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Sérendipité.

L’Europe vue de la Lituanie.

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L’Europe vue de la Lituanie : une représentation équilibrée mais arbitraire

Cette carte de l’Europe est tirée d’un manuel scolaire lituanien contemporain, destiné aux élèves de huitième. Si elle ne surprend pas au premier coup d’oeil, c’est que sa simplicité, son harmonie graphique et notre propre expérience de la cartographie trahissent vraisemblablement notre sens critique. Pourtant, en y regardant de plus près, on se rend rapidement compte de l’originalité du document. Non pas tant par les limites externes qui sont données à l’Europe – et que l’on a l’habitude de critiquer – mais bien par la limite interne qui répartit ici l’est et l’ouest de l’Europe d’une façon plutôt inattendue, en tout cas pour une personne habituée aux cartes politiques de feue la Guerre Froide. Un double commentaire est donc possible, portant successivement sur l’équilibre des masses, et sur l’arbitraire des contours.

L’équilibre : un argument esthétique au service du politique.

On attribue généralement à Aristote, longtemps avant les grands voyages exploratoires des 18e et 19e siècles et la « découverte » de l’Australie et de l’Antarctique, l’intuition de l’existence de masses terrestres importantes dans l’hémisphère sud, venant nécessairement équilibrer celles de l’hémisphère nord, afin de permettre à la sphère terrestre d’être stable et de garder la tête en haut.

Il y a un peu de cette idée dans cette carte qui sépare l’Europe en deux parties quasiment égales. On ne peut certainement pas parler de symétrie, mais une impression d’équilibre se dégage nettement de cette composition colorée. Comme si chaque partie était naturellement le pendant de l’autre. D’un côté, se trouve, littéralement, l’Europe du « matin » (Rytu Europa), c’est-à-dire du Levant ou de l’Est. De l’autre côté, l’Europe du « soir » (Vakaru Europa), celle du Couchant ou du l’Ouest. La première est plus compacte, la seconde est plus éparpillée, mais l’impression générale est plutôt équilibrée. D’un point de vue longitudinal, l’Europe « matinale » s’étend grosso modo du 60e au 25e méridien est, passant ensuite le relais à l’Europe du « soir » qui s’étend, quant à elle, jusqu’au 10° méridien ouest (si l’on exclue l’Islande). D’un point de vue latitudinal, l’ensemble est entièrement contenu entre le 70e parallèle et le 45e parallèle nord, ou juste en deçà.

Si l’on change maintenant d’échelle et que l’on regarde plus précisément le contenu de chacune de ces deux parties, notre première impression laisse place à une certaine perplexité. L’ouest de l’Europe est en effet composé d’une quarantaine de pays, réunissant, à peu de choses près, les deux Europe de la Guerre Froide, incluant, en plus, la Moldavie, les pays Baltes et – ce qui est loin d’être anodin – l’enclave russe de Kaliningrad, l’ex-Koenigsberg d’Immanuel Kant. L’Europe de l’est, quant à elle, n’est composée que de trois éléments : l’Ukraine, la Biélorussie et une partie de la Russie. C’est donc une représentation graphiquement équilibrée mais politiquement inhabituelle de l’Europe qui est proposée ici. Reste alors à décrypter le message que la carte veut faire passer.

En fait, ce message est simple, voire simpliste : l’Europe est une partie du Monde que l’on peut clairement limiter, elle est divisée en deux parties à peu près égales, et la Lituanie, qui se situe à la frontière de ces deux parties, appartient à l’Europe de l’Ouest. Cette idée s’impose à l’esprit car elle semble, en quelque sorte, « naturelle ». Elle l’est, non pas du point de vue des conditions naturelles – bien que le relief soit présent sous la forme d’une pseudo 3d et qu’il justifie certaines des limites externes de l’Europe – mais en vertu d’une évidence graphique. C’est l’équilibre qui se dégage de la carte, son harmonie, qui tend à nous faire penser que la vision de l’Europe qui nous est présentée est légitime.

