques, pour qu’ils apprennent à découvrir ce qu’est une société sans prison, sans orphelinat, sans homme seul ; une société où tout le monde se donne la main, une société où la rose n’est pas cette chose que l’on acquiert au marché en échange de quelques pièces d’argent, mais une fleur que l’on met dans les cheveux d’une beauté canaque. (Naisseline 1970, p. 24)

Le recours au « nous » et à « l’Homme [à] extirper de ce tas de ruines » rappellent les images et le lyrisme enflammé des dernières pages des Damnés de la terre dans lesquelles Fanon appelait également à « développer une pensée neuve [et] tenter de mettre sur pied un homme neuf » (Fanon 1961, p. 303). Ce paragraphe semble pouvoir résumer l’essentiel du trajet et de la pensée politique de Naisseline, qui sont fanoniens au sens où s’y concentrent également utopie, romantisme, et ironie. Naisseline ne croit évidemment pas aux « civilisateurs », mais sa pensée reste toujours exigeante d’humanité. Ce qui éloigne Naisseline de Fanon est le choix de la zone de combat. Naisseline voit dans les « tribus canaques » de Naisseline une alternative, le lieu de possibles reformulations. Naisseline a le même projet, mais la tribu, lieu matériel, certes idéalisé, semble en mesure de lui servir de refuge là où les Antilles aliénées et l’Algérie colonisée ne pouvaient suffire à Fanon.

La dernière action de Naisseline, celle qui précède la fondation du Parti de Libération Kanak [14] (P.A.L.I.K.A.) et son entrée en politique, porte la marque du Fanon des Damnés de la terre qui affirmait que le monde colonial est « un monde de statues, celle du général qui a fait la conquête » (Fanon 1961, p. 53). En effet, le dernier numéro de Réveil Kanak paraît en 1973 (Photo 1), année des 120 ans de la prise de possession. Naisseline y lance une pétition contre le maintien de la stèle de la statue du Commandant Olry (Photo 2), qui représente la reddition des Kanak face aux militaires français après la Révolte de 1878. L’appel sera entendu et la stèle sera définitivement déboulonnée. Une image disparaît du paysage urbain, reste à la faire disparaître des imaginaires ; ce sera la tâche assumée par la première auteure kanak, Déwé Gorodé, qui publie le recueil Sous les cendres des conques en 1985. Fanon appelle à « sortir d’un univers », à « quitter la nuit », à le faire changer de l’intérieur. Naisseline, au contraire, matérialise la libération, semble voir en la tribu et la coutume les lieux qu’il faut ouvrir et expliquer au reste du monde afin d’y trouver de quoi se réinventer.

Photo 2 : La statue d’Olry sans la stèle. Eddy Banaré, Nouméa, novembre 2008.

Photo 2 : La statue d’Olry sans la stèle. Eddy Banaré, Nouméa, novembre 2008.

Revenu de la France agitée de mai 1968, Naisseline était apparu comme le fils du Grand Chef [15] de Maré qui avait provoqué l’émeute du 2 septembre 1969. L’Algérie, Cuba, le Vietnam semblaient investir les rues de la tranquille Nouméa où le boum du nickel donnait plus à rêver de fortune personnelle que de libération nationale ou d’indépendance. Une scène constituée de journaux, parutions éphémères et innombrables, se forme alors autour de Naisseline et de son arrestation. Le premier numéro de Réveil Canaque [16], le mensuel des Foulards Rouges paraît en octobre 1969. Des poèmes, des contes, des bandes dessinées, le plus souvent anonymes, sont publiés. L’espace littéraire kanak est donc né sur fond de contestation politique. Fanon, mais aussi Césaire, les Black Panthers, le Che ou encore, Malcolm X y sont régulièrement célébrés jusqu’à la fin de la parution du journal en 1973.

