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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Libérez les sciences sociales avant qu’elles n’étouffent !

Enquête sur le libre-savoir scientifique.

Image1Parler de liberté, quant on parle de savoir, c’est ouvrir on s’en doute une boîte de Pandore et déclencher par la même occasion une prolifération de problématiques associées. Les sciences sociales ont-elle peur de la liberté ? Ou de la libre-accessibilité ? On est en droit de se le demander lorsqu’on considère, par exemple, le fait que, dans le monde anglo-saxon, la plupart des articles scientifiques sont désormais accessibles à travers des portails payants, tenus par des éditeurs privés.

[1], et qui recoupe alors plus largement toute entreprise intellectuelle et son histoire où qu’elle se situe, mais en particulier en France comme l’ont montré les travaux sur l’histoire intellectuelle de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli (2004) ou François Dosse (1991, 1992), et, de l’autre, les tenants d’un savoir vendu, commercialisé, qui a « du prix », se vend et se troque dans des marchés dont ceux en particulier de l’entreprise interdisciplinaire [2]. Nous avions déjà pointé cette effrayante problématique protéiforme à l’occasion de l’apparition de ces sites qui dérangeaient allègrement les classiques modes, parfois engoncés, de la pédagogie universitaire, en particulier ceux qui commercialisaient l’exercice canonique de l’exposé. Ces sites, sans en avoir la moindre intention ni la quelconque conscience, ne prouvaient pas moins par le dérangement ainsi occasionné que les mondes académiques étaient décidément bien frileux face aux implications produites par l’irruption généralisée des nouvelles technologies, peu enclins en tout cas à y réfléchir : plutôt qu’à un exercice de réflexivité académique ces sites ont été au mieux reçus comme ceux de mortels concurrents qui allaient à leur manière conforter l’inégalité dans l’accès au savoir (avoir ou ne pas avoir les moyens de payer, that is not the question…), au pire comme des déviants à faire fermer ; alors que les plus sérieuses — qui en douterait ? — agences de notation œuvrent désormais dans la fonction publique française, « Note tes professeurs » (note2be), lui, a dû fermer sous les pressions, puis rouvrir, suivant les pays.

Or c’est bien de techniques et de ce que ces techniques ont pu entraîner comme transformations dans les structures profondes du savoir, en particulier dans son rapport à la sphère marchande, qu’il s’agit ici de tenter de déplier quelques-unes des lignes problématiques de manière exploratoire.

Le savoir : an II de la reproductibilité.

Chacun sait à quel point Internet est venu cristalliser cette relation savoir-monde marchand de manière inattendue : par l’industrialisation de la reproduction, duplication, d’abord, puis par l’explosion de la diffusion que ce média a rendue possible. La « révolution » Internet est venue réécrire trait pour trait, ligne à ligne et termes à termes, à un siècle à peine d’intervalle, les mêmes problématiques ouvertes en leur temps par les révolutions industrielles, ou par l’imprimerie, et l’avènement de la « standardisation machinique » dénoncée déjà alors à l’époque — il faut se le remémorer — par les philosophes tels Benjamin s’insurgeant face à la photographie qui allait tuer l’œuvre d’art (cf. Rochlitz, 1985, pp. 803-811). Débat qui d’ailleurs n’a pas pris une ride ni ne s’est terni si l’on en observe la manière dont il agite encore aujourd’hui la défense ou l’opposition au « tout numérique » contre l’argentique.

Mais le débat a cela de nouveau qu’il s’est fait aussi celui de la sphère marchande, comme si le projet idéaliste des Lumières d’un savoir éclairant le monde s’était assombri face à la considération de l’effort à fournir pour porter ces mêmes Lumières et, donc, de sa nécessaire rémunération… Tout effort mérite désormais sa peine, et plus seulement celle de la Bastille d’alors. Ou alors prison, assurément, mais pour d’autres raisons : celle de la trop grande libéralisation du savoir, c’est-à-dire son arrachement malfaisant, répréhensible et réprimé, du seul circuit marchand dans lequel il se retrouve désormais inséré voire confiné. N’aurait-on dès lors comme seul cadre de pensée et d’expression que celui de cette opposition, libéralisation vs libération du savoir, copyright vs copyleft ?

