Avec L’avènement du Monde, Michel Lussault offre un ouvrage fort d’une théorie spatiale consistante et innovante, tout en étant aisément accessible à un public large. Cela tient pour une part au fait que, assumant les acquis des travaux sur la mondialisation (et notamment le travail collectif que j’ai conduit dans L’invention du Monde en 2008), il construit un parcours intellectuel convaincant, mais aussi séduisant, dans lequel il alterne analyse de situations concrètes et développements conceptuels.
Écrire la pensée sans philosopher : ce que donne à voir L’avènement du Monde, c’est aussi une manière assez nouvelle de parler du monde. Ainsi Lussault critique-t-il la démarche de Paul Virilio et de Hartmut Rosa. Même si le premier est philosophe et le second sociologue, il y a quelque chose de commun entre ces deux auteurs, qu’on peut appeler philosophisme, c’est-à-dire une tendance à baisser la garde de la rigueur, à renoncer, sans le dire, à une rétroaction de l’empirie sur la théorie, à passer subrepticement du concept à l’abstraction. Peut-on écrire des « essais », c’est-à-dire des textes dont le seuil d’accessibilité ne soit pas placé trop haut, et qui pourtant rendent compte efficacement du travail de recherche en sciences sociales ?
Les géographes ont été très lents à progresser dans cette voie. Cela fait longtemps que des historiens présentent des constructions intellectuellement brillantes et accessibles à un large public. C’est aussi vrai parfois de sociologues qui réussissent à aborder des points théoriques complexes tout en étant aisément compréhensibles. L’entrée en scène de travaux portant sur la géographicité traduit pour une part le rattrapage progressif d’une discipline, mais elle a aussi une dimension plus générale. À la différence de l’histoire, l’enjeu n’est aucunement l’« évocation », souvent attirée par les styles de la littérature de fiction, d’une réalité difficilement appréhendable par le lecteur. L’historien essayiste joue le rôle de médiateur entre l’univers empirique du lecteur et ceux du passé, qu’il parvient à décrypter grâce à ses compétences techniques. Dans le cas de la sociologie, le processus de théorisation est facilité, en tout cas pour les quelques succès de librairie que ses travaux ont générés, par un point de départ immédiatement sensible dans la vie quotidienne des lecteurs. On se rapproche alors du journalisme. Lussault parle certes de choses simples : des villes, des déplacements, des vitesses, des événements connus de tous, mais qui ne le deviennent qu’après coup lorsque l’on a compris la musique intellectuelle qui les réunit et leur donne sens. La géographicité n’est jamais une chose, c’est toujours un rapport entre des choses, le plus souvent un rapport entre des rapports entre les choses. Un des enjeux est de sortir de l’approche heideggérienne du découpage des savoirs : plus on se rapprocherait du monde de la technique, plus on s’éloignerait de celui de la pensée. Avec Lussault, on pense la technique et, à propos de logistique, de traçabilité, de filage ou de filtrage, on assume l’hypothèse selon laquelle, si on prend au sérieux l’espace comme système technique, on le décrira ipso facto aussi comme société, l’un n’étant pas le contraire de l’autre ou sa réduction, chacun des deux offrant, à partir d’un cadrage spécifique, un point de vue panoramique sur l’ensemble. Ce point est crucial, aussi pour l’écriture. Rendre la science lisible, ce n’est pas fabriquer un sous-produit littéraire, philosophique, journalistique, c’est faire de la recherche, du travail d’invention du réel sous la figure de l’objectivité le cœur d’un projet qui a certes à voir, simultanément avec l’esthétique, l’actualité du monde et les grandes questions d’aujourd’hui, mais qui ne peut en aucun cas être réductible à l’une ou l’autre de ces postures. Dans ce livre se confirme l’avènement d’un genre d’écriture scientifique, lancé avec L’homme spatial (2007) prolongé par De la lutte des classes à la lutte des places (2009) et qui atteint sa maturité aujourd’hui. Au-delà du style, il s’agit d’une démarche qui va chercher dans des objets empiriques soigneusement délimités des opportunités à théoriser ou à rendre lisibles des concepts préexistants. Le dialogue entre induction et déduction est toujours actif, gardant le lecteur toujours en alerte sans rien lâcher sur les ambitions et sur la rigueur.
Je ne suis pas le mieux placé pour procéder à une recension impartiale de ce livre, car mon amitié intellectuelle avec l’auteur rend ce projet particulièrement irréaliste. Je voudrais seulement, en assumant ce statut, dire comment je perçois et reçois les apports de ce travail.
Je trouve particulièrement réjouissant que, tout en étant toujours aussi proches (je dirais même plus proches que jamais si cela ne donnait pas une connotation excessivement romantique à mon propos), Michel Lussault et moi poursuivons notre route. Nous avançons ensemble… nos singularités propres. Mais cela produit aussi des convergences qui peuvent intéresser d’autres chercheurs ou d’autres lecteurs.