Si la lecture de Fanon est un des soubassements des discours d’émancipation et, plus largement, du nationalisme kanak, c’est surtout pour avoir aidé à poser un regard renouvelé sur l’espace urbain de Nouméa et sur les rapports avec les tribus que sa lecture a été déterminante. Ainsi, dans son dernier article, vraisemblablement marqué par la lecture des Damnés de la terre, Naisseline envisage la tribu comme le lieu de dialogues possibles, celui à partir duquel l’identité kanak peut être restaurée et la reconquête culturelle accomplie. Sur le plan littéraire, les analyses que Naisseline fait de l’espace urbain à partir de Fanon et de sa formation en sociologie annoncent déjà la ville comme un des thèmes fondateurs de la littérature kanak. C’est le lieu du malaise identitaire où l’on expérimente le mépris et l’inégalité.

Photo 3 : Vue de l’Anse Vata, Eddy Banaré, Nouméa, novembre 2013.

Photo 3 : Vue de l’Anse Vata, Eddy Banaré, Nouméa, novembre 2013.

En 2010, le comité de rédaction de la revue Ethnies sollicite Nidoish Naisseline pour un numéro autour « de la montée en puissance des mouvements indigènes de résistance et d’affirmation identitaire » (éditorial, Ethnies 2010, p. 5). C’est son article qui donne le titre au dossier thématique : « Habiter le monde ». Presque quatre décennies après la fondation des Foulards Rouges et la publication de ses articles fanoniens, Naisseline écrit en tant que « Chef Kanak » (ibid.), homme politique et témoin des Événements. « Habiter le monde » c’est d’abord, pour un Kanak, habiter Nouméa, et son regard sévère sur la capitale continue de signaler une urgence et le défi du vivre-ensemble : « la société de Nouméa est [dit-il] très mercantile, la vie culturelle y est pauvre, on se juge aux signes extérieurs de richesse, à l’allure de la voiture qu’on a » (Naisseline 2010, p. 23). On retrouve la même insouciance et la même superficialité critiquées en 1969, à la différence près que s’y déploie une scène littéraire nouvelle, dont la puissance de dénonciation est encore peu connue. Plusieurs romans ou recueils poétiques récents de la littérature calédonienne donnent en effet à voir la ville comme lieu des errances et de la misère. On peut le voir à travers la mise en scène des squats (Dussy 1996, 1998, 2012) dans L’Hom Wazo de Dora Wadrawane (2009), Les heures italiques de Nicolas Kurtovitch (2010), ou encore Chroniques de la mauvaise herbe de Vincent Vuibert (2013). Les poètes-slameurs kanak Paul Wamo (2006) et Denis Pourawa (2006, 2010) donnent à entendre dans leurs performances les tourments d’une jeunesse prise entre ville et tribu. La permanence de ce thème dans la littérature calédonienne contemporaine — tant chez les auteurs kanak et non kanak — doit être interrogée en ce qu’elle est révélatrice des défis de vivre-ensemble qui restent à relever. De même, cette appropriation de la ville commune à tous les auteurs calédoniens fait la singularité d’une littérature qui ne connaît pas, par exemple, de catégorisation comparable à l’esthétique littéraire algérianiste (Taomina 2006), développée à partir du début du 20e siècle par les Européens d’Algérie (Comtat 2009). La notion de littérature kanak est fondée sur les termes d’une démarche politique de reconnaissance mutuelle. Sur le plan pratique, l’apport fondateur des Foulards Rouges sera d’avoir renouvelé le vécu de l’espace-Nouméa en incitant à identifier, mais surtout à neutraliser les segmentarités coloniales qui continuent d’exister.

Résumé

En Nouvelle-Calédonie, l’abrogation du « Décret d’Indigénat » en 1946 a annoncé les débuts de la politisation du monde kanak avec l’adhésion, certes brève, au Parti communiste en 1947. Cependant, les effets de cette politisation n’ont vraiment été visibles qu’à travers la première génération de Kanak venue poursuivre leurs études dans les universités françaises. Il s’agit ici d’examiner de quelle manière la pensée de Frantz Fanon a influencé le premier discours politique kanak d’émancipation. Nous analyserons pour cela les écrits que Nidoish Naisseline, un des premiers Kanak diplômés de l’université française, publie à partir de la fin des années 1960, d’abord dans des revues étudiantes françaises puis, à son retour de Nouvelle-Calédonie, dans le journal politique Réveil Kanak. Le but est de mettre en évidence la singularité d’une interprétation de Fanon et de dévoiler ainsi les fondations d’un processus de décolonisation unique.