Faut-il donc aujourd’hui libérer le savoir tout en le vendant ? Libéraliser signifie-t-il « libérer » ou au contraire « menacer » ? Faut-il plutôt le renouveler ? En interroger autant la structure et le contenu que le mode de diffusion ? Autant de questions sans réponse : l’écueil de ces sites était leur stérilité, contribuant à déranger mais non à renouveler ces techniques et dispositifs pédagogiques.

Mais le tableau s’embrouille et se complexifie encore davantage, de manière récente. Voilà qu’après une fougueuse assurance qui n’aurait rien à envier à celle du héros du roman de Miguel de Cervantes, Don Quichotte (ou de David contre Goliath), la défense du patrimoine français capitulerait sans condition, s’effaçant devant la très prosaïque « pragmatique » vision du « seul le résultat et le produit comptent peu en importe les moyens ». Oui : la BNF dévorée, finalement, par Google, annonce-t-on désormais — la bibliothèque municipale de Lyon ayant de son côté déjà cédé aux « sirènes » de Google — à défaut de voir se concrétiser davantage le protectionnisme initialement envisagé d’un nationalisme technologique propre à une Très Grande Bibliothèque Numérique, qu’elle prenne les traits d’Europeana ou d’autres.

Derrière cette « capitulation » faut-il encore voir les effets d’une frilosité entretenue et d’une volonté de centralisme d’institutions françaises vivant plus de contrôle et de la crainte d’une dépossession, quitte à en risquer la dérision ? Ou, davantage, d’une peur toujours première face à l’innovation et l’inédit que celle-ci ouvre ? Il resterait à établir une sérieuse généalogie de cette logique de centralisation française, de ses raisons, justifications, comme de ses ravages, mais également de cette cécité ou frilosité étonnante face au tournant du numérique à l’époque de la création de la nouvelle Bibliothèque de France.

Pourquoi savoir ? Combien pour savoir ?

Par ailleurs, plus fondamentalement, cette problématique travaille de l’intérieur même le champ scientifique, autour de deux problématiques qui s’y sont invitées de manière croissante ces dernières années.

L’exigence, tout d’abord, pour des universitaires, de « payer pour être publié » — ce que font certaines revues prestigieuses internationales, suscitant un premier type de débats (cf. le cas de l’affaire Nature). Un autre et pas des moindres s’est quant à lui articulé autour d’un second « prix », dérivé de cette logique : celui des « indicateurs de classement », de la « citabilité », qui, à leur manière, dotent d’une nouvelle tarification les productions universitaires. Le savoir a-t-il un prix et si oui lequel ? Un coût économique ou symbolique ? Doit-on rémunérer ses auteurs ? Le savoir est-il forcément désintéressé ? Est-il réservé à certains cercles confinés, ou doit-il viser toujours plus son ouverture ? Mais, dans ce cas, avec ou sans limites ? et si limites quelles sont-elles ?

C’est donc autour de toutes ces questions foisonnantes que nous sommes allés interroger quelques-uns des acteurs clés représentatifs, dans le monde strictement francophone, de différentes entreprises qui ont marqué toutes sous un aspect particulier une étape importante dans le décloisonnement de savoirs spécifiques — en sciences sociales et humaines — et ont contribué à une facilitation réellement accrue de leur accessibilité, parfois de façon déterminante. Ces trois pratiques ne sont bien sûr ni uniques, ni exhaustives mais symptomatiques et représentatives. Elles n’ont, par ailleurs, rien inventé et s’inscrivent dans des lignes de fond propre à Internet.

