Nova, Nicolas. 2020. Smartphones, une enquête anthropologique. Genève : MétisPresses.
Le smartphone a transformé le rapport des individus à l’espace en devenant progressivement « un moyen de plus en plus exclusif pour agir dans le monde environnant : pour acheter ses billets de transport en commun, pour vérifier un itinéraire ou commander à distance toutes sortes de biens » (Nova 2020, p. 169). En contribuant tout à la fois à les préparer, à les accompagner in situ et à les mettre en scène, cet objet est aujourd’hui au cœur des pratiques spatiales des individus, celles-ci devant dorénavant être envisagées comme étant numériquement équipées. De précédentes recherches en géographie ont par exemple montré, de façon connexe, comment Internet a changé l’espace tout autant que la société (Beaude 2012), les mobilités contemporaines étant connectées (Aguilera et Rallet 2016), surveillées (Widmer et Klauser 2013), entraînant la transformation des expériences (Delaplace et Kébir 2020) et l’apparition de nouveaux troubles (Brown et Laurier 2012). À l’instar d’un bus touristique, dispositif aidant les individus à parcourir une ville qu’ils découvrent (Lucas 2019a), le smartphone peut être apprécié, d’un point de vue géographique, comme une technologie spatiale permettant d’apporter une réponse supplémentaire aux épreuves que constituent les distances.
Le smartphone est bien, pour les pratiques spatiales, un instrument embarqué — en réalité une multitude d’instruments (cf. ci-dessous) — qui opère une différence importante par rapport à celles s’effectuant sans : il permet de transporter avec soi les technologies numériques et de les mettre en œuvre au cours de la pratique. Qu’il intervienne pour le calcul d’un itinéraire, la suggestion localisée de services, ou la prise d’une photographie, cet équipement digitalisé contribue à modifier les rapports à l’espace, de la perception d’un lieu à son appropriation, en passant par la manière dont les individus vont l’habiter (Stock et al. 2017, p. 133). Cet objet intervient indéniablement sur la capacité des individus à faire avec de l’espace. En permettant notamment l’accès à un nombre considérable de savoirs, le smartphone augmente sensiblement le « stock de connaissances » — pour reprendre l’expression d’Alfred Schutz (1971) — dont disposent les individus pour informer leurs pratiques (Lucas 2021). On peut faire l’hypothèse que l’enjeu n’est plus tant d’avoir accès à une information que d’être capable de la chercher ou de pouvoir la mettre en pratique. Le smartphone inscrit l’humain dans un réseau socio-technique en augmentant sa dépendance à celui-ci. Nicolas Nova nous rappelle bien d’ailleurs (p. 205) que cet outil n’est que la partie matérielle (le terminal) d’une imbrication de systèmes sociotechniques hétérogènes (carte SIM, applications) en interconnexions avec d’autres systèmes tout aussi complexes (GPS, systèmes de paiement, etc.). Sans que cela soit formulé de la sorte par l’auteur, il est possible d’interpréter cette inscription comme une preuve que l’individu contemporain s’apparente de plus en plus littéralement à « l’acteur-réseau » dont parlait Bruno Latour, l’acteur n’étant pour ce dernier « pas la source d’une action, mais la cible mouvante de tout un essaim d’entités qui fondent sur lui » (Latour 2007a, p. 67). Avec leur smartphone, les individus sont, au sens propre, en réseau : leurs pratiques et leurs manières d’habiter un lieu dépendent de cet objet et des ressources qu’il véhicule.
