Le tourisme est fondamentalement un phénomène urbain : inventé par des citadins (britanniques dans un premier temps) à la fin du 18e siècle et surtout au cours du 19e siècle, il en porte les valeurs et les pratiques jusque dans la configuration des lieux qu’il investit (Équipe MIT 2002) (Coëffé 2010) (Duhamel et Knafou 2007) (Stock et Lucas 2012). De fait, le tourisme n’est pas « une simple activité fonctionnelle plaquée sur une organisation urbaine-support, mais un élément et un vecteur de l’affirmation de l’urbanité contemporaine » (Lussault et Stock 2007, p. 241). Non seulement le tourisme est consubstantiel à la définition même de la ville contemporaine, mais une pluralité d’interactions entre tourisme et urbanité créent des lieux urbains de qualité différente (Lussault et Stock 2007). Notre article se propose donc de travailler la question des lieux de la touristicité, qui sont aussi les lieux d’une urbanité singulière (Coëffé 2017). Par touristicité, nous entendons la qualité touristique d’un lieu et l’intensité de la présence du tourisme dans le lieu. L’urbanité renvoie ici à un « indicateur de l’état spécifique de l’organisation des objets de société au sein d’une situation urbaine donnée » (Lussault 2013, p. 1054-1055). Mais notre perspective est ici de pointer un objet géographique dont la fonction n’est pas considérée comme étant d’abord « touristique » par le sens commun : le grand magasin, ici plus singulièrement à travers le paradigme des Galeries Lafayette Haussmann.
Quelles sont les propriétés qui font qu’un lieu peut être considéré comme « touristique » ? Le lieu touristique existe pour autant qu’il est pratiqué par les touristes : il n’y a pas de lieu touristique sans présence voire coprésence de touristes. Le lieu est certes produit par différents acteurs, parmi lesquels peuvent figurer des opérateurs économiques et politiques, mais la dimension touristique suppose également la mise en œuvre de pratiques venant d’acteurs engagés dans un projet de mobilité géographique temporaire. Le lieu touristique est également appréhendé en tant qu’« invention » : un nouveau regard est porté par les touristes, qui transforment, de manière plus ou moins intense, le sens et les usages du lieu (Knafou 1992). Le lieu touristique s’inscrit donc dans une certaine historicité et peut être appréhendé de manière processuelle (Stock et al. 2017). L’itinéraire d’un lieu touristique est ainsi fait de réalités pré-touristiques (Bruston, Deprest et Duhamel 1997), dont certaines qui peuvent produire les conditions de possibilité pour que le tourisme advienne. Cette fabrique peut mobiliser différentes ressources, parmi lesquelles figurent un certain nombre de « technologies de la distance » (Lussault 2007, p. 51), des prises rendant possible le déplacement et l’habitabilité du lieu touristique. Le guide touristique, en contribuant à la connaissance du lieu, accroît sa visibilité et sa notoriété, mais aussi son accessibilité en délivrant un contenu informationnel qui peut s’avérer décisif (selon les individus et leurs savoirs) à l’acte de mobilité (Chabaud et al. 1997). Si le touriste se déplace, le lieu est « déplacé » (au regard de son usage initial) dans la mesure où ses propriétés peuvent considérablement changer, jusqu’à porter par exemple, parfois, une forte charge symbolique, en devenant un lieu de référence pour un collectif à la dimension du Monde. Il peut alors devenir un « haut lieu », c’est-à-dire un « lieu qui exprime symboliquement, au travers de ses représentations et de ses usages, un système de valeurs collectives ou une idéologie » (Debarbieux 2013, p. 490), voire un « hyper-lieu », les caractéristiques du lieu y étant « exaspérées », notamment « par les effets de la mondialisation » (Lussault 2017, p. 55). Les Galeries Lafayette Haussmann permettraient de constater empiriquement le « surcumul incessant, en un endroit donné, de réalités spatiales, matérielles ou immatérielles, variées : personnes, objets, flux, données numériques, richesses capitalisées, production de valeur ajoutée » (Lussault 2017, p. 55).
Par ailleurs, le lieu touristique est un lieu incarnant un différentiel d’altérité, rendant possible la « recréation », c’est-à-dire « le relâchement contrôlé des contraintes sur les émotions » (Elias et Dunning 1994, p. 130), lié à une rupture avec la quotidienneté, une mise à distance de la familiarité, qui passe par la mise à l’épreuve des normes habituelles. Cette recréation est envisagée selon différentes modalités : le repos, le jeu, la découverte, mais aussi la sociabilité et le shopping (Équipe MIT 2011). Si le shopping est une pratique ancienne chez les touristes, qui en ont fait un rituel incarné par le souvenir rapporté, cette pratique a néanmoins connu une montée en puissance depuis au moins une décennie, jusqu’à en renouveler en partie les contenus, nous invitant à questionner les enjeux associés à cette dynamique (Timothy 2005) (Coëffé 2010). Parmi les lieux de consommation investis par le tourisme figureraient ainsi aujourd’hui certains centres commerciaux et grands magasins (Goss 1993) (Goss 1999) (Lemarchand 2009). Ce constat pourrait s’inscrire dans les travaux déjà engagés sur des lieux dont la fonction n’est a priori pas touristique, mais qui sont valorisés à travers des pratiques liées à la découverte, comme c’est le cas de lieux en activité (Morice 2006). C’est dans ce contexte que le paradigme des Galeries Lafayette Haussmann, en tant que grand magasin mis en tourisme, est posé. Plus précisément, il s’agirait d’un « site touristique », c’est-à-dire un « type de lieu touristique » dans lequel « le touriste passe mais ne séjourne pas » (Équipe MIT 2002, p. 300). En quoi un grand magasin comme les Galeries Lafayette Haussmann peut-il constituer un lieu « autre » (une altérité produite par une rupture plus ou moins radicale avec le quotidien) ? Quels sont les ingrédients qui peuvent rendre possible cette mise en tourisme ? Lieu de touristicité, le grand magasin tiendrait une place singulière en tant qu’il pourrait être valorisé par sa dimension monumentale, un lieu d’urbanité qui s’inscrirait dans la découverte culturelle d’une ville. Nouvelle structure créée dans la seconde moitié du 19e siècle spécifiquement pour accueillir une offre commerciale diversifiée au sein d’une même entité juridique et sur plusieurs étages, l’architecture monumentale et la décoration intérieure sophistiquée fonctionnaient déjà, au moment de leur édification, comme des attracteurs capables de consolider la logique commerciale (Poupard 2005). Les Galeries Lafayette Haussmann constituent en fait le dernier grand magasin édifié à Paris au 19e siècle (le premier magasin ouvre en 1894 au 1, rue Lafayette, des agrandissements intervenant ensuite), alors que le Bon Marché, déployé rive gauche, était devenu le premier en 1852, lorsque Aristide et Marguerite Boucicaut s’associèrent aux frères Paul et Justin Videau et décidèrent de transformer la grande boutique en grand magasin.