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Notes

[1] « Kanak » est le nom des premiers habitants de la Nouvelle-Calédonie. L’usage du terme remonte au 19e siècle. Issu de l’hawaiien Kanaka, qui signifie « homme », le terme a connu une série de réappropriations et de transformations qui racontent en creux l’histoire politique de l’archipel. D’abord péjoratif, il était orthographié « Canaque » dans la littérature scientifique coloniale. La graphie se maintient jusqu’aux années 1970. Il faut attendre la formation du groupe révolutionnaire Foulards Rouges pour que l’usage du mot connaisse ses plus profondes modifications. L’organisation du Festival Mélanésia 2000, par Jean-Marie Tjibaou en 1975, à travers la réactualisation du mythe fondateur Tein Kanaké, consacre l’usage et la revendication du terme en Nouvelle-Calédonie. Pleinement reconnu avec la signature de l’Accord de Nouméa en 1998, il renvoie aujourd’hui à une histoire et à des réalités culturelles et anthropologiques.

[2] Né à Hienghène en 1936, Jean-Marie Tjibaou entre en politique par l’organisation du festival culturel Mélanésia 2000 en 1975 — le plus important du Pacifique Sud. Il devient Maire de Hienghène et vice-président de l’Union Calédonienne en 1977. Ses positions évoluent rapidement vers l’indépendance ; il participe au Front Indépendantiste en 1979. Élu vice-président du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie en 1982, il s’impose ainsi comme le chef de file du mouvement indépendantiste. Partisan de la non-violence, il organise un boycott actif des élections territoriales de 1984 afin de protester contre le statut dit « Lemoine ». Il fonde le FLNKS (Front de Libération Kanak et Socialiste) et devient Président du Gouvernement provisoire de Kanaky. Cette période, faite de de barrages et de couvre-feux, dite des « Événements », est marquée par l’assaut meurtrier sur la grotte d’Ouvéa en mai 1988. En juin 1988, Tjibaou signe, avec son adversaire politique, Jacques Lafleur, les Accords de Matignon qui permettent de rétablir la paix dans l’archipel. Tjibaou est assassiné à Ouvéa en mai 1989 par un extrémiste indépendantiste.

[3] Le 24 septembre 1853 est la date de la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France. Face aux échecs répétés des initiatives de colonisation, Napoléon III en fait une colonie pénale en 1860. Le premier convoi de transportés arrive en 1864. Les spoliations foncières sont à l’origine des premiers affrontements entre Kanak et colons. La Révolte de 1878, menée par le chef Ataï, est sévèrement réprimée : le Décret d’Indigénat, dit « Code d’Indigénat », est promulgué en 1887. Mises en réserve, couvre-feux, impôt de capitation et corvées sont imposés aux populations kanak qui vivent désormais en tribus. L’indigénat sera abrogé en 1946.

[4] Nidoish Naisseline est né en 1945 sur l’île de Maré, soit une année avant l’abrogation du Décret d’Indigénat. Il est le fils du Grand-Chef du District de Guahma, Henri Naisseline. Nidoish Naisseline devient à son tour Grand-Chef en 1973. Il entre en politique dans le rang indépendantiste en en fondant le PALIKA (Parti de Libération Kanak) en 1975, puis en étant élu à l’Assemblée Territoriale en 1977. Il fonde un nouveau parti, le LKS (Libération Kanak Socialiste) en 1981, occupé plusieurs mandats politiques. Il est membre du Congrès de la Nouvelle-Calédonie depuis 1999. Cet article ne s’intéresse qu’à ses années d’activisme entre 1969 et 1973.