Mais, malgré cela, elles ont toutes pour caractéristique d’être marquée par la continuité (au moins dix ans pour tous), une des propriétés les plus rares, aujourd’hui, sur Internet, surtout lorsqu’elles résultent de choix et logiques individuelles menacées par le découragement, le désintérêt à terme ou tout simplement la bifurcation du parcours de vie, d’un changement de statut professionnel ou d’environnement institutionnel.

Œuvres, production des idées, informations : trois éclairages.

Chacune a été choisie en tant qu’elle vise et permet d’éclairer un registre technique spécifique à ces questions, trois registres auxquels les chercheurs en sciences sociales ont affaire : l’information (universitaire, éditoriale), vitale, et le savoir qui lui est lié, l’œuvre en tant que telle de référence, et l’écriture consistant à contribuer à l’entreprise scientifique par sa propre analyse, critique, etc.

Le premier champ est pendant de très longues années resté le domaine d’un « cénacle », de secrets de polichinelle bien gardés dont parle ici encore Pierre Bourdieu, réservés aux seuls inclus dans le champs et inaccessibles au néophyte (Bourdieu, 2001). Des savoirs confinés face auxquels l’individu inscrit aux marges de la reconnaissance universitaire et des canaux de diffusion restait (et reste toujours encore, d’ailleurs) bien en souffrance alors qu’il est vital : quand et où ce nouveau colloque sur une question brûlante et liée à ses intérêts de recherche ? comment et combien de signes pour cette contribution éditoriale liée à un appel à article avant que sa deadline fatale en soit dépassée ? Il est donc ici représenté par l’entreprise Revues.org et son fondateur Marin Dacos. La démarche n’en est pour autant pas exempte de critiques (comment y est décerné ou non le label « article scientifique » ?) ou de limites (certes, libération de l’information scientifique, mais opacité maintenue au sein même des revues hébergées — quant aux processus d’évalation). Ce n’est pas l’objectif, pourra-t-on objecter, de Revues.org que de révéler les secrets de fabrication des revues. Patience, dans un siècle peut-être !

Le second est plus brûlant, du fait de l’actualité de la question, suivant les contextes, du droit d’auteur. La prise au dépourvu de cette question par l’innovation technique ne date pourtant pas d’aujourd’hui : l’invention du copieur ou photocopieur avait déjà largement contribué à la placer au premier plan, répondant comme décidément souvent par la législation et l’interdiction à la mise en péril de la rémunération des ayants-droit : « le photocopillage tue le livre » lit-on toujours sur la plupart des productions francophone, les imprimantes multi-fonctions ayant depuis relayé les lourds copieurs d’alors, et l’édition mieux encore s’individualisant à l’extrême (par le biais des sites d’auto-édition, notamment le « Publiez-Vendez » de Lulu). Objection d’un meurtre du livre à laquelle les tenants du libre-accès rétorquent classiquement l’argument des coûts disproportionnés contribuant à limiter l’accessibilité des productions, et on rejoint à nouveau le débat général quant à la licence globale, la rémunération de la musique, etc. L’œuvre a-t-elle un prix ? La propriété est-elle le vol ? Vaste chantiers vertigineux ouverts en cascade… Nous en avions averti, en préliminaire. Et nous les explorerons avec Jean-Marie Tremblay, fondateur du site Les classiques des sciences sociales.