Afin de mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle les Galeries Lafayette Haussmann seraient devenues un site touristique, nous avons mobilisé à côté de travaux scientifiques un corpus composé de romans, cartes postales, guides touristiques et supports discursifs (visuels de communication, dossiers de presse, etc.) produits par les acteurs impliqués dans l’entreprise. Des enquêtes de terrain sont par ailleurs menées depuis 2011, à travers les méthodes de l’entretien et de l’observation. Des entretiens plus ou moins formels ont en effet été conduits avec des personnels et responsables des Galeries Lafayette Haussmann. Par ailleurs, nous avons combiné cette méthode avec celle de l’observation directe, dans la mesure où celle-ci se « confronte à des situations sociales réelles où de multiples circonstances et « effets de contexte » se croisent et s’influencent » (Chauvin et Jounin 2012, p. 143-144). Par observation, nous entendons la mobilisation de tous les sens du chercheur, « à commencer par la vue et l’ouïe pour enregistrer les pratiques gestuelles et les discours » (Arborio et Fournier 1999, p. 46), mais aussi pour être attentif à la présence et à l’agencement des objets spatialisés. Cette méthode d’enquête permet notamment de « donner accès à ce qui se cache, retracer l’enchaînement des actions et des interactions, ou encore saisir ce qui ne se dit pas ou « ce qui va sans dire » » (Arborio et Fournier 1999, p. 145). L’observation directe est appropriée à la compréhension de ce qui se joue dans un grand magasin, espace public au sens où chacun peut aller et venir sans avoir à se justifier sur sa présence tout en se rendant perceptible pour les autres (Joseph 1998).
L’analyse de l’ensemble de ces matériaux nous a permis d’articuler la réflexion autour de trois axes. Dans un premier temps, nous montrerons quelles sont les propriétés qui permettent de qualifier le grand magasin de figure urbaine. Ensuite, nous analyserons dans quelle mesure il est possible de parler de « haut lieu » ou d’« hyper-lieu » de l’espace parisien. Enfin, nous montrerons en quoi la touristicité est un indicateur central de la spatialité du lieu, malgré l’« oubli touristique » de certains discours institutionnels notamment.
Le grand magasin, figure urbaine de la métropole parisienne.
Si l’urbanité permet de conceptualiser l’idée selon laquelle la diversité des villes du Monde répond à un problème géographique commun, celui de la réduction de la distance (Lévy 1994) (Louiset 2011), des modèles urbains existent néanmoins. Aussi, un modèle européen de la ville peut être théorisé même si sa diffusion est devenue mondiale. Des composants génériques le singularisent, comme la charge symbolique attribuée à la monumentalité (incarnation du pouvoir), mais aussi à l’espace public (les lieux où chacun peut faire l’expérience de la coprésence dans la diversité sociale et culturelle), qui serait « indissociable de l’européanité » (Kahn et Lévy 2019, p. 55).
Une architecture monumentale.
Alors que peut exister parfois une certaine nostalgie à l’égard de la ville médiévale, censée incarner un certain idéal urbain (le modèle de la ville historique), cette représentation occulte parfois une autre réalité, selon laquelle la rue y était caractérisée par l’absence de lumière, l’insécurité et l’exiguïté.
Or, la modernisation de Paris a fait l’objet d’intenses débats durant la monarchie de Juillet, et le préfet Rambuteau avait largement contribué à l’élaboration de plans et projets durant les années 1840, notamment en vue de l’amélioration des voies de communication suite à l’épidémie de choléra de 1832, qui avait accéléré l’émergence de questions relatives à l’hygiène et la santé. Par ailleurs, « (…) la vieille infrastructure urbaine apparaissait incompatible avec l’organisation capitaliste de la production et de la consommation, de plus en plus sophistiquée et efficace, qui était en train de naître (…) » (Harvey 2012, p. 158).
Si les projets du préfet Haussmann ont été inspirés par d’autres acteurs (pas seulement Rambuteau mais aussi des fouriéristes comme Considérant ou Perreymond), c’est néanmoins lui qui « imposa la ligne droite, insista sur la symétrie, pensa la logique de l’ensemble et lui donna son échelle, son style et ses détails. C’est d’ailleurs l’ampleur de l’échelle, du plan et de la conception qui assura à Haussmann sa place de figure fondatrice de l’urbanisme moderne » (Harvey 2012, p. 179). La monumentalité accompagne le renouvellement du tissu urbain, qui déploie désormais de grands boulevards favorisant la circulation des biens mais aussi des individus dont la provenance est à l’échelle de la métropole, et auxquels peuvent s’ajouter des touristes.
S’agissant des grands magasins qui s’inscrivent dans le schème haussmannien, la bifurcation est en réalité venue de l’invention des passages, premières galeries marchandes créées au tournant du 19e siècle. Ils sont estimés à une centaine à Paris en 1840, rassemblant en un même lieu des magasins aux enseignes diverses (Poupard 2005). Les passages figurent dans les guides touristiques sur Paris, comme le montre le guide Joanne de 1863, qui insiste sur le privilège accordé par ces espaces à la « métrique pédestre » – ici la mobilité par la marche qui constitue une gestion singulière de la distance (Lévy 1999, p. 209) – : « 163 passages, galeries et cours, sortes de rues praticables seulement pour les piétons et le plus souvent vitrées en tout ou en partie par le haut. Plusieurs, bordés de riches magasins et splendidement éclairés, servent de lieu de promenade et de rendez-vous (…) » (Joanne 1863, p. 114). Ces passages permettent au piéton de se tenir à distance de la circulation hippomobile, qui, comme l’a suggéré Jane Jacobs, n’était pas forcément bien adaptée à l’agrément des rues et à l’intensité urbaine (1991). Ces passages intègrent par ailleurs certaines innovations architecturales, comme la verrière, laquelle inspire la conception des grands magasins qui fonctionnent comme des puits de lumière favorisant la mise en valeur des produits.
Les Galeries Lafayette Haussmann exemplifient de ce point de vue l’exaltation du dôme de verre, qui devient un élément emblématique de la monumentalité du grand magasin : haute de 33 mètres, une coupole de style Art nouveau ornée de vitraux et de motifs sculptés est intégrée dans le cadre des agrandissements du magasin des Galeries Lafayette Haussmann en 1912. La monumentalité est par ailleurs renforcée par d’autres agencements, comme la rampe d’escalier qui distribue ici les cinq étages flanqués de balustres dorés.
La monumentalité du grand magasin est en fait pensée dès son édification. Le nouveau bâtiment qui se déploie au coin de la Chaussée d’Antin et du boulevard Haussmann, en se substituant à une ancienne et modeste boutique (un magasin de « nouveautés »), est dessiné par George Chedanne, qui avait fait carrière dans la conception de grands hôtels, expérience qui lui fournit une disposition à imaginer le grand magasin en tant que « composition urbaine ». Celle-ci est certes « banale de l’extérieur », en s’inscrivant dans la matrice du « gabarit haussmannien » (voir figure 1 ci-dessous), mais Chedanne valorise « le dispositif des vitrines comme des tableaux encadrés de panneaux de granit souligné par un feston doré où va s’installer le spectacle toujours renouvelé de la présentation des collections en vente » (Picon-Lefebvre 2013, p. 133).
Une mise en spectacle.
Alors que Walter Benjamin, dans Paris, capitale du 19e siècle (1939), met en scène les passages parisiens et souligne leur dimension esthétique en les décrivant comme des lieux de flânerie pour la bourgeoisie industrielle qui vient se délecter devant les vitrines de ces commerces de luxe, les grands magasins intègrent eux-mêmes ces technologies spatiales pouvant susciter la suspension de la mobilité grâce au spectacle des marchandises qu’elles mettent en scène par l’empilement visible en hauteur (Harvey 2012).
