Céline Rozenblat et Patricia Cicille nous proposent une mise à jour de la Banane bleue. Quatorze ans après celle de Roger Brunet, voici une nouvelle étude statistique et cartographique sur le sujet des villes européennes (télécharger l’ouvrage), ou plus exactement sur celui de la répartition d’une quinzaine de fonctions dans 180 agglomérations européennes de plus de 200 000 habitants.
Un certain nombre de commentaires peuvent être faits à propos de ce travail. Je renverrais donc le lecteur à la recension de l’ouvrage publiée dans le numéro 58 de Pouvoirs locaux (septembre 2003), afin que celui-ci se familiarise avec la méthode retenue par les auteurs, et puisse en particulier en estimer les qualités mais aussi les limites. En outre, les choix cartographiques opérés dans les deux études divergent sensiblement, ce qui n’en facilite pas la comparaison directe. Au-delà, ces choix ne sont pas sans liens avec « l’image cartographique » recherchée, sans doute avec la légitime ambition de produire ce que Brunet appelle une « carte à voir », et même à bien voir, mais sans réduire pour autant la place laissée à l’interprétation. Cela dit, si l’on prend pour argent comptant la carte du classement des villes (carte 16, p. 53) selon le nombre points accumulés au regard des 15 indicateurs retenus, deux ou trois choses méritent d’être dites.
La première, et sans doute la plus importante, car elle conditionne les suivantes, est que la « dorsale européenne », la fameuse Banane, qui apparaissait assez nettement sur la carte de 1989, est moins évidente sur celle de 2003. Même si, redisons-le, il faut se méfier des illusions d’optique, ce qui apparaît sur cette nouvelle carte, c’est plutôt un semis hiérarchisé de villes, rappelant le schéma christallerien. Dit autrement, ce constat exprime l’idée d’une mise en réseau des villes, par opposition à une vision en zones cohérentes, excluant par définition les cas particuliers qui ne cadrent pas bien avec les principes de cohérence retenus. Ainsi, le rejet de Paris hors de la dorsale, qui avait fait grincer des dents certains politiques, auteurs de la Banane pour sauver l’honneur, n’apparaît pas si clair sur la nouvelle carte. Plus encore, ce que l’on voit, c’est plutôt que le couple Paris-Londres, les deux « villes mondiales » européennes à la tête du classement, est au cœur de l’Europe, un centre autour duquel s’organisent des régions dominées par des métropoles plus ou moins importantes, une importance qui s’explique de plusieurs façons.
C’est justement cette importance variable qui appelle mon second commentaire. Deux logiques semblent se conjuguer pour en proposer une explication. Il y a sans doute d’une part le style du système urbain régional, plus ou moins hiérarchisé, et d’autre part la place tenue par ces régions sur la scène mondiale. Les auteurs insistent beaucoup sur l’idée de rayonnement, sans toutefois la définir clairement, mais l’on pourrait reprendre le terme pour justement l’associer à cette seconde logique. En pratique, on retrouve donc la domination de Madrid et de Milan sur leur environnement, national pour l’un et régional pour l’autre, domination à laquelle s’ajoute leur rôle international, politique, culturel, et économique. Le cas d’Amsterdam correspond quant à lui à une combinaison légèrement différente, car elle s’inscrit dans le réseau urbain rhénan, polycentrique et peu hiérarchisé, et sa position dans le classement tient beaucoup à son rayonnement mondial, en particulier sur le plan culturel. Ensuite, dans la classe suivante (classe 3), viennent les autres métropoles régionales secondaires et périphériques de l’Union européenne (avant élargissement), de Stockholm à Lisbonne en passant par Berlin, Vienne, Munich, Rome et Barcelone. Enfin, les métropoles en jaunes de la quatrième classe sont des villes importantes, mais dont la position moyenne dans le classement s’explique soit par une plus faible envergure à l’échelle mondiale ou européenne (Helsinki, Oslo, Dublin, Athènes), soit par la participation à un réseau de villes complémentaires, comme c’est le cas dans l’Europe rhénane au sens large, de Hambourg à Genève. Reste des villes comme Lyon, Marseille, Toulouse ou Florence, occupant une position hiérarchique intermédiaire dans leurs hiérarchies urbaines nationales respectives. Symétriquement, le semis des petites villes représentées par les petits pois de la carte renvoie à des logiques de hiérarchie urbaine pour l’essentiel (les petites villes sont moins bien dotées que les grandes), et ponctuellement à des déficits qualitatifs aux raisons variables, qu’il s’agisse par exemple des vieilles agglomérations industrielles anglaises ou des villes du Mezzogiorno (mais il convient d’être prudent quant à la validité de ces hypothèses explicatives).
Pour conclure sur l’apport global de cette carte, disons que le modèle d’interprétation du semis urbain européen, s’il conserve certains traits déjà identifiés par Brunet, peut difficilement s’y résumer, surtout si ces traits s’appuient fortement sur un découpage zonal ou sur une logique centre-périphérie unique, juxtaposant diagonales bleues et bananes du vide. La carte de Céline Rozenblat et Patricia Cicille permet de lui donner une complexité mieux à même de saisir les logiques fines d’une géographie compliquée, introduisant en particulier une dimension réticulaire qui cadre mieux avec la dynamique de la mondialisation, certes moins bien repérée à la date de la carte précédente. Reste cependant une inconnue de taille : quelle chose curieuse remplacera cette fois-ci la Banane, à la couleur de laquelle nous avions fini par nous habituer ?
Céline Rozenblat, Patrica Cicille, Les villes européennes. Analyse comparative, La documentation française, 2003. 94 pages. 19 euros.