Les acteurs de la planification urbaine intègrent des stratégies paysagères visant à répondre théoriquement aux besoins des populations pour un meilleur cadre de vie. Cependant, entre échelles d’action et typologie des instruments mobilisés, de la métropole jusqu’à la commune, ces documents d’urbanisme prennent-ils en compte les représentations des populations et leurs modes de vie ? Autrement dit, entre logique des normes en top-down, et résurgence des usages en bottom up, comment la régulation entre normes et représentations s’élabore-t-elle ? Pour traiter de ces questions, nous avons pris comme hypothèse qu’en l’absence d’une participation effective, l’élaboration des politiques paysagères dans les documents d’urbanisme est confrontée aux incompatibilités fonctionnelles entre les normes de l’action publique et les représentations paysagères des habitants. En somme, ce qui se décrète à l’échelle métropolitaine n’est pas adapté à une mise en œuvre effective au niveau du cadre de vie quotidien des individus. Nous avons abordé ces questions sur le périurbain bordelais par l’étude du schéma directeur métropolitain de Bordeaux [1]. Dans cette proposition, le périurbain est défini comme un ensemble hétérogène de situations communales particulières ; où mobilités, ressources naturelles et situations politiques locales constituent un ensemble de configurations politico-territoriales démultipliées, pour reprendre Martin Vanier (2005) ou les dernières illustrations de Rodolphe Dodier et al. (2012). Par cette hypothèse, le paysage est considéré comme un facteur identitaire prépondérant de ces configurations et questionne l’unicité du périurbain dans ses usages. Autrement dit, il existe une multitude de périurbains dans lesquels les typologies paysagères imprègnent directement les populations par les usages, les modes de vie, les proximités avec les aménités choisies entres autres (Gueymard, 2006) et une certaine idée de nature. Nous proposons tout d’abord une analyse du cadre de l’action publique en matière de planification pour ensuite illustrer les représentations qui animent les habitants rencontrés.
Planification territoriale et recomposition des périphéries : entre normes et régulation de proximité ?
Le transfert de la conception des documents d’urbanisme dans les années 1980 a conduit au développement de stratégies managériales et communicationnelles pour favoriser les démarches de régulation entre les intérêts sectoriels et privés et les attentes collectives des populations (Faure 1994, Gaudin 1993). Ce positionnement se retrouve dans la démarche de planification avec la reconduction du système notabiliaire qui perdure sur des territoires encore marqués par la ruralité et des enjeux fonciers endogènes. Une forte inertie reste présente en raison de la structure de la propriété foncière (Guéringer, 2012). Ces typologies territoriales tendent également à profiler l’élu entre une tendance au protectionnisme malthusien [2], ou bien à l’entreprenariat local fortement stimulé par le régime concurrentiel du développement local qui a redéfini la notion de gouvernance (Leloup, Moyart et al., 2005).
Cette multiplicité de comportements face aux démarches de planification se retrouve concentrée à l’échelle métropolitaine dans le cadre de formulation des schémas de cohérence territoriale (SCOT). Entre défense des intérêts communaux et vision prospective métropolitaine, les élus en charge des politiques paysagères sont confrontés aux revendications locales et aux contraintes des échelles d’action. Si le centre métropolitain bordelais est gouverné par la Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB) présentant une cohérence d’action du fait de sa structuration et de ses compétences, les communes périphériques ne disposent pas des mêmes atouts, alors que les enjeux d’évolution des paysages y sont tout aussi importants compte tenu des fortes mutations à l’œuvre.
De la norme aux arrangements locaux.
La tradition française de la verticalité des normes.
Initiée depuis les années 1970, la planification stratégique de l’aire métropolitaine de Bordeaux a connu deux générations de documents et s’apprête à donner naissance à sa troisième génération. L’évaluation des politiques paysagères menée sur le schéma directeur de 2001 (Labat, 2011) montre une très nette évolution de l’engagement de l’action publique. Si les exigences réglementaires ont été maintes fois renouvelées et renforcées au niveau national, les acteurs tentent de s’adapter également à l’évolution des attentes des populations et des desseins de la ville (Pinson, 2009), du moins en apparence. Les modes de vie s’apprécient non plus sur la seule fonctionnalité des espaces, mais sur un équilibre plus subtil entre qualité de vie et enjeux économiques de gestion urbaine.