Cet affranchissement à l’égard de la fonction purement utilitaire du grand magasin peut se lire à travers Zola, qui s’est inspiré du Bon Marché pour en décrire le fonctionnement dans Au bonheur des dames (2009, p. 164) : « C’était Mme Guibal qui depuis une heure marchait dans le magasin d’un pas de promenade, donnant à ses yeux la joie des richesses entassées, sans acheter seulement un mètre de calicot ». La flânerie, qui n’implique pas l’acte d’achat programmé, est un opérateur de la spatialité à travers le grand magasin et fait émerger de nouveaux enjeux sociétaux. Ce lieu rend en effet possible l’émergence des désirs et du plaisir, favorisés par l’instauration de l’entrée libre. Le foisonnement et la mise en scène d’objets en provenance du Monde par les étalages ne sont pas pour rien dans ce régime émotionnel et la « marchandise-fétiche » a été évoquée par de nombreux auteurs (Marx, Benjamin, Zola, etc.). De ce point de vue, les grands magasins sont tendus entre le bazar oriental et le centre commercial. Alors que les gestionnaires des grands magasins sont prompts à produire des discours qui rationalisent le lieu (vendre des vêtements « utiles et confortables, des objets commodes et nécessaires, sans embrouille, chichi ni marchandage »), l’expérience est construite autour de l’« enivrement » des clientes, exposées à des « visions d’Orient » (Berdet 2013, p. 66-68).
Ce plaisir présente même une dimension érotique, comme l’évoque Zola, quoique son énonciation soit infusée par une certaine vision masculine du monde : « (…) Mme Marty ne comprenait pas cette horreur nerveuse du boniment, car elle avait l’autre nature, elle était des femmes heureuses de se laisser violenter, de baigner dans la caresse de l’offre publique, avec la jouissance de mettre ses mains partout (…) » (2009, p. 307).
Cet univers objectal rend enfin possible le régime de la sérendipité (serendipity), le fait de trouver quelque chose que l’on ne cherchait pas, en se laissant bousculer par l’inédit, en saisissant l’irruption non programmée mais potentielle de l’imprévu : « (…) et de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli » (Zola 2009, p. 130).
Le grand magasin est ainsi agencé selon une double face : externe par la monumentalité architecturale et interne par la scénographie, le design orientalisant qui transfigure le lieu en palais et bazar puisés dans l’imaginaire de la « Turquie », de la « Perse », de l’« Arabie » ou des « Indes ». L’ensemble de ces composantes n’est pas sans contribuer à la singulière urbanité du grand magasin, qui permet la déconnexion avec l’« ici » du quotidien, dans une ambiance commerciale qui n’oblige en rien à l’achat même, si elle est configurée pour le déclencher.
Un lieu de densité et de diversité.
Au moment de l’apparition des grands magasins, les recompositions sociétales concernent non seulement l’urbanisme mais aussi les structures politiques, économiques et sociales.
Paris cristallise en effet certains changements apparus au cours du 19e siècle : la croissance urbaine y est très forte, si bien que la population de la ville passe de 786 000 habitants en 1831 à plus d’1 million en 1846, de même que l’industrialisation s’accélère, permettant à Paris de renforcer sa position de centre des réseaux de communications, de la finance, du commerce, de la culture et de l’appareil d’État (Harvey 2012).
La question du genre n’est pas absente de cette période et le Code Napoléon, en propulsant les femmes au statut de mineure, les installe dans un rapport de dépendance à l’égard des hommes, qu’il s’agisse d’un mari, d’un amant, d’un père, etc. Alors que la société bourgeoise a tendance à confiner la place des femmes à l’intérieur de l’espace domestique en y renforçant ses rôles sociaux (gestion économique du foyer, éducation des enfants, etc.), d’autres dynamiques, même freinées par les « structures légales traditionnelles » (Harvey 2012, p. 307), sont alors à l’œuvre. Les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans la société de consommation et, en même temps que celle-ci ouvre de nouvelles possibilités de les faire émerger en tant qu’individus (avec l’autonomie d’action que cela suppose), il n’est pas rare qu’elles soient rattrapées par les représentations dominantes en devenant les cibles de l’instrumentalisation commerciale. Cette position est révélée par Zola à maintes reprises, lorsqu’il évoque « cette mécanique à manger les femmes » (Zola 2009, p. 132), ces grands magasins qui prenaient « la femme » « au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages » (Zola 2009, p. 131). Pourtant, les femmes peuvent aussi opérer des inversions symboliques, dans un jeu social qui ne passe pas uniquement par le genre mais aussi par la hiérarchie des classes : « elles avaient pris d’assaut les magasins, elles y campaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs, assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie de souveraine » (Zola 2009, p. 330).
Au-delà, ce sont aussi les relations aux autres que donne à voir le grand magasin. Son contenu social redouble et renforce l’impression d’imprévu. Le grand magasin, d’abord fréquenté par la bourgeoisie, mêle néanmoins différents segments de la société, parmi lesquels figurent les « femmes sans coquetterie » (Zola 2009, p. 298) dans le contexte d’une diffusion sociale du luxe, autorisée notamment par une rapide rotation des stocks afin de rendre accessible la nouveauté vendue à prix modeste. Surtout, le grand magasin est devenu le lieu de la foule, qui permet un certain anonymat et autorise davantage l’exploration de nouveaux rôles sociaux, configuration renforcée par la diversité des fonctions sociales et culturelles. Au Bon Marché, Boucicaut organise des concerts, créé au deuxième étage du grand magasin une galerie de tableaux et de sculptures qui prolonge une salle de lecture où l’on peut lire gratuitement les nouvelles et consommer quelques rafraîchissements, un lieu de repos et de sociabilité permettant la coprésence des clientes et des « accompagnateurs » (Berdet 2013, p. 66).
Le grand magasin peut ainsi être interprété comme un nouveau lieu de recréation, dans la mesure où il rend possible des pratiques qui fissurent la quotidienneté, à travers lesquelles les femmes peuvent desserrer certaines contraintes imposées notamment par l’espace domestique.
Pour autant, il semble que tout au long du 19e siècle, la clientèle des grands magasins s’inscrit surtout dans l’espace-temps des loisirs (au sens d’une recréation mise en acte dans l’espace « local »), comme le révèle en creux Zola : « (…) il semblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule, buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatre coins de Paris » (Zola 2009, p. 304). De ce point de vue, les Galeries Lafayette Haussmann peuvent incarner un tournant, en propulsant le grand magasin dans l’espace-temps du tourisme.
Les Galeries Lafayette Haussmann : la fabrique d’un « haut lieu » de l’espace parisien et d’un « hyper-lieu » du Monde.
Les Galeries Lafayette Haussmann peuvent être appréhendées, dans une première analyse, en tant que lieu, c’est-à-dire comme une entité circonscrite, matérielle, un « cadre qui peut servir de repère », mais qui suppose aussi « un moment ou une circonstance [conditionnant son] identification et [sa] fonction » (Retaillé 1997, p. 98). Mais le grand magasin peut aussi être analysé en tant que « haut lieu » local et « hyper-lieu » mondial.