De fait, le smartphone a infusé nos modes de vie à l’échelle individuelle au point de constituer un actant omniprésent : il s’agit d’un objet qui nous accompagne partout-tout-le-temps, représentant une véritable extension de nous-mêmes, physiquement — tel un objet transitionnel qui apaise, rassure et aide l’individu à se replacer dans le monde (Nova 2020, p. 238) — et virtuellement — comme support de notre avatar numérique : il s’agit tout à la fois d’un prolongement du corps (p. 43), d’un « second cerveau » (p. 96) et d’un outil de projection numérique de la personnalité (p. 262). Comprendre, au-delà d’une analyse auto-ethnographique de l’expérience quotidienne, ce que les individus font effectivement et précisément avec cet objet est donc crucial pour appréhender la société contemporaine : quels sens donnons-nous au smartphone ? Comment ses usages changent-ils nos existences ? Que nous fait-il faire — ou ne pas faire ? Ce sont justement les questions de recherche au cœur de l’ouvrage de Nicolas Nova.
Il s’agit d’un questionnement d’échelle mondiale, car le smartphone est devenu, en seulement une décennie, un élément aussi banal qu’incontournable du fonctionnement des sociétés contemporaines : en 2019, on évaluait à environ 5,28 milliards le nombre d’utilisateurs dans le monde, caractérisant une évolution rapide et sans précédent du taux d’équipement (p. 13). Tandis que la plupart des travaux mettent l’accent sur les traces numériques, l’auteur adopte une perspective anthropologique pour « saisir le rôle et la place du smartphone dans la vie de ses usagers » (p. 24) en déployant pour cela des enquêtes de terrain combinant principalement observations et entretiens semi-directifs avec des usagers (une trentaine à Genève, une dizaine à Los Angeles et autant à Tokyo). L’objectif du livre n’est donc pas de délivrer le point de vue subjectif d’un expert, tout aussi informé et érudit soit-il, mais bien de laisser la parole aux individus pour les amener à décrire leurs usages de cet objet.
L’un des apports de la réflexion consiste à s’appuyer sur ces discours pour dégager « six facettes » du smartphone : [laisse], [prothèse], [miroir], [baguette magique], [cocon], [coquille vide]. Renvoyant aux thématiques les plus régulièrement abordées par ses enquêtés, ces descripteurs doivent s’envisager comme de véritables catégories indigènes. Les thématiques abordées sont, de façon non surprenante, attendues : l’usage compulsif, si ce n’est pathologique, de cet objet qui contribue à placer les individus, à travers les notifications, dans un état d’alerte permanent (p. 51). Ou encore son rôle de » mémoire externe » qui participe à la compréhension de soi et facilite les actions tout en augmentant la dépendance à son endroit jusqu’à une logique d’assistance (p. 135). L’humain s’en trouve bien augmenté, dans ses possibilités comme dans ses contraintes.
En se saisissant de ces problématiques, Nicolas Nova participe pleinement à une anthropologie de la modernité que Bruno Latour (2007b) appelait de ses vœux. Cette investigation sur les usages du smartphone permet en effet de réactualiser les thématiques classiques de l’anthropologie, par exemple sur la dimension sociale de la transaction, reconfigurée — comme l’exprime un enquêté, on monte dans un Uber sans dire où l’on va et l’on en sort sans payer (p. 204). La sphère du magique y a aussi sa place, pas tant par la possibilité, à certains endroits, de faire bénir son smartphone par un prêtre (p. 195), que par le recours des usagers à une telle analogie (p. 194) :
« “c’est un peu comme une formule magique, tu dois enchaîner ces mouvements de mains pour que le GPS marche bien. C’est comme une incantation si tu veux” me dit R. (serveuse, 25 ans, Genève) en faisant tournoyer son smartphone sur un axe horizontal, en mimant la forme du chiffre 8 — le geste proposé par Apple pour recalibrer le processeur de géolocalisation de l’iPhone. »
Si elle n’est qu’à un pouce de l’envisager comme un objet sacré du monde contemporain, l’argumentation insiste plutôt sur le fait que l’usage d’un smartphone nécessite des compétences, notamment à travers l’apprentissage de gestes spécifiques.
