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Sérendipité.

‘Lieu’ 2.

Image1Lieu.

Une condition de l’expérience humaine.

Les humains vivent leurs existences dans un lieu et ainsi développent simultanément un sens d’être dans un lieu et hors d’un lieu. L’expérience du lieu implique donc pour une personne à la fois la capacité subjective de participer d’un environnement et la capacité objective de pouvoir observer un environnement comme étant externe et séparé de soi. Cette tension crée une certaine ambiguïté dans les usages multiples du lieu dans le discours géographique contemporain.

Le lieu est homologue et constitutif du soi. La relation de soi au monde et de soi aux autres est construite par un discours joignant les éléments subjectifs et objectifs du lieu et de la communauté.

Un « lieu commun », longtemps peu exploré.

Le lieu s’avère un concept central de la géographie humaine contemporaine, notamment dans le monde anglophone. Ce rôle s’est affirmé à mesure que le lieu s’est vu graduellement doté d’une définition plus complexe et que la géographie humaine a évolué de ses origines naturalistes et matérialistes vers une orientation plus « (humanistic) ». Dans les savoirs de la géographie classique, le lieu apparaît comme un concept peu explicité. Par exemple, Paul Vidal de La Blache, on le sait, décrit la géographie comme étant la science des lieux plutôt que celle des hommes, mais il n’a pas véritablement exploré le concept de lieu. Pour Carl Sauer, la géographie était une science fondée sur le sens naïf attribué aux différences des lieux, mais le lieu était un concept trop banal, à ses yeux, pour occuper une place importante dans ses recherches. Alfred Hettner, quant à lui, a développé une conception chorologique de la géographie qui accentue l’intégration spatiale de phénomènes divers dans le lieu ; mais, paradoxalement, presque tout au long du vingtième siècle et dans toutes les géographies, cette approche chorologique a plutôt mis l’accent sur la région que sur le lieu.

Ainsi, le lieu a toujours fait partie du lexique des géographes, mais a longtemps été peu défini en compréhension. Le lieu resta dans l’ombre des concepts de région, de territoire et d’espace durant une grande partie du siècle dernier. Son utilisation dans les récits géographiques produits par les géographes « classiques » en faisait principalement un synonyme commode et vague de région, de territoire, de site, d’endroit… bref des espaces d’échelles et de substances fort variées. Son association systématique dans les pratiques traditionnelles de la géographie avec l’usage de la nomenclature et des index renforça cette signification et cette portée faibles du terme.

L’évolution du concept de lieu.

Au début du 20e siècle, les géographes ont cherché à comprendre scientifiquement la diversité des lieux, mais le « scientifique » était alors conçu comme le domaine exclusif du « causal ». Les premières tentatives déployant une explication causale positiviste liaient l’occupation humaine au sol et au climat, et à une variété des milieux naturels. Ce déterminisme environnemental a graduellement évolué vers le discours causal un peu plus subtil du possibilisme. L’émergence progressive d’une géographie humaine réellement sociale, opposée à une géographie académique pensée comme une science naturelle, étend les horizons explicatifs pour inclure les éléments économiques, sociaux, et culturels comme facteurs potentiels de causalités complexes.

Pendant la première moitié du 20e siècle, l’histoire du concept de lieu a étroitement été liée à la géographie régionale et à l’intégration spatiale des phénomènes divers qui donnent un caractère ou une « personnalité » à un milieu. Le lieu et la région ont tous deux été étudiés pour leurs spécificités ou leurs singularités (par exemple, la vallée de la Loire), ou comme catégories génériques (par exemple, une région industrielle). Le développement d’une approche analytique quantitative et spatiale durant les années 1960 transforme la signification primaire du lieu en une expression uni-dimensionnelle dans l’espace. Les tenants de l’analyse spatiale ont dénoncé le caractère idiographique et non-scientifique de la géographie régionale et leurs critiques visaient tant l’étude de la région que la conception traditionnelle du lieu. S’ils ont montré en parallèle un intérêt pour la catégorisation générique des lieux et des régions, c’est via des approches modélisatrices comme celle des « lieux centraux ».