Une « cathédrale de la consommation ».
Selon la théorie de George Ritzer inspirée de Max Weber, nous serions engagés dans un régime de « désenchantement du monde », notamment avec la science moderne et la dynamique de rationalisation qui lui serait associée (2010). Ce « désenchantement » pourrait se lire dans l’univers de la consommation, infusé par l’ordre rationnel qui recouvrirait la totalité du processus de décision d’achat, selon certaines théories micro-économiques (Heilbrunn 2010).
En même temps, les nouvelles significations contenues dans le champ de la consommation ne semblent pas totalement épurées de certaines réalités symboliques. Si Benjamin avait déjà évoqué, selon une vision néo-marxienne, les passages parisiens à travers « l’expérience du flâneur qui s’abandonne à la fantasmagorie du marché » (1991, p. 375), Ritzer pointe quant à lui un « réenchantement » qui serait figuré par les « cathédrales de la consommation » (2010, p. 9).
Le grand magasin serait un emblème de ce paradigme et là encore Zola avait déjà donné le ton, signalant à maintes reprises la « sacralité » associée au grand magasin. Ainsi l’auteur parle de « temple » (2009, p. 132), de « cathédrale du commerce » (2009, p. 297), etc.
« Réenchanter » la consommation passe notamment par la théâtralisation des objets, leur mise en scène à travers des agencements à forte dimension spatiale et temporelle.
Ce processus s’apparente en effet à un dispositif narratif qui est amorcé avec la vitrine. De ce point de vue, les Galeries Lafayette Haussmann ont intégré les codes des boutiques de luxe. Il s’agit en effet d’une « vitrine-écran » (Adham 2006) qui exacerbe la dialogique de l’ouverture-fermeture. Si le magasin expose au regard des objets appartenant à de grandes maisons, le passant ne peut observer à distance l’intérieur de l’espace de consommation « réel ». L’opacité suscite d’autant plus la curiosité, le désir, que les objets semblent ainsi « réservés », voire « sacrés », si l’on se réfère à l’étymologie du mot qui renvoie au latin sancire et qui signifie « délimiter, entourer, interdire » (Debray 2010, p. 28). Comme toute vitrine, mais la clôture de l’arrière-fond renforce cette logique, « l’ouverture visuelle » a pour pendant « la fermeture corporelle », qui désamorce la possibilité de toucher les objets, si bien qu’« en faisant miroiter un accès immédiat et en l’entravant en même temps, la vitrine attise le décalage fondamental propre à tout dispositif de curiosité. La porte invisible de la vitrine attire d’autant plus qu’elle nous ouvre un monde qu’elle nous empêche d’atteindre – elle nous « retient » : nous empêche d’avancer et nous captive à la fois » (Cochoy 2011, p. 58). Cet imaginaire est amplifié au moment des fêtes de fin d’année, lorsque les vitrines des grands magasins parisiens mettent en scène des mondes inventés, comme ce fut le cas dès 1909 au Bon Marché avec la fabrication d’un « décor » inspiré de la découverte du pôle Nord. Les Galeries Lafayette lui emboîtent le pas quelques années plus tard, notamment en intégrant à leur tour des automates animés dans des saynètes (Chenus 2016). Ce dispositif participe encore aujourd’hui au métarécit – la narration est en effet composée de différents types de représentations, des discours à la scénographie, en passant par l’image visuelle – produit par le grand magasin. Désormais, les marques de luxe présentes au sein des Galeries Lafayette Haussmann font des vitrines un enjeu pour la construction de leur image. En témoigne Louis Vuitton, qui s’est associé en 2012 aux Galeries Lafayette pour fêter les 100 ans du dôme du grand magasin boulevard Haussmann, créant pour cette occasion plusieurs vitrines de Noël sur le thème du « bal du siècle ».
Mais à la différence de la boutique de luxe, le seuil du magasin n’est pas contrôlé par un portier qui renforcerait la sélectivité des « heureux élus » au sein de l’espace de consommation, même si du personnel d’accueil et de « sécurité » signale que le client pénètre dans un lieu qui n’est pas tout à fait ordinaire.
Cette production d’extra-ordinaire est renforcée au-dedans par la mise en scène d’un ailleurs en rupture avec la quotidienneté.
En nous inspirant de Jean Baudrillard, nous pourrions pointer la présence décisive de l’« amoncellement, la profusion » qui produisent « quelque chose de plus que la somme de produits : l’évidence du surplus, la négation magique et définitive de la rareté, la présomption maternelle et luxueuse du pays de Cocagne » (1970, p. 19).
La verticalisation joue pour produire un lieu suscitant l’imaginaire du sacré. Nous retrouvons aux Galeries Lafayette Haussmann la plupart des éléments déjà énoncés par Zola lorsqu’il évoque encore le Bon Marché : « Les escaliers de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts de fer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d’un palais de rêve, d’une Babel » (2009, p. 313). Ici, la verticalisation est opérée par les escaliers mais aussi par la coupole, qui concentre le regard en même temps qu’elle l’élève, comme nous l’avons vu plus haut.
Certains objets scénographiques, même disposés de manière temporaire, ne sont par ailleurs pas sans faire penser à des quasi-totems (voir figure 7, avec l’élément scénographique portant la marque Bulgari). Là aussi, ces objets qui s’élèvent portent le regard vers le haut et représentent d’autant mieux le prestige symbolique associé aux grandes marques du luxe.
Mais c’est en fait selon une dialogique de la rationalisation et du « réenchantement » que s’opèrent les nouvelles formes de consommation (Ritzer 2010). Alors que Zola avait signalé la machine implacable que pouvait constituer le grand magasin, nous ne manquerons pas de noter l’organisation linéaire de l’espace qui distingue les objets en gamme, collection, etc. L’imprévu est régulé par l’ordre marchand, qui superpose à l’imaginaire du foisonnement une certaine symétrie et linéarité du parcours symbolisé par les « allées » et la mise en place de plans qui cherchent à distribuer les cheminements.
Un lieu condensant de la mondialité.
En projetant son image à travers le Monde avec les expositions universelles, les Galeries Lafayette ont aussi fait le choix de capter et envoyer certains signaux de la mondialisation.
Le foisonnement des produits, dont nous avons parlé plus haut, peut se lire aussi à travers la volonté du grand magasin de concentrer en un lieu des objets portant les grandes marques mondialisées. Ici s’articulent donc le microcosme du « grand magasin » et le macrocosme des marques.
La diversité des objets gagne encore en intensité quand le grand magasin est désormais doté d’une nouvelle offre de « produits culturels », une galerie d’art contemporain mais aussi une vinothèque notamment. De ce point de vue, les Galeries Lafayette pourraient bien se rapprocher finalement du modèle développé en Amérique du Nord, mais aussi de plus en plus ailleurs dans le Monde, celui du fun shopping, formule qui désigne une pratique de consommation se combinant à la sphère des loisirs (Cesbron de Lisle 2009) et qui implique aussi le goût pour la mise en spectacle du lieu. La scénographie, l’espace scénarisé des Galeries Lafayette Haussmann, participent de cet agencement.