Ainsi, d’une politique des espaces verts dans le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de 1980, les acteurs ont engagé une politique de grands paysages dans le schéma directeur de 2001 [3], avec des répercussions potentielles importantes. L’économie viticole y est, par exemple, survalorisée par rapport à la sylviculture.
Cependant, si le document de 2001 présente environ un tiers de ses orientations définies sur le paysage, nombre d’entre elles ne peuvent avoir l’effet attendu. En effet, n’étant pas assez définie, ou non spatialisée, une partie de ces orientations ne trouve pas de terrain d’application à l’échelle communale. Leur caractère peu opérationnel et parfois inadapté aux réalités locales ne facilite pas leur mise en œuvre, et de nombreuses ruptures apparaissent entre les échelles métropolitaines et communales. Or, l’essentiel des orientations paysagères concerne spécifiquement les communes périphériques du SCOT. Ainsi, dans ce dispositif en poupée gigogne, la CUB reste peu concernée par les prérogatives du volet paysager du schéma directeur de 2001. Son action est pourtant centrale par l’activation de son plan local d’urbanisme et d’une stratégie de restructuration de ses espaces interurbains (Godier et Tapie, 2009).
La CUB dispose de moyens conséquents que les communes périurbaines n’ont pas. Il ressort de cette situation une forte hétérogénéité de l’effort consacré à la planification communale entre le territoire de la CUB et les communes périphériques (Fig. 1). Alors que ces dernières ont connu des mutations radicales, elles présentent une certaine difficulté à s’engager dans des démarches de projet de planification adaptées aux enjeux de ces mutations. Cette situation s’explique par des stratégies individuelles, dans lesquelles les réponses apportées aux problèmes dépendent des structures socio-économiques et politiques qui les fondent.
Les stratégies des communes périphériques : tendre vers une gouvernance horizontale de la planification.
La planification territoriale sur les espaces périurbains constitue un terrain conflictuel pour les responsables communaux. Alors que les « autochtones » de la commune recherchent la rente de leur foncier patrimonial (Lecat, 2004, 2008), les « exogènes » revendiquent le maintien sous protection des paysages qu’ils sont venus volontairement investir (Urbain 2002, Gueymard 2006). Au-delà de ces dualités, ces franges entre ruralité et urbanité sont les territoires de mélanges des valeurs paysagères accordées par les habitants aux espaces désirés. La diversité de leurs fonctions, les modifications des modes de vie et la multiplicité des parcours résidentiels sont des paramètres qui renouvellent ces valeurs. Mais leur analyse permet de distinguer, au-delà de la notion paysagère, un ensemble plus vaste de perceptions et de représentations sociales (Droz, Miéville-Ott et al., 2009).
Les évolutions sociodémographiques introduisent une nouvelle complexité, liée aux différentes typologies d’ancrage des populations périurbaines. Les élus communaux tentent de proposer des stratégies combinatoires cherchant à concilier des attentes pourtant contradictoires. L’élaboration des plans locaux communaux devient alors un moment propice à l’observation de ces revendications.
Nous avons donc investi trois communes-tests pour leur représentativité en matière de gouvernance et de structuration de l’action publique planificatrice (Fig. 1) :
– Saint-Médard en Jalles [4], commune dite de « centralité secondaire » et obéissant aux règles de l’intercommunalité hyper structurée de la CUB, fortement industrialisée et historiquement dédiée à l’industrie militaire, la transformant ainsi en pôle d’emploi significatif, et à la population en forte croissance et en renouvellement ;
– Léognan, insérée dans une intercommunalité dite « défensive » sans attractivité fonctionnelle précise. Elle dispose de paysages recherchés et à la valeur patrimoniale connotée en limite extérieure de la CUB conduisant ainsi à partager la ressource foncière entre industrie viticole et développement urbain (terroir viticole réputé de l’appellation Pessac-Léognan) ;
– Pompignac, inscrite dans une intercommunalité de raison pour optimiser ses moyens et dans un processus de mutation sociodémographique et de renversement de sa représentativité électorale au profit d’habitants exogènes. Elle s’est sensiblement moins développée, malgré sa forte proximité avec le centre de Bordeaux. L’agriculture, bien qu’en déclin, y est encore présente. Son foncier constitue aujourd’hui un sujet de conflit du fait de l’absence d’une économie rurale suffisamment viable.