Enfin, le troisième est plus stimulant encore : il nous fait entrer dans les arcanes et le domaine de la production même des idées ; librement diffuser ses propres idées ? surtout pas, « on me les volera » — propriété quant tu nous tiens, cette propriété des idées conçue comme propriété de soi dont Michel Foucault a pu sans cesse avec une touche d’ironie démonter la facticité illusoire qu’elle porte d’un sujet maître de lui-même et persuadé de son génie en propre (Foucault, 1969). Cette revendication d’une propriété de « ses » idées masquant l’assemblage hétéroclite extérieur d’emprunts, de « copier-coller » mentaux souvent inconscients dont toute production individualisée, du discours à l’individualité dans son ensemble, n’est que la pointe émergée et convergente, l’occurrence historiquement, et fortuitement ,située, réécriture a posteriori d’une généalogie obscure masquée par des termes tels que le « génie personnel » ou, analysera à son tour Pierre Bourdieu, l’« inspiration » de l’artiste. Faut-il donc diffuser encore librement ses impressions, ses idées ? Ou doit-on les breveter et certifier avant de les exprimer ? Paradoxe que cette alternative : au moment même où s’opère plutôt une libération euphorique en ce domaine des idées par l’expression d’avis, d’opinions, dans le monde social, la communauté scientifique, elle, parie plus que jamais sur le retranchement derrière une peur du vol des idées, protégeant son inspiration comme un secret professionnel. Mais est-ce bien cela, d’ailleurs, son attitude, ou davantage une réaction de protection face à la réduction croissante des modes et registres d’expression de ces mêmes idées, innovations, expériences, au seul domaine du « monétisable », face à l’irruption d’une logique d’entreprise dans le champs des idées, en particulier des idées intellectuelles ? D’autres voies sont probablement possibles, comme l’évoque Denis Collin, auteur de longue date d’un site puis d’un blog personnel.

Pour un guide des tarifs internationaux du savoir.

Dans toutes ces conditions, l’idée même de liberté, de libre-accès, tout autant que celle de savoir, s’en trouve totalement bouleversée, reconfigurée, au point où sur un plan existentiel les scientifiques peuvent en venir à s’interroger sur ce qui, au fond, fait du savoir un savoir, et du libre autre chose que du non-marchand. La gratuité a probablement un prix, mais il reste fondamental de déterminer lequel, et surtout, de quel ordre, c’est-à-dire monde de grandeur (marchand, symbolique…).

Souhaitons alors que le dossier ouvert sur ces deux questions, essentielles pour les sciences sociales, ne s’arrête ni aux seuls éclairages des individualités ici rencontrées, ni au seul modèle réduit des sciences sociales francophones, mais qu’il puisse plus largement alimenter un débat ou au moins contribuer avec d’autres à l’ouvrir avec sérieux : par un autre chemin, plus anodin, il n’en touche pas moins, assurément, la question même de savoir ce que c’est que faire des sciences sociales, aujourd’hui comme à l’avenir. Faire l’économie d’une réflexion de cet ordre serait, certes, un manque, mais peut-être aussi, de manière inattendue, un certain révélateur ; entretenir cette réflexion est aussi, probablement, viser à contribuer à définir une (nouvelle) feuille de route des sciences sociales. Sont-elles prêtes… à y mettre le prix ?

Illustration : Rosa Say, « ‘Ike Loa. Boldly about Knowledge », 2.7.2008, Flickr (licence Creative Commons).

Résumé

Parler de liberté, quant on parle de savoir, c’est ouvrir on s’en doute une boîte de Pandore et déclencher par la même occasion une prolifération de problématiques associées. Les sciences sociales ont-elle peur de la liberté ? Ou de la libre-accessibilité ? On est en droit de se le demander lorsqu’on considère, par exemple, le ...

Bibliographie

Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.

Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.

François Dosse, Le champ du cygne, Paris, Découverte, 1991.

François Dosse, L’empire du sens, Paris, Découverte, 1992.

Michel Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Librairie académique Perrin, 2004.

Rainer Rochlitz, « Walter Benjamin et la photographie. Expérience et reproductibilité technique » in Critique, n°459-460, août-septembre 1985.

« Vertiges et prodiges de l’interdisciplinarité », Les Cahiers du Laua, n°11, 2001.

Notes

[1] Et que celui-ci différencie de la libido dominandi (Bourdieu, 1993, pp. 1101-1102).

[2] Voir à ce sujet un numéro des Cahiers du Laua (2001).

Auteurs

Marc Dumont

Marc Dumont est maître de conférences en aménagement urbain à l’Université Rennes 2, Haute Bretagne.

Partenariat

Sérendipité.

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