La mondialité du lieu est renforcée par l’appel aux symboles territoriaux. Les Galeries Lafayette, en tant que marque, mettent régulièrement en scène la tour Eiffel sur leur support de communication, jouant de la dialogique identité / altérité, localité / mondialité ou encore ancrage / mobilité. Se positionnant en tant qu’entreprise parisienne et française, elle s’associe par captation symbolique à un haut lieu du tourisme mondial, emblème, voire métonymie, de Paris. Cet objet métonymique circule là encore depuis les expositions universelles de la fin du 19e siècle à travers les canaux de la mondialisation, par les pratiques des touristes dont les provenances sont à l’échelle du Monde, mais aussi par les images du lieu qui peuvent prendre des formes très variées (cartes postales, objets-souvenirs, etc.). Ancré au sol, « localisé », le monument n’en est pas moins déterritorialisé, mis en mobilité, et s’inscrit parmi les « mémoires-Monde » (Lazzarotti 2012), le tourisme ayant largement contribué à son intégration au « temps mondial », cette vision mondialisée du temps qui passe désormais de plus en plus, ici et ailleurs, par la patrimonialisation (Coëffé 2011) (Morice 2011).
La fusion des échelles est symboliquement réalisée par l’incorporation – jusqu’au renouvellement en septembre 2015 du logotype, après 14 ans de collaboration avec Jean-Paul Goude – de la tour Eiffel dans la représentation typographique des Galeries Lafayette (voir figure 2 ci-dessous), une « ruse » légitimée par l’intégration du monument dans l’espace du grand magasin, à travers l’expérience de la terrasse, comme nous l’avons vu plus haut.
La renommée par le patrimoine et la création.
Alors que ni la façade, ni la coupole ne sont inscrites ou classées sur la liste des monuments historiques (contrairement à la façade du Printemps par exemple, classée en 1975), le lieu est largement saisi par des actions, de la part des gestionnaires, en faveur de sa patrimonialisation.
Le processus avait été lancé dès le début du 20e siècle, avec l’atterrissage en 1919 de l’aviateur Védrines sur la terrasse des Galeries Lafayette. À cette occasion avait été installée une plaque solidifiant l’événement afin d’enclencher un rapport mémoriel au lieu (voir figure 3 ci-dessous).
Mais le tournant est surtout intervenu en 2008, lorsqu’est créé le département « Patrimoine et Archives historiques » avec, à sa tête, Florence Brachet-Champsaur, par ailleurs historienne à l’EHESS. Dernier né dans la lignée des grands magasins parisiens, c’est aussi le grand magasin qui semble aller le plus loin dans le travail historiographique, afin de légitimer la profondeur historique du lieu et en produire la mémoire, y compris auprès des salariés (formés à l’aune de cette nouvelle culture de l’entreprise), mais aussi à travers la demande éditoriale qui amplifie la relation mémorielle, notamment par la diffusion de l’iconographie du lieu (Brachet-Champsaur 2008).
L’existence d’un département « Patrimoine et archives historiques » permet aux Galeries Lafayette Haussmann de gagner en singularité par rapport aux autres grands magasins parisiens, notamment le Printemps Haussmann, qui se situe dans la plus grande proximité.
La patrimonialisation permet d’amplifier la mise en tourisme du lieu. Ainsi, depuis janvier 2012, et selon le site internet de l’OTCP, le service patrimoine propose un parcours permettant d’explorer « l’histoire d’un magasin emblématique de la mode et du commerce parisiens » [1]. Avec un tel dispositif, les Galeries Lafayette Haussmann s’apparentent à un site culturel comme les autres, à partir du moment où celui-ci est pratiqué par les touristes et qu’il suscite la mise en place d’outils d’ingénierie culturelle, comme l’encadrement des circulations dans le lieu, mais aussi la médiation. Ainsi, les médiateurs sont chargés de transmettre le « sens du lieu », d’initier le visiteur aux significations qui ne sont pas immédiatement accessibles, renforçant ainsi le désir de découverte : « L’histoire du magasin Haussmann et les secrets de la construction seront dévoilés aux participants » [2]. Le grand magasin participe même aux Journées européennes du patrimoine (qui se déroulent tous les ans, le troisième week-end de septembre en France), le samedi pour le moment, à travers la mobilisation de six médiateurs capables d’accueillir 1200 visiteurs environ ce jour-là (entretien réalisé, en septembre 2016, avec le chef de projet « Patrimoine et archives historiques » au sein du groupe Galeries Lafayette).
Le processus de patrimonialisation noue en fait différentes temporalités (Morice, Saupin et Vivier 2015), et les Galeries Lafayette Haussmann font appel à la création contemporaine pour valoriser le monument, comme le montre la célébration des 100 ans de la coupole en 2012. À cette occasion, le plasticien Yann Kersalé est commandité pour réaliser une œuvre, la Chrysalide, événement qui figure en première page du site du grand magasin [3] : « une création lumineuse réalisée sur la façade du magasin Haussmann qui évoluera au fil du temps et au gré des saisons. L’artiste complète son œuvre et propose une installation pérenne dans la Coupole ». Cet événement vient en fait s’ajouter à l’exposition réalisée par l’architecte de notoriété mondiale Rem Koolhaas, et intitulée « 1912-2012 : chroniques d’un parcours créatif » [4], montrant ainsi que la création constitue le fil rouge qui assure la continuité historique du lieu. D’ailleurs, le grand magasin intègre, au premier étage, la « Galerie des Galeries », conçu comme « l’espace culturel des Galeries Lafayette Haussmann », et dont l’« ambition [est] de faire découvrir aux visiteurs les talents d’aujourd’hui et de demain. Constituée de quatre expositions par an autour de la création française et internationale, sa programmation cherche à mettre en valeur la transversalité qui existe entre la mode, les arts plastiques et le design, disciplines qui inspirent depuis toujours les Galeries Lafayette. La Galerie des Galeries accueille en moyenne 400 visiteurs par jour et propose environ 30 visites par mois » [5]. La programmation ici est « autonome » par rapport à celle qui est conçue à la Fondation Lafayette Anticipations, installée dans le Marais. Ce lieu culturel modulable, ouvert en mars 2018 et dont le directeur artistique, François Quintin, avait longtemps travaillé à la Fondation Cartier, fait interagir l’art contemporain, la mode et le design. En créant un lieu enchâssé dans un bâtiment industriel du 19e siècle réhabilité, par Rem Koolhaas et conçu pour la production artistique (et pas seulement pour l’exposition), le groupe Lafayette met un peu plus en scène son appétence stratégique, consistant à créer des dispositifs qui mêlent le commerce et la culture. Cette stratégie est encore renforcée par l’ouverture, en mars 2019, d’un grand magasin le long des Champs-Elysées, dans un bâtiment Art déco « actualisé » par l’empreinte d’un « architecte à la carrière internationale, médiatique, un peu rock et visionnaire », le Danois Bjarke Ingels de l’agence BIG, « surdoué connu pour ses œuvres-manifestes représentant la ville de demain » (Vignal 2019, p. 39). L’emprise spatiale est de plus petite taille que le magasin du boulevard Haussmann, selon un référent qui est à chercher dans le modèle du concept store, un dispositif générique mêlant le commerce et la création. Dans ce nouveau magasin des Champs-Elysées, Ingels doit d’ailleurs y scénographier les produits, comme dans une installation d’art contemporain. L’offre y est conçue par des « curateurs », compétents pour sélectionner des marques désirables et rares, scénarisées par des vendeurs transfigurés en personal stylist, capables de rompre avec l’image du « profil un brin revêche de la vendeuse des Galeries Lafayette à l’ancienne et croqué dans un sketch par Valérie Lemercier. Sur les Champs-Elysées, l’employé sera stylé et tatoué comme il se doit, et prêt à devenir votre meilleur ami » (Vignal 2019, p. 41).