Pour comprendre un peu mieux l’idée qui se cache derrière cette carte rose, orange et grise, il est nécessaire de rappeler quelques données sur la Lituanie – que l’on définira ici comme un État et une société à l’identité mal assurée – qui, depuis la proclamation de son indépendance en 1990 est à la recherche d’un renforcement de sa légitimité politique, scrutant notamment dans l’histoire et la géographie tout élément permettant d’inventer et de valider son identité nationale et territoriale. Le principal enjeu de ce projet est certainement la volonté de mise à distance du voisin russe, perçu, encore aujourd’hui, comme une menace majeure – le pays fut en grande partie occupée par la Russie tsariste durant tout le 19e siècle, puis fut intégrée à l’Union soviétique en 1944 aux côtés des deux autres États baltes : la Lettonie et l’Estonie. Ce besoin de légitimation politique et de différenciation sociétale qui anime actuellement la Lituanie passe notamment par l’adhésion à des ensembles d’échelle supérieure, principalement l’Otan et l’Union européenne en 2004. L’objectif de la carte est donc ici de montrer que la Lituanie appartient bien au monde de l’ouest. La démonstration, qui a toute la force de la simplicité, s’appuie en grande partie sur ce que les cartographes ont proposé de plus pauvre, d’un point de vue scientifique, et de plus dangereux, d’un point de vue politique, sur l’Europe ces trois derniers siècles.

Le premier argument repose sur l’invention de Vassili Tatichtchev (1686-1750), le cartographe de Pierre le Grand, qui repousse plus à l’est les limites orientales de l’Europe afin d’y intégrer une Moscovie alors en plein effort de modernisation. La manoeuvre est toute simple, elle consiste à diviser le pays-continent en deux parties égales, séparées par une frontière « naturelle » telles qu’on les concevait à l’époque : la chaîne montagneuse de l’Oural. Cette représentation de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural s’est peu à peu imposée, pour finir par paraître évidente à bon nombre de nos contemporains, et être parfois exploitée par les acteurs politiques. Le deuxième élément se base sur le « calcul » de l’Ign qui, en 1989, localise le centre de l’Europe – celle de l’Atlantique à l’Oural – à quelques 25 kilomètres au nord de Vilnius, la capitale lituanienne, elle-même décentrée à l’est du pays, près de la frontière avec la Biélorussie [1].

Le centre de l’Europe est ici rapidement converti en limite entre l’est et l’ouest. Ironie de l’histoire, l’idée de Tatichtchev finit donc pas se retourner contre lui. A l’origine destinée à inclure la Russie dans l’Europe, elle sert aujourd’hui à l’en exclure. Et, finalement, la carte de ce manuel scolaire ne fait qu’« unifier » l’Europe – sa partie ouest correspondant peu ou prou à l’Union européenne élargie à court et moyen terme – rejetant la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie à sa marge. L’argumentation n’est pas directement politique ou historique, ni même vraiment géographique, elle est esthétique. L’argument esthétique étant mis, d’une certaine manière, au service du politique.

Les limites : l’arbitraire cartographique contre l’incertitude politique.

En 1994, le Conseil de l’Europe émet la recommandation 1247 relative à son élargissement. L’article 2 du document précise que : « Ne peuvent en principe devenir membres du Conseil de l’Europe que des États dont le territoire national est situé en totalité ou en partie sur le continent européen et dont la culture est étroitement liée à la culture européenne ». Le problème est alors de savoir à quoi correspond le continent européen, ce à quoi le Conseil répond dans l’article 3, par l’incertitude tout d’abord : « Les frontières de l’Europe n’ont jusqu’à présent pas été fixées avec précision en droit international », puis par l’arbitraire : « En conséquence, le Conseil de l’Europe doit lui-même se baser, en principe, sur les limites géographiques de l’Europe généralement acceptées ». Et, finalement, le Conseil donne la liste des États qu’il reconnaît comme étant européens. Cette liste comprend les États déjà membres du Conseil à l’époque : Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Saint-Marin, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Suède, Suisse, Turquie et Royaume-Uni ; mais aussi les États dont les assemblées législatives bénéficient du statut d’invité spécial : l’Albanie, la Bélarus, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Lettonie, l’Ex-République yougoslave de Macédoine, la Moldova, la Russie et l’Ukraine ; également le Monténégro et la Serbie ; la principauté d’Andorre ; et, « en raison de leurs liens culturels avec l’Europe » : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie (« à condition qu’ils indiquent clairement leur volonté d’être considérés comme faisant partie de l’Europe ») ; soit, en tout, 47 pays.

En juin 2003, la Convention européenne publiait quant à elle un Projet de traité établissant une constitution pour l’Europe, dont l’article 1.2. reprend la même définition des pays européens que précédemment, à la fois fondée sur les valeurs et sur le fait d’être situé en Europe : « L’Union est ouverte à tous les États européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun ». A la différence du Conseil, la convention s’en tient là et ne propose pas de limites à l’Europe ni de liste des pays qui seraient susceptibles de devenir membres de l’Union européenne. L’option de l’incertitude plutôt que de l’arbitraire a l’avantage de ménager les susceptibilités – y-compris celle de Valéry Giscard-d’Estaing qui semble peu favorable à l’adhésion de la Turquie – et de laisser la place au débat politique, ce dont s’accommode plutôt mal la cartographie tel qu’elle s’est développée depuis plus d’un siècle et qui correspond à un Monde maillé de limites précises.