L’une des parties les plus stimulantes de l’ouvrage correspond à l’examen des nouvelles « techniques du corps » que l’objet suscite, aspect précédemment esquissé par Michel Serres (2012). Il s’agit là d’une plus-value importante, car si le concept de Marcel Mauss est souvent cité, il n’a pas fait l’objet de nombreuses enquêtes empiriques (cf. Lucas 2019b). L’auteur envisage cet engagement corporel autour de ce qu’il nomme curious rituals, c’est-à-dire les manières de mobiliser le corps dans les interactions avec le terminal (p.191) :
« de sa prise en main (à une ou deux mains), à sa manipulation avec les doigts imposée par le fabricant en passant par les mouvements de l’avant-bras qu’il peut réclamer ou encore par la posture particulière qu’il implique (selfie). Chacun de ces gestes révèle les manières dont les usagers ont “domestiqué” le smartphone et l’ont inscrit dans leur culture. »
Sans aller jusqu’à renverser la formule et dire que c’est plutôt le smartphone qui a domestiqué l’humain en lui dictant des gestes spécifiques, le livre nous fait prendre conscience que cet objet participe du développement d’une culture mondiale à travers des techniques du corps identiques : au-delà des nuances nationales et culturelles en termes de pratiques ou de représentations (Miller et al. 2021), le smartphone impose in fine les mêmes gestes partout dans le monde.
Paradoxalement, si cet objet peut être considéré comme inédit, ce n’est pas parce qu’il propose une fonctionnalité nouvelle, mais parce qu’il concentre des fonctions très diversifiées autrefois déléguées chacune à un objet particulier (téléphone, boussole, montre, carnet de notes, calendrier, torche, calculatrice, appareil photo, baladeur, navigateur web, bibliothèque, voire carnet de santé aujourd’hui) en modifiant nos façons de les utiliser. Les individus effectuent les mêmes pratiques — « au fond on l’a toujours fait, avec des carnets, de l’écrit, ou même plus récemment en s’enregistrant, donc il y a peu de différences » pour citer les propos d’un enquêté (p. 121) — mais pas de la même manière. Il en est de même pour les relations sociales : loin de se substituer aux interactions face à face, cette réalité virtuelle ajoute une épaisseur supplémentaire à la complexité des interactions sociales — l’auteur renvoie sur cette question aux travaux d’Antonio Casilli (2010) sur les « liaisons numériques », expression caractérisant les sociabilités reposant sur ces technologies informatiques. Ainsi, à la question de savoir si cet objet agit comme une bulle désocialisante ou au contraire comme un amplificateur des relations sociales, l’auteur fait remarquer que s’il accentue la possibilité de s’abstraire de son environnement immédiat (p. 217) il est dans le même temps « synonyme de lien là où il n’y a rien » (Jauréguiberry 2003, p.35).
Sur la forme, le texte de Nicolas Nova est dense, agréablement écrit et richement documenté par de nombreuses photographies et schémas. La publication propose un dispositif original puisque le livre, tout comme le sujet de l’étude, est augmenté d’une version numérique disponible en ligne pour téléchargement, permettant d’apprécier l’argumentation d’une façon beaucoup plus interactive, justement depuis son smartphone par exemple. En réalisant une authentique thick description, pour utiliser le terme de Clifford Geertz (1973), de cet objet, l’auteur nous offre une ethnographie du quotidien dont il faut évacuer le caractère faussement évident : le fait que la métaphore du « mouchard » (marchandisation des données, surveillance), que l’auteur imaginait a priori comme une problématique fondamentale, fasse partie des « descripteurs » rarement mentionnés par les usagers (p. 326), est une illustration que cette description ne va pas de soi. De façon connexe, il serait toujours possible de questionner la représentativité des principaux discours dégagés — l’auteur indique qu’une limite à sa recherche est de n’avoir pas abordé les clivages d’âge, de genre ou de classes (p. 325). Mais cela n’enlève en rien la qualité et l’intérêt de ce travail et engage plutôt les géographes à poursuivre les recherches sur le rôle du smartphone dans le rapport des individus à l’espace.