Au moment où l’univers du luxe cède en partie au commerce dématérialisé, le groupe Lafayette confirme la « résilience » du lieu matériel, surtout lorsque celui-ci est valorisé par des touristes venant y chercher une « expérience totale », autrement dit un « engagement qui mobilise les ressources physiques, sensorielles, cognitives, économiques, sociales et culturelles d’un individu » (Lussault 2017, p. 58).
Se laisser déranger : les Galeries Lafayette Haussmann, plus grand site touristique de Paris.
Le principe selon lequel les Galeries Lafayette Haussmann seraient aujourd’hui un site touristique incontestable est tout sauf évident, au regard des données fournies par les acteurs institutionnels contemporains en charge du tourisme. Et pourtant la qualité touristique du site semble assez ancienne, au vu de sa mise en scène et des pratiques alors associées au lieu. Les Galeries Lafayette Haussmann, du point de vue des pratiques et fréquentations effectives observées in situ, peuvent être même appréhendées comme un lieu majeur du tourisme à Paris.
Un « oubli » touristique.
Penser la mise en tourisme des Galeries Lafayette Haussmann semble être a priori une opération incongrue, si l’on mobilise les tableaux statistiques « officiels ». C’est vrai des données fournies par les structures institutionnelles de niveau national (voir figure 4 ci-dessous) comme de celles qui ont un positionnement plus « local », à l’instar de l’Office du Tourisme et des Congrès de Paris (OTCP).
Figure 4 : Classement des 25 premiers monuments, sites culturels et récréatifs en 2017 (nombre de visiteurs en millions) |
|
Disneyland Paris |
14,860 |
Musée du Louvre |
8,022 |
Tour Eiffel |
7,714 |
Domaine de Versailles |
6,207 |
Centre Pompidou |
3,337 |
Musée d’Orsay |
3,177 |
Cité des sciences et de l’industrie de la Villette |
2,439 |
Le Puy du Fou (grand Parc et cinéscénie) |
2,260 |
Cité médiévale (rempart + château) de Carcassonne |
2,154 |
Parc Astérix |
2,030 |
Parc du Futuroscope |
2,000 |
Museum d’histoire naturelle |
1,763 |
Arc de Triomphe |
1,583 |
Château des Ducs de Bretagne |
1,471 |
Zoo parc de Beauval |
1,440 |
Galeries nationales du Grand Palais |
1,412 |
Fondation Louis Vuitton |
1,402 |
Cathédrale de Reims |
1,329 |
Cimetière américain d’Omaha |
1,328 |
Parc Marineland |
1,300 |
Abbaye du Mont-Saint-Michel |
1,245 |
Cathédrale Saint-Just et Saint Pasteur |
1,242 |
Musée de l’armée |
1,176 |
Musée du Quai Branly |
1,173 |
Petit Palais |
1,171 |
Sources : Atout France ; Ministère de la Culture et de la Communication – Direction Générale des Patrimoines. Des informations supplémentaires peuvent se trouver ici.
Le classement des acteurs « nationaux » intègre par exemple dans son classement le téléphérique de l’Aiguille du Midi (29e position en 2017) ou la Tour Montparnasse (35e position en 2017), mais ne fait figurer nulle part les Galeries Lafayette Haussmann. Alors que le tableau mêle des situations différenciées, plaçant en quelque sorte sur le même plan des sites payants et des sites gratuits, nous pouvons nous étonner de ne pas y voir figurer Notre- Dame de Paris, qui concentrerait pourtant 12 à 14 millions de visiteurs par an, une grande partie d’entre eux étant touristes (Guerrin 2019).
De même, l’OTCP n’intègre pas les Galeries Lafayette Haussmann dans le classement des « sites culturels », qui fait figurer par ailleurs la tour Montparnasse, là encore. Outre que nous ne savons pas bien en quoi la tour Montparnasse est davantage traversée par la dimension culturelle que le grand magasin, l’OTCP a établi un partenariat avec les Galeries Lafayette qui est adhérent, régime qui aurait pu le propulser plus facilement dans le classement. Cela dit, l’OTCP participe au « marketing territorial » de Paris, en lui fabriquant une position de « destination shopping » qui passe par la figure du grand magasin et sa monumentalité : « sous leurs féeriques verrières Art Nouveau, les grands magasins sont devenus des monuments aussi incontournables que la tour Eiffel ou Notre-Dame » [6]. Dans cette exaltation, les Galeries Lafayette Haussmann tiennent une place singulière, de sorte qu’elles fonctionnent comme une métonymie : « symbole de l’art de vivre à la française » [7], les Galeries Lafayette Haussmann, « situées au cœur de Paris, dans le quartier Opéra, (…) sont le plus grand magasin du monde occidental et le plus célèbre en France » [8].
La production d’un imaginaire touristique contemporaine de l’ouverture du grand magasin.
Si les Galeries Lafayette Haussmann peuvent incarner la mise en tourisme du grand magasin, il existe un certain nombre de jalons qui permettent d’en comprendre la préfiguration, sans que cela nous conduise à adopter une posture téléologique, dans la mesure où il s’agit de montrer que la production de certaines images a pu créer les conditions pour qu’advienne une pratique touristique du lieu.
De fait, la mise en tourisme du grand magasin est activée au moins depuis le début du 20e siècle, lorsque circulent des cartes postales mettant en scène les Galeries Lafayette, à l’occasion de l’exposition universelle de 1900 (Coëffé et Morice 2015). Le grand magasin installe même un pavillon lors de l’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, qui se tient à Paris en 1925, l’image étant intégrée dans l’iconographie mobilisée par la carte postale. La terrasse, ouvrant sur certains monuments emblématiques de Paris, comme la tour Eiffel et la basilique du Sacré-Cœur, constitue un autre élément intégré à ce type de médium (voir figures 5 et 6 ci-dessous).
La publicisation des Galeries Lafayette est par ailleurs renforcée par une technologie spatiale centrale dans l’univers du tourisme : le guide touristique, médiation entre le lieu et les touristes, opérateur faisant accéder le lieu au « régime de visibilité » (Lussault 2000, p. 31) et permettant aux touristes potentiels d’en avoir connaissance. Le grand magasin est en effet mis en scène par certains guides touristiques, comme les Guides Bleus Paris qui, en 1955 par exemple, pointent davantage l’esthétique du lieu que les produits qui y sont vendus :
« Les Galeries Lafayette Haussmann sont parmi les plus fréquentés et les plus brillants des grands magasins de Paris. Leurs vitrines en façade sur le boulevard Haussmann et la Chaussée-d’Antin ont été refaites en 1926 et forment désormais un élément remarquable d’art urbain dans cet endroit : vaste marquise aux verreries géométriques, qui, le soir, laissent passer une lumière à la fois éclatante et diffuse de teintes variées ; ossature de béton revêtue de granits ; labrador foncé ; labrador clair ; rouge de Suède ; dallage de granits bleu et rouge. À la terrasse des bâtiments, monument de l’aviateur Védrines qui réussit à atterrir en cet endroit même sur Caudron (1919). Cet exploit fut renouvelé le 4 juillet 1948, par André Labarthe, pilotant un hélicoptère » (Guides Bleus 1955, p. 189).
