Lieu. Espace dans lequel la distance n’est pas pertinente.
La caractérisation d’un espace comme lieu est le résultat d’une construction. La même réalité peut être traitée comme aire (ensemble de lieux) si l’on active ses distances internes. Dans un lieu (ou, plus précisément : pour autant qu’un espace peut être considéré comme un lieu), la position relative des phénomènes les uns par rapport aux autres perd toute signification. En l’identifiant comme lieu, on privilégie d’une part les interactions au contact en son sein et les relations distantes avec d’autres espaces.
Le noyau central du concept de lieu au sein de la connaissance de l’espace des sociétés porterait plutôt sur la coprésence, c’est-à-dire aussi sur la cospatialité poussée jusqu’au bout. Il y a là une divergence avec la conception très proche de celle de la physique selon laquelle en un point il ne peut y avoir qu’un objet. Le concept de lieu se fonde sur l’idée inverse : il y a lieu quand au moins deux réalités sont présentes sur le même point d’une étendue.
Ces différents caractères du lieu conduisent à le considérer comme un espace spécifique (et non comme un contraire de l’espace) : même si, dans un lieu, la distance est suspendue, d’une part, elle se maintient alentour et, d’autre part, la possibilité conservée de faire basculer le lieu en aire, c’est-à-dire la pertinence dans une autre « couche » de l’espace d’une aire sur la même étendue, justifie cette option théorique. Cela apparaît tout particulièrement lorsqu’on s’intéresse aux limites d’un lieu. Les abords d’une gare peuvent être limités à un parvis, garnis de stations de taxis et d’autobus et de parkings. Mais pourquoi ne pas l’étendre aux cafés, aux restaurants et aux hôtels qui doivent leur existence à la gare et au-delà, au « quartier de la gare » dont tous les habitants de la ville savent qu’il possède une tonalité particulière ? Les voies qui conduisent de l’ancien centre à la gare reste plus ou moins marquées par cette fonction, même si, comme à Zürich, la Banhofstrasse (rue de la Gare) est devenue elle-même l’ « hypercentre », le cœur du centre-ville. Enfin, lorsqu’une aire urbaine est desservie, pour les grandes lignes, par une seule gare, c’est toute la ville qui, en un sens, en constitue les abords – la limite. Ainsi conçue, la détermination des limites d’un lieu devient une méthode pour identifier les sous-espaces d’une aire donnée et en saisir les articulations, en travaillant sur le basculement lieu/aire, toujours en question, toujours en jeu.
Place, localisation, localité, local.
Dans le lexique de la géographie anglophone, le mot « lieu » (« place ») a pris une signification large (article « Lieu 2 », Nicholas Entrikin), proche de l’idée d’identité spatiale, espace générateur d’identification. On est assez proche alors d’une des acceptions du mot « territoire » (article « Territoire » par Bernard Debarbieux) dans la géographie française. Malgré leur grand intérêt, ces développements peuvent être considérés comme ne rendant pas compte de la généralité et l’ampleur d’un mot comme « lieu ».
La notion de lieu mérite en effet d’être clairement distinguée de celle de localisation, qui peut ne correspondre qu’à une association entre un phénomène donné et un point de repère sur une étendue vide (par exemple une latitude et une longitude). C’est le principe de la notion de spot, adoptée par les adeptes de surf ou de planche à voile pour désigner les endroits propices à leur pratique : même s’il possède une consistance par ailleurs, le lieu (en l’occurrence une plage) est réduit à une seule de ces caractéristiques, toutes les autres entrant dans la composition du site de cette localisation, c’est-à-dire d’un référent reconnu mais non directement pertinent pour la question posée. La localité constitue un degré supplémentaire de complexité dans la mesure où une dénomination intervient : une localité est une localisation qui possède un nom. Au-delà, le couple constitué d’une localité et d’un phénomène quelconque, aussi limité et fugace soit-il, représente déjà une première entrée dans l’univers du lieu. Le lieu ne s’identifie pas non plus au local, défini comme plus petite échelle d’existence d’une société complète. Le lieu peut, lui, se manifester à n’importe quelle échelle ou, plus exactement : on peut toujours trouver un principe d’échelle qui fasse d’un espace un lieu. Ainsi le Monde peut-il être considéré comme un lieu du point de vue de certains phénomènes de communication ou d’opinion publique. L’adjectif « local » se trouve, en conséquence, frappé d’ambiguïté, renvoyant à la fois à « lieu » et à « local ». Mieux vaut garder l’adjectif « local » pour le substantif « local » et préciser l’acception retenue si nécessaire.
Lieux forts, lieux faibles.
Plus le nombre de phénomènes est grand, plus le fait de « faire lieu » prend de l’importance. Lorsque le lieu est une société, la suppression des distances internes est, plus ou moins efficacement, obtenue à l’aide d’instruments spécifiques : cadres éthiques et juridique commun, contrôle policier en réseau dense, territorialité politique. De par sa concentration et la condensation qu’il réalise d’une multitude de réalités sociales, le lieu est par excellence un objet d’étude pour les interactions au contact entre les différentes composantes d’une société. Les espaces publics se prêtent tout particulièrement à cette investigation puisque, par définition, toutes les composantes de la société locale s’y rencontrent. On peut alors analyser l’habitabilité d’un lieu, c’est-à-dire sa capacité plus ou moins grande à constituer l’un des habitats des différents individus et collectifs qui le fréquentent. Un lieu devient alors autre chose qu’un réceptacle, c’est un objet mais un opérateur actif que l’on peut utilement étudié comme une réalité singulière structurée par des habitudes et des rythmes, ayant une histoire, des pratiques et un devenir.
À l’autre pôle de la complexité, les lieux faibles méritent attention en ce qu’ils se situent à la limite de la « lieuité » : un petit nombre de réalités (objets, acteurs) réunis pour des séquences brèves et à faible signification. Mais c’est justement dans ce genre de situation critique que l’effet de lieu se manifeste, en un sens, à son maximum : sur un fond peu contraignant, l’événement et le lieu s’identifient mutuellement mais toute la vérité, cognitive et esthétique, se trouve dans le catalyseur que cette configuration faible a pu constituer, en sorte que des actes importants y aient lieu.
Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 1032 pages. 30 euros.
Aire, Coprésence, Cospatialité, Espace, Identité spatiale, Local, Localisation, Réseau, Territoire.