L’affirmation de l’importance du lieu comme un concept est associée, dans la dernière partie du 20e siècle, aux changements introduits dans le champ de la géographie par l’apparition du courant de la humanistic geography. Ce mouvement intellectuel, en vérité très divers, qui se développe dans les années 1970 a élargi les démarches de la géographie au-delà des formes naturaliste, matérialiste et positiviste des périodes précédentes, afin d’inclure des thèmes et des approches plus idéelles et herméneutiques, centrées sur l’expérience du sujet. Vue par ses contempteurs comme une descente dans le subjectivisme, voire comme une dérive solipsiste, la humanistic geography s’avère plutôt une ouverture d’un chantier de recherche sous-tendue par une conception plus complexe de l’agencement humain de l’espace et du sujet géographique et de ses rôles.

La prise en compte du sujet et de son expérience du lieu.

Dans la géographie classique du début du vingtième siècle, les êtres humains sont principalement caractérisés comme des agents biologiques et géologiques pour qui besoins et coutumes deviennent les vecteurs de transformation des paysages naturels. Dans les approches marxistes ou dans celles de l’analyse spatiale, très matérialistes et néopositivistes, l’agent, quand il n’est pas purement et simplement escamoté, apparaît guidé par les contraintes matérielles des relations sociales de production ou/et par des calculs utilitaires de choix rationnel.

Les tenants de la humanistic geography anglophone ont forgé le concept d’human agency (i.e. le sujet agissant) pour inclure le domaine subjectif, c’est-à-dire celui des valeurs, croyances, émotions et appartenances. L’acteur géographique combine les éléments du social, du moral et de l’esthétique. La humanistic geography n’a pas puisé majoritairement ces thèmes dans la géographie, même si des auteurs anciens avaient identifié la fonction expérientielle du lieu : on trouve en effet une géographie esthétique dans la géographie allemande du dix-neuvième siècle. En revanche, les tenants de la humanistic geography pour formaliser la signification géographique d’un rapport d’ensemble entre le sujet et le milieu, ont été largement influencés par les philosophies existentielles et phénoménologiques et par ce que Gaston Bachelard appelait les poétiques de l’espace.

L’importance de la connexion entre le lieu et le sujet ou l’agent est évidente dans la recherche contemporaine sur l’identité et la représentation. La question de base de l’identité est : qui suis-je ? Ou, dans le sens collectif : qui sommes-nous ? Alors que ces questions relevaient plutôt, traditionnellement, de la psychologie et la sociologie, la relation de l’individu ou du groupe au lieu ou au territoire est désormais posée comme une problématique centrale de la géographie humaine. L’expérience individuelle ou collective d’un milieu commun permet et limite les actions, offre les références de la mémoire, et est essentielle pour comprendre les diversités des modalités d’appartenances humaines à l’espace. Les êtres humains transforment l’espace terrestre, et ces transformations affectent ce qu’ils sont et ce qu’ils font. L’identité du lieu implique des stratégies discursives des sujets, des récits créant un sens d’ensemble, en termes de biographie humaine, de solidarité communautaire, et d’appartenance au monde entier.

Ces identités (individuelles et collectives) liées au lieu et à son expérience, ont été étudiées par des géographes comme les manifestations de la puissance sociale, dans laquelle des groupes dominants, par exemple la classe sociale dominante et/ou le groupe ethnique et/ou l’élite politique, établissent et fixent les identités d’autrui. Ce processus est souvent accompli en partie par la naturalisation qui résulte de la mise en convergence discursive des qualités d’un groupe et d’un lieu. Ainsi, les termes ghettos et banlieues fonctionnent doublement comme descriptions de lieux et catégories sociales – les uns et les autres indissociables. De ce point de vue, le lieu et la personne sont tous deux des produits des forces sociales.

Le brouillage des concepts.

L’intérêt relativement récent pour le lieu n’a permis ni une clarification sémantique totale, ni à une diminution des tensions entre la définition du lieu et celles des autres concepts-clefs de la géographie. Par exemple, on différencie souvent le lieu et la région par l’échelle, de façon trop banale et routinière, préférant le terme région à celui de lieu pour représenter des plus grandes unités de terrain. Cependant, le lieu est parfois distingué comme le milieu sensoriel directement vécu et la région comme un concept abstrait et construit, une superficie obtenant sa cohérence par les institutions sociales et politiques.