Cette mise en récit connaît d’ailleurs une longue carrière, puisque les Guides Bleus Paris 2018, par exemple, produisent un espace spécifique pour les grands magasins, déployé sur deux pages. Les Galeries Lafayette Haussmann y figurent en bonne place, avec l’intégration de nouveaux éléments, comme la coupole, restaurée en 1973 : « Les Galeries Lafayette forment un ensemble composite dont le plus beau moment reste la façade à arcades (1910-1912) donnant rue de la Chaussée-d’Antin. À l’intérieur, la coupole à faisceaux de vitraux inonde d’une étrange lumière le décor de théâtre du hall avec les galeries à balustres Art Nouveau » (Guides Bleus 2018, p. 569).
Un lieu à forte intensité touristique.
Au-delà de la performativité de ces discours (leur capacité à faire agir, advenir, autrement dit à constituer des prises pour la mobilité des touristes), certains indicateurs vont dans le sens de pratiques touristiques effectives.
Alors que certaines sources évoquent le chiffre de 100 000 visiteurs par jour environ [9], les visiteurs « internationaux » représenteraient 60 à 70 % du total. Ces derniers seraient même devenus un enjeu majeur pour le grand magasin : au milieu des années 2000, les « Asiatiques » représentaient en effet 40 % des acheteurs, les Européens 35 %, et les Nord-Américains 11 % (Atelier Parisien d’Urbanisme 2006). Même si nous restons prudents quant aux outils de mesure des flux, tout en sachant qu’une partie des visiteurs n’est pas composée de touristes (une petite partie peut relever des « voyageurs d’affaires » par exemple), les données statistiques devraient en fait placer les Galeries Lafayette Haussmann avant les autres sites touristiques parisiens. Même dans la version la plus prudente, le « vaisseau amiral » des Galeries Lafayette reste un site majeur du tourisme dans l’espace parisien. Ce n’est donc pas un hasard si le lieu enregistre une rotation d’environ 30 autocars par jour (Atelier Parisien d’Urbanisme 2006), qui nous invite à penser que le lieu est visé par une intention touristique (il est une « destination »), alors que l’on aurait pu faire l’hypothèse d’un grand magasin visité exclusivement ou principalement dans le cours de l’action, de manière non programmée. Ce n’est pas un hasard non plus si un « point information tourisme », en partenariat avec le Comité Régional du Tourisme Paris Île-de-France, a été installé en 2014 au rez-de-chaussée du magasin homme, proposant différents services liés aux transports (Paris Visit Pass, carnet de tickets de métro et bus…), aux musées (Paris Museum Pass), aux parcs d’attractions (Disneyland Paris, le Parc Astérix, etc.), aux excursions (Paris City Vision par exemple), aux Cabarets (Moulin Rouge, Crazy Horse, etc.), etc.
Par ailleurs, la gestion du grand magasin s’organise à travers une équipe polyglotte, couvrant le spectre des nationalités des visiteurs asiatiques, notamment (japonais, chinois, coréens). Les touristes chinois font même l’objet d’une stratégie marketing ciblée, si bien que des plans des Galeries Lafayette Haussmann sont diffusés en cantonais et en mandarin à travers les principaux hôtels de Paris. En outre, une plaquette du grand magasin est également disponible en chinois à l’accueil des Galeries Lafayette Haussmann. Une boutique a même été ouverte en 2016 de l’autre côté du boulevard Haussmann, qui vise à accueillir les clientèles dites « asiatiques », notamment chinoises, lesquelles peuvent activer la « prise » que constitue ici la signalétique, écrite à la fois en français et en chinois. Ces touristes, pour qui est agencé un espace « services VIP » doté de panneaux digitaux qui leur permettent d’acquérir des produits réservés en ligne, bénéficient de la détaxe sur leurs achats, à travers le remboursement de la TVA en liquide. Outre la volonté de tenir à distance les risques de contrefaçon, de bénéficier de prix plus avantageux qu’en Chine, et de doter les objets acquis d’une dimension statutaire, les produits de luxe (ou empruntant les codes du luxe) achetés constituent des dépôts d’altérité (Abélès 2018), des projections incarnant un ailleurs désiré voire idéalisé au travers de Paris et du « made in France ».
Cette disjonction spatiale avec le grand magasin est régulièrement atténuée par les parcours qui enjambent le boulevard et consolident un peu plus la charge symbolique du magasin patrimonialisé, devenu un lieu « incontournable ».
En effet, les pratiques touristiques ne peuvent se lire uniquement à travers la consommation de produits de luxe associés aux grandes marques (françaises notamment). Les Galeries Lafayette Haussmann font également l’objet d’un sightseeing, la découverte par le regard esthétique constituant une pratique très tôt mise en œuvre par les touristes (Urry 2002) depuis notamment l’émergence d’un goût pour la monumentalité (Équipe MIT 2011). La contemplation converge surtout vers la coupole (voir figure 7 ci-dessous), et alors que la photographie est mal venue ailleurs, elle est tolérée ici par les gestionnaires du site.
Cette polarisation est à ce point prégnante qu’une passerelle de verre (glasswalk) a été déployée en 2018 afin de « prendre de la hauteur », comme l’évoque la communication des Galeries Lafayette exaltant la dimension patrimoniale du lieu [10] : « Grâce à notre passerelle de neuf mètres suspendue à 16 mètres au-dessus du vide, vous vous retrouvez au milieu de la coupole depuis le 3e étage du magasin principal. Préparez-vous à un moment inédit en admirant plus de 120 ans d’histoire, d’élégance et d’art de vivre à la française ». La montée aux étages fait également surgir l’opportunité de photographier les balustres de style Art nouveau, grâce à la circularité du lieu (voir figure 8 ci-dessous).
Á travers cette progression verticale, la boucle est amorcée, avec la terrasse (qui existe également au Printemps) au dernier étage, qui fait par ailleurs des Galeries Lafayette un lieu d’où l’on accède à la vue « panoptique » sur Paris et certains de ses monuments les plus emblématiques (tour Eiffel, Sacré-Cœur, etc.). Une lunette est même mise à la disposition des visiteurs, qui peuvent encore plus facilement s’approprier l’espace parisien, incorporé par le rapprochement des lieux saisis par une « technologie spatiale » capable de prolonger l’œil. Cette pratique éloigne un peu plus de la pure activité utilitaire et ordinaire consistant à consommer des objets du quotidien : la terrasse s’apparente à un lieu mêlant quelques visiteurs parisiens aux nombreux touristes en provenance du Monde.