Les choix opérés par les auteurs de notre carte scolaire sont clairement du côté du Conseil de l’Europe plutôt que de la Convention, c’est-à-dire du côté de l’arbitraire plutôt que de l’incertitude. Chacune des limites orientales qui sont ici proposées pour définir l’Europe sont critiquables. A commencer par celle qui traverse la Russie du nord au sud. Celle-ci suit tout d’abord la ligne de crête de l’Oural avant de se décaler rapidement vers l’ouest pour longer le 60° méridien est, puis le fleuve Ural – intégrant ainsi une partie du Kazakhstan – rejoignant finalement la mer Caspienne, dont la répartition des eaux territoriales est elle-même très controversée. Le choix de Tatichtchev fondée sur la nature (l’Oural) est donc abandonné pour une solution dont la rectitude la ferait paraître plus rationnelle – ce qui ne l’empêche pourtant pas d’être totalement arbitraire. En poursuivant vers le sud-ouest, la limite de l’Europe continue de suivre celle de la Russie, qui correspond alors à la ligne de crête de la chaîne du Caucase. L’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan sont donc exclus d’emblée, et n’appartiennent même pas à l’Europe de l’Est. Pas plus d’ailleurs qu’une grande partie de la Turquie, où le détroit du Bosphore continue de symboliser le passage de l’occident à l’orient. La partie de la Turquie qui se situe à l’ouest du détroit est donc en Europe de l’Ouest, le reste du pays est tout simplement « ailleurs » [2]. Tous ces choix critiquables, et ils le sont d’autant plus qu’il existe des moyens graphiques permettant de représenter des limites territoriales floues. Il est donc dommage que la carte proposée aux jeunes élèves lituaniens aie pris le parti de l’arbitraire, plutôt que celui de l’incertitude et de l’ouverture intellectuelle.

Le sentiment que laissent finalement cette carte et ce commentaire n’est pas très favorable à la cartographie. Ce que l’on retient, c’est que la carte est un outil extraordinairement puissant qui peut se révéler intellectuellement dangereux lorsqu’il est utilisé à mauvais escient. A plus forte raison lorsque c’est dans un manuel scolaire et qu’il est permis d’imaginer que la vision de l’Europe qu’auront demain les actuels élèves lituaniens de huitièmes sera influencée par ce document simple et anodin. Il est alors paradoxal de penser que c’est l’« Europe » qui a inventé la notion de continent et qu’elle a elle-même tant de mal à s’en accommoder.

Pour se rendre au centre de l’Europe.

Localisation : 25°19′ longitude nord, 54°54′ latitude est.

Itinéraire : Sur l’autoroute de Moletai, prenez à gauche vers Bernotai en suivant les indications « Centre de l’Europe » (« Europos Centras » en lituanien). Suivez alors la route en mauvais état sur 300m et garez-vous juste après le pont. Grimpez sur la colline à votre gauche en vous dirigeant vers une croix rouge. Descendez de l’autre côté de la colline et rejoignez un chemin herbeux. Traversez un petit pont de bois et grimpez sur la colline. Voilà, vous êtes au centre de l’Europe !

Résumé

Cette carte de l’Europe est tirée d’un manuel scolaire lituanien contemporain, destiné aux élèves de huitième. Si elle ne surprend pas au premier coup d’oeil, c’est que sa simplicité, son harmonie graphique et notre propre expérience de la cartographie trahissent vraisemblablement notre sens critique. Pourtant, en y regardant de plus près, on se rend rapidement ...

Bibliographie

Notes

[1] Vilnius était un moment au centre d’un pays allant de la Baltique à la Caspienne, intégrant une partie de l’actuelle Biélorussie.

[2] On notera également que les îles grecques qui se situe loin à l’est du détroit sont elles toujours en Europe de l’Ouest.

Auteurs

Olivier Vilaça

Géographe, il travaille dans une entreprise mondialisée et enseigne à l’Institut des Sciences Politiques de Paris. Il prépare une thèse sur la mondialité des entreprises et le sida comme enjeu pour la société mondiale. Il participe à la Rédaction d’EspacesTemps.net.

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