Ainsi, nous éprouvons, lui et moi, une certaine fierté à avoir réalisé une intégration, efficace, nous semble-t-il, des concepts d’espace et de spatialité. Le point de départ, ce fut une tentative de Lussault de nous étiqueter l’un et l’autre par ces mots : « Tu t’intéresses plutôt à l’espace, me dit-il un jour, moi plutôt aux spatialités ». Cette assignation à résidence conceptuelle m’avait quelque peu contrarié, car « spatialités » semblait plus moderne, plus séduisant, je me voyais rétrogradé dans l’univers poussiéreux et mécanique des ingénieurs spatiaux que j’avais pourtant fui, et avant lui encore ! Très vite, pourtant, cette contrariété se retourna en stimulus. Ce qu’apportait Lussault, avec la spatialité, c’est l’idée, essentielle, que le rapport à l’espace pouvait se manifester de deux manières assez nettement distinctes, soit par l’état, soit par l’action. Or, à la même époque, j’étais en train de mettre au point un vocabulaire capable de capitaliser aussi économiquement que possible les apports récents des sciences sociales. Les acteurs et les objets devaient jouer un rôle essentiel, mais cela ne suffisait pas : les constructions exclusivement interactives, comme celle d’assemblage, restaient insatisfaisantes. D’où l’idée d’environnement, qui permet de mettre en scène une asymétrie pondérée entre l’englobant (l’environnement) et l’englobé (l’acteur), le premier « conditionnant » le second, le second construisant (ou détruisant) le premier. Ce schéma général rendait d’autant plus logique la dualité espace (environnement)/spatialités (actants = acteurs + objets). Cela étant acquis, il devenait nécessaire de trouver un mot capable de résumer la composante spatiale du social, sans donner le primat à l’espace ou aux spatialités. D’où le terme de géographicité, sur lequel nous tombâmes d’accord, Lussault et moi, pour proposer d’en retirer les connotations métaphysiques et de lui donner une signification très générale et très ouverte.
Le concept d’hyperspatialité me paraît significatif tout à la fois de la remarquable productivité du travail de Michel Lussault, et, corrélativement, de l’efficacité du déséquilibre dynamique permanent que permet le dialogue qui s’est instauré entre Michel Lussault et moi-même. Dans un chapitre entier de son livre (et dans une notice de l’édition de 2013 du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés), Lussault étudie les changements engendrés par la combinaison de l’augmentation des vitesses et l’émergence d’une ubiquité communicationnelle grâce au numérique. Il constate que les lieux se trouvent dans une proximité inédite les uns par rapport aux autres. Rappelons que j’avais proposé, dès la première édition de notre Dictionnaire (2003), et en accord avec Lussault, trois types d’interspatialités, c’est-à-dire d’interactions entre espaces : l’interface (juxtaposition « horizontale »), l’emboîtement (inclusion d’un espace dans un autre) et la cospatialité (« superposition » verticale). Or que se passe-t-il lorsque l’accessibilité matérielle augmente de manière substantielle et que la télécommunication permet une circulation immatérielle instantanée, alors même que les lieux gardent et confortent leur importance ? On obtient une configuration dans laquelle des espaces autonomes sont si aisément reliés entre eux que la plupart des métriques indiquent des distances faibles ou nulles. Si l’on pousse jusqu’à l’épure cet agencement, en considérant comme négligeables les distances réticulaires ou territoriales résiduelles, on s’aperçoit que seule l’identité de ces lieux crée une distance, de nature clairement topologique, qui n’est pas celle du déplacement lui-même, mais celle de l’existence de ces espaces en tant que lieux distincts. Il s’en suit une possible « mise en archipel » de ces îles locales. On constate aisément que cette situation n’est pas traitée par les trois interspatialités déjà identifiées. On peut alors lancer l’idée qu’un ensemble de processus faisant dispositif (l’hyperspatialité) conduit à une situation, la synchorisation (selon le terme proposé par Boris Beaude, dans l’édition de 2013 du Dictionnaire), qu’on peut caractériser comme une quatrième interspatialité. Celle-ci demeure certes en partie virtuelle, mais donne l’idée de ce que produit l’injection d’éléments puissants d’ubiquité dans un univers de lieux forts.