Enfin, la signature, avec les partenaires sociaux d’un accord, sur le travail du septième jour, en mai 2016, renforce la dimension mondiale du lieu en se saisissant de la loi Macron, qui accorde un statut singulier aux ZTI (Zones Touristiques Internationales), à l’intérieur desquelles les commerces peuvent toujours maintenir leur fermeture le dimanche. Cela dit, d’autres grands magasins ont emboîté le pas des Galeries Lafayette Haussmann, comme c’est le cas de son concurrent le plus proche, Le Printemps Haussmann, où le refus d’ouvrir le dimanche a fini par être infléchi après le processus de négociation entre la direction et les syndicats.
De quoi Les Galeries Lafayette Haussmann sont-elles le nom ?
Un lieu paradigmatique du tourisme.
Le grand magasin parisien, dont le paradigme serait les Galeries Lafayette Haussmann, est un lieu générique qui n’apparaît pas dans les typologies travaillant les configurations géographiques produites par le tourisme. Une des raisons majeures de cette absence est que ce type de lieu est surtout intégré dans les représentations communes en tant que lieu associé à une pratique inscrite dans la quotidienneté : la consommation d’objets. De manière symétrique, le lieu touristique (et le tourisme comme système plus englobant), notamment à partir du moment où il est saisi par le versant normatif, est appréhendé comme une configuration géographique nécessairement fondée sur l’expérience d’un hors-quotidien radical. À la convergence de ces deux éléments de la doxa surgit un « oubli touristique ». Car les Galeries Lafayette Haussmann constituent bien un des lieux majeurs du tourisme parisien à partir du moment où les réalités sociales veulent bien être saisies pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles devraient être. Certes l’altérité est au centre de la pratique touristique (Équipe MIT 2002), en lien avec la recréation – la « dé-routinisation », la mise à distance des routines selon Elias et Dunning (1994, p. 130) –, mais l’expérience de ce qui est autre relève très rarement de la radicalité, à partir du moment où elle est informée par la recherche du plaisir qui suppose une régulation de l’imprévu, une mise à l’épreuve des normes incorporées. Le lieu touristique est un arrangement avec l’altérité, il la rend possible autant qu’il l’aménage pour la rendre acceptable, et donc habitable. Le grand magasin parisien renvoie ainsi, pour les touristes en provenance du Monde, à un lieu au travers duquel ils peuvent puiser des signifiants de leur quotidienneté, par la consommation d’objets dont certains circulent même parfois dans les lieux qu’ils habitent de manière « permanente ». C’est notamment vrai pour les urbains des métropoles mondiales, exposés plus ordinairement aux grandes marques et leurs produits, distribués jusque dans les lieux de mondialité des pays dits « émergents », d’où proviennent des touristes de plus en plus nombreux à mesure que la pratique touristique y devient une norme sociale, à tout le moins un référent désirable pour un nombre croissant d’individus.
L’intérêt pour des réalités vécues « ailleurs », mais renvoyant au quotidien des touristes, est même une dynamique à l’œuvre, un enjeu contemporain du tourisme (Stock et al. 2017), qui trouve son acmé dans la valorisation de lieux où prévaut une activité productive, alors même que la pratique touristique avait cherché jusque dans les dernières décennies à se tenir à distance du travail. Cela dit, la « découverte économique » incarnée par la « visite d’entreprise » (Morice 2006) valorise surtout des savoir-faire associés à la singularité des lieux. La part d’altérité vécue par les touristes réside finalement dans la mise en contact avec le quotidien des autres, l’expérience d’un « art de vivre à la française », idéalisé à travers la métonymie parisienne s’agissant de l’expérience des Galeries Lafayette Haussmann. Cette part d’altérité s’institue ainsi à travers le fait de consommer là où sont censés être produits les objets, au plus près d’un « fabriqué en France » producteur d’« authenticité » (par l’ancrage, l’appartenance à un lieu), au moment où la contrefaçon est devenue un enjeu important pour les acteurs impliqués dans l’« industrie du luxe ». Le déplacement (touristique) est hautement valorisé en tant qu’il permet d’accéder à la dimension non délocalisable de l’expérience : l’immobilité des uns fait la mobilité des autres. Au contact de ces objets à forte valeur symbolique (y compris la valeur spatiale donc, le fait d’être placés là et pas ailleurs), certains touristes déclenchent un acte d’achat parfois « hors du commun », qu’ils ne s’autoriseraient pas dans leur univers quotidien.
En effet, il s’agit alors de consommer des « produits enrichis », leur enrichissement étant fondé sur « l’ensemble de l’environnement dans lequel ils se trouvent plongés et associés par leur récit à l’histoire de cet environnement » (Boltanski et Esquerre 2017, p. 392).
Un lieu idéal-typique de l’« économie de l’enrichissement ».
L’invisibilité des Galeries Lafayette Haussmann parmi les sites culturels mis en tourisme peut s’expliquer aussi par les représentations dominantes qui font de la consommation et de la culture des entités antinomiques, la « marchandisation » constituant même une menace pour la diversité des référents culturels (Lemarchand 2009).
Le paradigme des Galeries Lafayette Haussmann valide pourtant l’hypothèse de la co-constitution du tourisme et du patrimoine (Lazzarotti 2011), qui peut saisir des lieux dont la fonction première n’était a priori pas « touristique ».
Alors même que ce lieu est quasi absent des classements officiels, les Galeries Lafayette Haussmann sont peut-être même en train de devenir un « haut lieu touristique », « lieu condensant une forte charge imaginaire, incarnant des pratiques et fonctionnant comme modèle pour d’autres lieux touristiques » (Équipe MIT 2005). Ce n’est pas un hasard si le grand magasin installé à Berlin a été conçu en 1996 par un architecte de notoriété mondiale, Jean Nouvel. De même, la visite du grand magasin à travers son contenu patrimonial s’organise désormais dans d’autres lieux où les Galeries Lafayette sont implantées, comme c’est le cas à Strasbourg.
Ce haut lieu opère en fait le « branchement » de réalités qui peuvent paraître séparées au départ, voire antagonistes a priori, mais qui finissent ici par se rencontrer : « enchantement » et rationalité, patrimoine et création, localité et mondialité, imaginaire et pratique sont appariés dans l’expérience d’un (haut) lieu enchâssé dans la « capitale de la modernité » au moment où il avait été créé. Les Galeries Lafayette Haussmann, dont le fonctionnement traverse toutes les échelles, peuvent alors être appréhendées comme un lieu paradigmatique caricaturant l’urbanité contemporaine, laquelle hybride les domaines par les effets de la mondialisation notamment, configuration qui se retrouve dans d’autres dispositifs génériques, comme les shopping malls (Lussault 2017). Au fond, ce grand magasin parisien exemplifie les logiques de l’« économie de l’enrichissement », théorisée par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, et qui repose « moins sur la production de choses nouvelles qu’elle n’entreprend d’enrichir des choses déjà là, surtout en les associant à des récits » (Boltanski et Esquerre 2017, p. 11). Cette « économie de l’enrichissement » aurait également pour caractéristique de lier des domaines qui sont habituellement appréhendés séparément : le tourisme, la culture et le luxe.
Reste à poursuivre ce travail de recherche à travers d’autres lieux de consommation, ancrés dans différentes métropoles du Monde (Selfridges à Londres, Bloomingdale’s à New York, etc.), afin de mettre à l’épreuve la circulation d’un éventuel paradigme des Galeries Lafayette Haussmann à l’échelle mondiale.