Ces territoires constituent des espaces sociaux complexes et polymorphes tels que décrits par Guy Di Méo et Pascal Buléon (2007).
Des périphéries en recomposition.
L’aire métropolitaine de Bordeaux est connue avec sa rivale toulousaine pour faire partie des métropoles les plus étalées et les moins denses de France. Sur Bordeaux, cet étalement reste le fruit d’un consensus politique des années 1960-1990, pendant lesquelles la couronne périurbaine n’a cessé de se développer au détriment de la centralité (Ségas, 2009). L’urbanisme de réseaux a pris la place d’un indécis politique pour laisser les mécanismes de marché et d’extension urbaine présider l’intérêt collectif (Marieu, 1998). Ces communes périurbaines ont connu de fortes évolutions sociodémographiques au même rythme que leurs espaces agricoles cédaient le pas au développement résidentiel et économique selon les configurations spatiales. De cette distribution des modèles de développement, nous retrouvons aujourd’hui des configurations sociospatiales hétérogènes mais qui ont tout de même comme point de convergence, de structurer les populations selon des schémas géographiques ou sectoriels pour reprendre les termes de la sociologie urbaine. Les communes de deuxième couronne et du secteur ouest et sud en particulier disposent de populations au gradient socioprofessionnel plus élevé que les communes-centres. Ce constat est lié au positionnement géographique de toute une filière industrielle de techniques avancées à l’origine d’emplois qualifiés. Sur le secteur Est, une poche de communes fortement résidentialisées profite de leur cadre de vie périrural et de la proximité de Bordeaux. Ainsi, sur nos trois communes d’études, les revenus restent plus élevés d’environ 22 à 27 % que le revenu médian girondin ou aquitain [5], alors même que la commune de Pompignac a vu par exemple la part de ses 60 à 75 ans augmenter de 60 % entre 1999 et 2006.
La carte en Figure 2 montre les fortes inégalités spatiales en matière de revenus. La CUB concentre ces inégalités avec de fortes disparités entre l’Est et l’Ouest de son périmètre, et qui se répercutent au-delà de ses limites dans un rayon de mobilité de 10 à 20 km du centre métropolitain.
Entre 1968 et 2006, les populations ont triplé pour les trois communes d’étude. Mais elles ont nettement été reconfigurées en se spécialisant vers un panel d’employés et de cadres supérieurs fortement représentatifs, de la sorte que l’aire urbaine étudiée s’inscrit dans les mécanismes ségrégatifs du périurbain décrits par Sylvie Charlot et al. (2009).
La part des retraités a également évolué pour constituer aujourd’hui une part dominante de la population et du revenu communal, qui a augmenté plus rapidement sur ces trois communes que sur le reste du département (fig. 3). Dans cet exemple de Pompignac, ce sont les revenus d’une population retraitée de catégories socioprofessionnelles supérieures qui expliquent cet écart.
Cette forte proportion de retraités et de cadres et professions intellectuelles supérieures fait situer ces trois communes dans les seuils hauts de revenus par habitant de l’ensemble des communes du schéma directeur de 2001 (fig. 4).
Par ailleurs, l’évolution du prix de l’immobilier et des terrains [6] constitue un paramètre ségrégatif en dehors du marché du logement social. Cette évolution entraîne une sélectivité dans la capacité résidentielle des ménages et les situe dans le système de « clubbisation », tel que décrit par Éric Charmes, pour caractériser le lien de dépendance fonctionnelle et de repli sur soi (2011).
Le marché sur la commune de Pompignac apparaît en décalage avec les tendances globales, mais cette marginalité est essentiellement due à un gel des transactions durant cette période et un contenu de la base de données de ce fait, peu fiable (fig. 5).
Ces communes deviennent des segments de marchés immobiliers parmi les plus inégalitaires sur la métropole.