Le lieu et l’espace ont été à l’occasion décrits comme des concepts jumeaux qui assurent un continuum analytique entre l’expérience intérieure et le monde externe d’un sujet. D’autres chercheurs ont mis en exergue une tension entre les lieux renvoyant à l’identité, à l’appartenance humaine et la vie quotidienne, et les espaces renvoyant aux jeux des forces globales. Des géographes critiques de ces approches suggèrent quant à eux que le lieu et l’espace sont des catégories séparées. Ils soutiennent que le concept géographique de lieu dérive de la physique téléologique aristotélicienne, dans laquelle toutes les choses possèdent leur place naturelle, alors que l’espace de l’analyse spatiale positiviste dérive d’une source cognitive différente, fondée sur la conception cartésienne de l’espace comme extension infinie de l’étendue.

Les termes « spatialité » et « médiance », récemment développés, ont un sens proche de celui de lieu car ils mettent l’accent sur le lien d’un sujet à un milieu de vie. Pourtant, l’approche de la spatialité a souvent été limitée par un réductionnisme social dans lequel l’acteur et l’espace sont produits socialement de façon mécanique. Le lieu, dans l’acception de la humanistic geography, englobe le concept de la spatialité, tout en étendant sa sémantique pour inclure les relations d’un sujet autonome à un milieu. Comme le lieu, la médiance lie le subjectif à l’objectif, cherchant donc à surmonter la conception dualiste du milieu ; celui-ci existe à la fois au-delà de la conscience et est interprété à travers l’agent conscient. Mais le concept de lieu, du point de vue de la humanistic geography, exprime un plus grand souci pour le territoire et l’espace social que pour le seul paysage et une plus grande attention pour un sujet actif qui se transforme lui-même tout en transformant son monde.

Les défis des études du lieu.

Le défi de l’étude du lieu en géographie procède de l’ampleur du champ qu’il délimite. Son utilisation courante rejoint pour les dépasser les antinomies traditionnelles : sujet/objet, matérialisme/idéalisme, particularisme/universalisme. Cette ampleur pose des problèmes pour dresser le lieu en concept théorique solide. Les géographes font sans doute de plus en plus allusion à l’importance du lieu dans la vie moderne, mais trop peu encore ont tenté de spécifier avec précision les mécanismes qui le rendent effectivement important. Comment, par exemple, le lieu influence-t-il l’action collective ? Le langage du lieu fait souvent partie du langage de la solidarité sociale et de l’identité culturelle, mais comment distinguer le rôle du lieu en tant que symbole, idée, discours, représentation, de ses fonctions de milieu de vie matériel ? Par ailleurs, bien des géographes reconnaissent que le lieu est plus un processus (une relation d’expérience entre le sujet et un locus) qu’un objet donné. Mais comment ce processus interagit-il avec la formation d’un sujet individuel ou/et de l’acteur collectif ? La question du fonctionnement du lieu et de ses effets multiples doit donc rester centrale aux futures recherches géographiques.

Un autre défi cognitif est d’aller au-delà de l’association spontanée de l’importance du lieu avec les modes de vie traditionnels et particuliers. Le lieu a généralement occupé une modeste place dans les études de la vie contemporaine urbaine générique. Il a en effet plutôt été associé avec les genres de vie traditionnels, particulièrement avec ceux des sociétés agricoles pré-industrielles, dans lesquelles les rythmes de la vie sociale sont censés être liés à l’environnement naturel et bien contenus dans les limites de la localité. En l’opposant à la tradition, des auteurs ont décrit la modernité et la postmodernité comme une ère « sans-lieux », ou du moins caractérisée par la multiplication des « non-lieux ». Cependant de nombreuses études récentes montrent la montée en puissance croissante des mouvements sociaux et des phénomènes d’affirmation identitaire associés au lieu. La surrection des mouvements communautaires, régionalistes, nationalistes et environnementalistes, certains progressistes (et mondialistes en même temps que localistes) et d’autres ataviques, conservateurs, voire réactionnaires, démentent les théories du déclin actuel du lieu et poussent les géographes à aborder résolument le problème de l’articulation du lieu et de la vie collective et individuelle.

Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 1032 pages. 30 euros.

Agencement, Haut-lieu, Humanistic Geography, Identité, Mythe, Représentation (I), Valeur spatiale, Topophilia.

Résumé

Lieu.Une condition de l’expérience humaine.Les humains vivent leurs existences dans un lieu et ainsi développent simultanément un sens d’être dans un lieu et hors d’un lieu. L’expérience du lieu implique donc pour une personne à la fois la capacité subjective de participer d’un environnement et la capacité objective de pouvoir observer un environnement comme étant ...

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