[5] Il y a notamment les initiatives prises par Nicolas Kurtovitch, auteur d’ascendance européenne, d’écrire, avec des auteurs kanak, des textes (théâtre et poésie) sur la colonisation, les possibilités de dépassement des clivages historiques et l’invention d’un vivre-ensemble. Le recueil Dire le vrai (1999), rédigé à quatre mains avec la poétesse et romancière Déwé Gorodé, peut être vu comme une méditation à deux voix sur le vivre-ensemble après la colonisation, à la croisée entre l’aphorisme, le haïku et l’oralité kanak. Ensuite, écrite avec le dramaturge Pierre Gope, Les dieux sont borgnes (2003) est une tentative de réappropriation de l’histoire coloniale à travers une mise en scène de l’arrivée de James Cook en Nouvelle-Calédonie.

[6] « […] La segmentarité appartient à toutes les strates qui nous composent. Habiter, circuler, travailler, jouer : le vécu est segmentarisé spatialement et socialement » (Deleuze et Guattari 1980, p. 254).

[7] Le « Boum » du nickel (1969-1972) est une période d’euphorie économique due à la hausse du cours du minerai sur le marché mondial. L’époque a été marquée par l’arrivée massive de salariés métropolitains, une augmentation du niveau de vie, ainsi qu’un accroissement des inégalités. Elle a marqué les imaginaires avec l’arrivée de voitures de sport, la construction de bâtiments modernes et de villas de luxe dans les hauteurs de Nouméa.

[8] Les Foulards Rouges ont été fondés par Nidoish Naisseline en 1969. Les membres sont essentiellement issus des Îles Loyauté et mènent plusieurs actions (sittings, manifestations) pour dénoncer le racisme. Menés par Elie Poigoune et Déwé Gorodé, le Groupe 1878 est créé en 1974. Ses revendications porteront essentiellement sur le problème des spoliations foncières.

[9] Ces accords, arbitrés par Michel Rocard, alors Premier Ministre, ont été signés le 26 juin 1988 entre le Député Jacques Lafleur, chef de la mouvance anti-indépendantiste et Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendantiste kanak. Cette signature mettait un terme à quatre années d’affrontements. Ces accords ont permis de réorganiser la gestion de l’archipel afin d’organiser un développement et un accès aux responsabilités équitables entre Kanak et non-Kanak.

[10] L’Accord de Nouméa, signé le 5 mai 1998, organise le transfert progressif de certaines compétences vers la Nouvelle-Calédonie, ainsi que l’organisation d’un scrutin permettant de décider du nouveau statut institutionnel entre 2014 et 2018.

[11] Le terme « tribu » a été officialisé en Nouvelle-Calédonie avec la promulgation complète du Décret d’Indigénat en 1887.

[12] Ce texte réapparaîtra pendant les Événements sous le titre de Ataï à l’Indépendance. Une version éditée par Bernard Gasser et Hamid Mokaddem sera par la suite publiée en 2005, sous le titre Calédonie d’hier, Calédonie d’aujourd’hui, Calédonie de demain.

[13] Fanon fait ici référence au créole martiniquais : « comparaison » adjectivé est une expression familière qui pourrait être traduite par « faire le/la difficile », « la fine bouche », « agir en bourgeois ».

[14] Le P.A.L.I.K.A est crée en juillet 1975 après la fusion des deux groupes Les Foulards Rouges (dirigé par Nidoish Naisseline) et le Groupe 1878 (dirigé par Elie Poigoune). C’est le premier parti à inscrire l’indépendance dans sa feuille de route. Une rupture interne se produit avec l’intégration du Front de Libération Kanak et Socialiste (F.L.K.N.S.) de Jean-Marie Tjibaou en 1981, en raison de son soutien à François Mitterrand. Naisseline fonde alors Libération Kanak Socialiste (L.K.S.) qu’il préside depuis.

[15] Nidoish Naissine deviendra à son tour Grand Chef en août 1973 et le restera jusqu’en juin 2007. Pour plus de détails, voir l’article de Daniel Miroux. 1974. « Le mariage à Maré, en août 1973, du Grand Chef Nidoisch Naisseline » Journal de la Société des océanistes, vol. 30, n° 42-43: p. 116-118.

[16] Imprimé de manière artisanale, avec des moyens limités, Réveil Canaque a l’allure d’un fascicule inoffensif vendu avec peine sur quelques places.

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