Ce changement se traduit plus ou moins brutalement en fonction de la taille et des stratégies communales qui se sont succédé en matière d’attractivité résidentielle et économique. Des communes inscrites dans la CUB comme Saint-Médard en Jalles, ont participé de la politique de rénovation des centres périphériques (Ségas, 2009). La commune de Saint-Médard en Jalles a donc pu renouveler une partie de son parc et développer des services pour une population plus jeune ; la densification urbaine en centre-ville, le programme culturel et immobilier et l’investissement commercial ont reconfiguré cette ville de banlieue. L’offre résidentielle a été démultipliée, ouverte sur le logement social ou le pavillonnaire résidentiel cossu. Sa population connaît une forte dépendance au centre métropolitain. Ce qui n’est pas le cas de la commune de Pompignac, pourtant plus proche du centre de Bordeaux que Saint-Médard en Jalles. Ne disposant pas d’industrie comme à l’ouest, les communes de l’est ou de la rive droite en deuxième couronne ont en partie maintenu les paysages agricoles des années 1960-1970. L’urbanisation a agi sur un même modèle d’habitat individuel mais, ces communes étant plus petites, les formes et l’intensité du développement y sont moins concentrées.
Par contre, sur les dernières années, les modèles spatiaux des logements individuels diffèrent d’une commune à l’autre. Sur la commune de Saint-Médard en Jalles, les superficies moyennes des parcelles individuelles oscillent entre 700 et 870 m2, alors qu’il faut compter 1170 à 1965 m2 de surface sur Pompignac (fig. 6).
Il est évident que les produits immobiliers ne sont pas les mêmes. Les efforts engagés par la CUB (intégrant la commune de Saint-Médard en Jalles) pour une meilleure maîtrise du foncier et la forte évolution des prix du foncier y sont pour beaucoup. Mais pas seulement. Nous pensons que les modèles de représentation des habitants influent sur la demande en fonction de préférences paysagères et de leurs ressources financières dans une perspective d’agrément d’usage maximal ou d’optimisation flexible, tel que développé par Alain Bourdin (2009). La spécialisation de ces trois communes en constitue un exemple et peut être traduite comme une forme d’inégalité socio-spatiale plus ou moins affirmée.
Nous constatons ainsi que la planification contribue à une forme de réponse de ces attentes exprimées davantage par une typologie d’offre foncière que par une expression explicite des représentations paysagères (attentes et besoins). Par conséquent, les procédures de planification n’ayant pas investi ces représentations, nous avons voulu mieux comprendre les modes d’interprétation de l’action publique en interrogeant des habitants sur leur perception de l’évolution des paysages communaux.
Identités, représentations et choix paysagers comme cadre d’interprétation des attentes.
Nous n’avons pas souhaité proposer de classification, car ces trois communes restent très différenciées dans leur structure socio-économique. Notre propos n’est donc pas de définir une typologie. Il s’agit de montrer davantage en quoi l’évolution des paysages constitue un révélateur des impacts de l’action publique planificatrice, analysé à travers les représentations que s’en font les habitants. Ici, les paysages s’inscrivent dans des ancrages résidentiels et des stratégies individuelles ou collectives de mobilisation des instruments de planification locale. Nous proposons donc à partir des représentations d’habitants, de montrer que la planification territoriale gagnerait à mieux les appréhender pour les considérer comme un terrain de projet susceptible d’enrichir la relation entre décideurs et habitants d’un périurbain trop souvent banalisé.
Profils paysagers et représentations d’une nature résidentielle.
Au-delà des critères socio-économiques utilisés pour étudier la sociologie urbaine, nous avons préféré investir le champ des représentations paysagères pour tenter de comprendre les enjeux qui s’opèrent entre les attentes de populations périurbaines et les politiques paysagères dédiées à travers la planification. Nous nous sommes basés sur des expériences menées dans les années 2000 visant à qualifier ces représentations (Luginbühl, 2001, 2007).
À partir d’entretiens semi-directifs, basés sur une analyse des usages et des représentations des paysages, nous avons rencontré 45 habitants [7] (soit 15 par commune) et, en complément, nous avons également rencontré des responsables communaux et des représentants des associations environnementales ou de cadre de vie afin de constituer un ensemble de récits, personnels et institutionnels, pour assembler un canevas des rapports sociaux. Ces données ont été croisées avec une analyse documentaire des PLU et de la presse locale. Selon un questionnaire ouvert, nous avons recherché :
– La définition de l’ancrage territorial du répondant, afin d’apprécier la pertinence temporelle des propos et de son analyse.