Dans L’avènement du Monde, Lussault développe longuement la notion de vulnérabilité. Pendant ce temps, j’ai travaillé sur celle de risque, et nous présentons les deux articles dans le Dictionnaire, édition de 2013. Il y a là, probablement, un germe de débat à venir, dans l’esprit du style de co-construction que nous avons mis en œuvre, notamment sur le couple espace/spatialité. En l’état, je perçois ses développements sur le sujet comme encore insuffisamment stabilisés. Ma proposition (que j’ai présentée dans l’article « Risque » du Dictionnaire, version 2013), c’est que la vulnérabilité augmente au fur et à mesure que le risque diminue, car les sociétés et leurs composantes baissent corrélativement le seuil de ce qui est acceptable. Les accidents augmentent au rythme où se raréfient les catastrophes. C’est pourquoi je ne suis pas tout à fait convaincu de l’intérêt de partir du catastrophisme éclairé que Lussault emprunte, pour s’en détacher ensuite quelque peu, à Jean-Pierre Dupuy (2004). En lisant ces pages, je me conforte dans l’idée que l’on ne peut pas éluder l’analyse de l’état de la sécurité et de l’insécurité, telles qu’elles sont définies dans une société à un moment donné. On se retrouve alors à analyser l’efficacité relative des moyens disponibles pour avancer de l’insécurité à la sécurité, pour pouvoir gérer au cas par cas les événements à la fois inattendus et négatifs qui se produisent. Ainsi, dans le cas du séisme japonais de mars 2011 que Lussault étudie, le fait que le tremblement de terre, lui-même pourtant d’une magnitude énorme, ait fait si peu de victimes me paraît un bon exemple de catastrophe potentielle réduite à l’état d’accident. Inversement, le tsunami qui aurait dû n’être qu’un accident devient une catastrophe, tandis que, dans le cas de la centrale nucléaire de Fukushima, on a un accident vécu par les Japonais, mais plus encore par le reste du Monde comme une tragédie, un effondrement, une menace anxiogène pour l’humanité tout entière. Cela veut dire bien sûr que les catastrophes sont possibles, mais cela invite peut-être à ne pas forcément en faire la « modale », le régime de croisière de notre rapport au risque, comme le suggère Dupuy.
Je ne suis pas non plus totalement convaincu par l’importance accordée par Lussault aux mouvements des Indignados et Occupy (2011), qu’il décortique avec beaucoup d’intelligence à la fin de son livre. Le problème ici est la nature des innovations politiques apportées par ces manifestations. Elles sont bien hyperspatiales dans leur capacité à associer un lieu précis et une ubiquité d’échelle mondiale. Sont-elles annonciatrices d’une nouvelle manière de faire de la politique qui dépasserait la crise actuelle de la représentation ? C’est une autre question. Je pense qu’on touche ici aux limites des modèles de figuration du social qui cherchent à se passer de la notion d’environnement ou qui refusent de l’appliquer à la société dans son ensemble. Dire que la capacité d’auto-organisation des acteurs à partir de petits groupes, de questions spécifiques, d’événements déclencheurs a considérablement augmenté et que, pour utiliser le vocabulaire de Peter Sloterdijk (2005), les « bulles » agglomérées peuvent se transformer en « écumes » à la fois instables et manifestes, c’est une chose qui me paraît acquise. Mais dire que ces logiques d’« assemblage » (un terme emprunté à Gilles Deleuze et très prisé par Bruno Latour ou Manuel De Landa) prennent la place de la société politique, qui suppose pour exister que, à certains moments au moins, les acteurs soient aussi des citoyens, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent la société comme un tout irréductible à la somme des actions et des attentes de ses composantes, cela est bien plus discutable. On rencontre ici, chez certains penseurs comme chez certains acteurs, la tendance à dévaloriser le politique au nom de la démocratie — ici la démocratie directe. La destinée des mouvements de 2011 laisse actuellement penser que cette ignorance de ce qu’il y a de plus politique dans les logiques sociales les a conduits dans une impasse. La dénégation de l’importance de la démocratie représentative comme épreuve en dernier ressort pour la scène publique ressemble à la dénégation de l’argent comme équivalent transactionnel général. Dans les deux cas, il est facile de se plaindre des limites de ces dispositifs, mais, si on veut faire mieux, il faut d’abord bien comprendre leur contribution au développement de la société. Il me semble que Lussault et moi, nous devrions relire ensemble les textes de Hannah Arendt que nous considérons tous deux comme essentiels.
Mes échanges avec Michel Lussault sont en un sens très banals. Ils caractérisent une configuration cognitive dans laquelle les individus sont centraux et les collectifs ouverts et multiples. Avec la nouvelle édition de notre Dictionnaire, nous ne cherchons nullement à constituer à nous deux une école de pensée, mais plutôt un laboratoire, un moment expérimental spécifique, et c’est plutôt le dictionnaire lui-même, avec ses 130 auteurs pas toujours d’accord entre eux, loin s’en faut, qui font groupe. C’est le cas aussi avec un certain nombre de chercheurs intéressés par l’espace avec lesquels il devient possible de constituer une constellation à la fois très lisible et très ouverte. La recherche avance quand les altérités de toutes échelles et de toutes portées commencent à s’exploiter sans vergogne les unes les autres. L’avènement du Monde participe activement de cette invention joyeuse.