Plus petite unité spatiale complexe de la société.
Le lieu constitue l’espace de base de la vie sociale. Il est complexe parce qu’il résulte (et exprime) déjà d’une combinatoire de principes spatiaux élémentaires – ce qui ne signifie pas nécessairement simples. Si l’on considère un espace public comme une place, avec fontaine, bordée de bâtiments, on discrimine aisément ces composants élémentaires distincts, qui ne sont pas tous permanents – le lieu possède, en effet, à la fois une architectonique fixe et des registres changeants selon l’intensité de la présence de certains de ses ingrédients à différents moments (ainsi un lieu la nuit n’est pas le même que le jour) : mobilier urbain et objets divers, étendue même de la place et son traitement au sol, fontaine, végétaux, jardin architecturé, différents bâtiments aux caractéristiques variées, stocks et flux des automobiles et des piétons, dont la variation entraîne la modification de la valence du lieu, lumière, odeurs… ; mais aussi pratiques des individus, représentations officielles et individuelles du lieu en question – ce qui fait que celui-ci est sans cesse débordé par certains de ses composants, ne peut pas parfaitement contenir tout ce qui le constitue tout en le dépassant. Ainsi, une image du lieu dans un livre, une parole sur lui dans un autre lieu et c’est une part de ce qui le compose qui existe hors de lui. Les principes d’ordonnancement général de cette configuration locale font, bien entendu, en tant que tels, partie de ce qui définit un lieu.
Le lieu constitue la plus petite unité spatiale complexe car c’est un espace « au sein duquel le concept de distance n’est pas pertinente » (Lévy, 1994) donc, c’est l’espace de l’échelle la plus restreinte. Selon Jacques Lévy, lorsque réintervient l’influence de la distance on passe du lieu à l’aire. On sera, sur ce point, un peu plus nuancé que l’auteur. En effet, les lieux se caractérisent aussi par le caractère sensible de leurs limites. On introduit là un aspect qui renvoie en partie au champ de la pratique et de la représentation spatiales. Ce problème de la limite configurante paraît important et le lieu existe avant tout en tant que surface explicitement limitée, de micro-échelle – même si, comme on l’a souligné, certains de ses composants le dépassent. Le bornage constitue d’ailleurs une action essentielle de tout pouvoir politique souhaitant instituer un lieu et, au-delà, de tout acteur social engagé dans la même démarche, Regardons faire, par exemple, les gestionnaires-producteurs des espaces touristiques ou encore les sociétés d’autoroutes. Dès lors, se met en place le jeu du couple dehors/dedans, qui ne s’applique pas qu’au lieu, mais dont la prégnance est réelle en ce qui concerne cette espèce d’espace. Le lieu forme donc un ensemble discret – au sens des mathématiques – et aisément discrétisable, qui s’affirme en tant qu’entité dans cette discrétisation.
Le lieu, participe d’une des deux grandes métriques, la métrique topographique, marquée par les principes de congruence, d’exhaustivité et de continuité. Cela écrit, on peut estimer que la distance, dans tous ses états, peut quand même intervenir pour décomposer le lieu en micro-lieux, ceux-ci toujours sensiblement intégrés dans l’espace limité qui les contient et qui demeure un cadre explicite de la coprésence possible des individus et des choses ; la possibilité doit toujours exister de pouvoir contrôler « physiquement » le lieu par la marche brève ou le déplacement rapide et/ou la vue – les lieux les plus forts ne sont-ils pas ceux, d’ailleurs, que le regard peut intégralement embrasser et où les repérages visuels des limites sont les plus aisés ? C’est-à-dire que ne doit pas s’affirmer un effet d’échelle et d’espacement suffisamment marqué qui brise le lieu et le mue en aire. Une aire, de ce fait, peut être définie comme une combinaison dynamique de lieux discrets. Une telle conception du lieu offre la possibilité d’indexer à ce terme des espaces extrêmement variés, qu’il faut appréhender à l’aune des acteurs qui les agencent et les pratiquent.
Cela posé, il faut introduire une précision supplémentaire, importante. Un véritable lieu n’existe pleinement qu’en tant qu’il possède une portée sociale, en termes de pratiques comme de représentations, qu’il s’inscrit comme un objet identifiable, et éventuellement identificatoire, dans un fonctionnement collectif, qu’il est chargé de valeurs communes dans lesquelles peuvent potentiellement – donc pas systématiquement – se reconnaître les individus. Voilà qui différencie le haut-lieu, la place publique, le monument-lieu de mémoire, la galerie commerciale, tous marqués par la coprésence possible des composants sociétaux dans leur diversité et les signes manifestes des valeurs collectives, des lieux domestiques : appartements, maisons, pièces, jardins, qui répondent en général aux premiers critères de définition des lieux mais où le caractère privé s’impose comme l’étalon du fonctionnement de l’espace, où les valeurs sont explicitement configurées à l’aune de l’individualité, comme le montrent les analyses des pratiques habitantes. Cette tension – qu’on n’appelle pas antagonisme, car les rapports de complémentarité l’emportent sur les rapports d’opposition – intime/privé/individuel vs extime/public/social paraît très importante dans le fonctionnement des espaces. Elle justifie ici une discrimination entre, du côté de l’extime, du public et du social, les lieux et, du coté de l’intime, du privé et de l’individuel ce qu’on nommera, à titre expérimental – sans être satisfait par cette désignation –, les sites, distinction qu’on offre ici à la critique.
Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 1032 pages. 30 euros.
Action, Agencement, Espace, Habitat, Spatialité.