– L’identification des points paysagers positifs et négatifs pour vérifier qu’il existe une adéquation entre les objets paysagers mobilisés par les PLU (problématiques) et les perceptions habitantes.
– L’identification des éléments paysagers emblématiques, qui permettent de vérifier si l’échelle macroterritoriale de l’intervention paysagère du schéma directeur de 2001 agit effectivement sur les principaux éléments paysagers perçus par les habitants des communes.
– La recherche des critères d’implantation et leur corrélation avec une argumentation paysagère pour identifier si le répondant est mobilisé par une attente paysagère sur son territoire de vie (engagement).
– L’identification des attentes en matière d’objectifs de qualité paysagère pour vérifier si le PLU y répond.
– Le niveau d’engagement ou d’implication de l’habitant dans la vie communale pour identifier les organisations, les réseaux d’acteurs et d’influence qui sont mobilisés sur le thème du paysage.
– L’attachement aux paysages de la commune.
– Les caractéristiques sociologiques de l’habitant.
Il ressort de ces entretiens plusieurs éléments de constat pour mieux comprendre les attentes de ces populations périurbaines, que nous présentons par niveau de récurrence.
Les définitions du paysage.
Élément significatif de ces entretiens, il s’agit de la manière de définir le terme de « paysage ». Régulièrement, le paysage se définit comme une relation à la nature. Celle-ci se différencie selon plusieurs approches. Il s’agit de toute dimension hors espaces bâtis et minéralisés, une nature « biologique » qui intègre le végétal dans son expression formelle et les activités agricoles y compris intensives telles que la viticulture. La nature est invoquée également pour définir le sauvage, partie la plus sombre et mystérieuse des espaces forestiers ou des zones boisées (la forêt de pin à Saint-Médard en Jalles, ou la ripisylve de la vallée de la Laurence à Pompignac). Ce qui est évoqué implicitement est du ressort de la liberté des usages, des conventions et codes laissés en lisière. Ici, la rencontre avec une faune « sauvage » correspond par définition à ce qui n’a pas été domestiqué. Les lieux qui favorisent ces rencontres sont généralement plébiscités. Paysage et nature vont souvent de pair.
Cependant, le caractère polysémique du paysage est omniprésent. L’entretien mené par cette entrée paysagère débouche sur de très nombreux sujets, reflétant une dimension holistique du terme. D’un premier abord, il s’agit de ce qui s’offre à la vue : les sentiments esthétiques perçus selon telles ou telles ambiances, une lisière forestière, une prairie fleurie ou une perspective sur les vignobles. Mais c’est là le début d’une mise en parole d’un ressenti plus profond et plus large du rapport entre le monde et soi. Car, au-delà des aspects picturaux ou esthétiques des espaces vécus, les répondants affirment par l’emploi du terme « paysage » toute une perception de la société dans laquelle ils s’insèrent.
Ainsi, le paysage est utilisé pour décrire le rapport aux espaces et expliquer les évolutions passées dans une approche comparative, mais également pour décrire les rapports sociaux au sein de la commune. Les paysages peuvent être différenciés selon les quartiers et leur population à Pompignac, selon leur accessibilité à Saint-Médard en Jalles et selon les domaines et châteaux à Léognan. Le discours habitant se structure par l’intermédiaire d’une géographie sociale et spatiale. Les éléments qui constituent les paysages sont décortiqués et interprétés pour traduire un avis entre ce qui est observé et vécu, et ses propres références (le poids des origines, des professions, des systèmes de valeurs, des préférences et des choix de vie, etc.). Cela se traduit par une vision souvent marquée des aspects positifs ou négatifs, de critiques sur les attitudes de tel propriétaire foncier, des choix architecturaux collectifs ou privés, de l’abandon de terres en friches ou d’une privatisation des espaces et des accès par exemple. Chacune de ces perceptions nourrit une vision globale du territoire de vie et forge des représentations disparates, mais dans un quotidien engagé et expérimenté. L’individu enquêté se situe lui-même dans le paysage.
Nous retrouvons à cet effet l’approche de Jean-Marc Besse qui se réfère à John B. Jackson pour le citer. Il écrit que le paysage n’est plus vu « comme séparé de notre vie de tous les jours, et en réalité nous croyons maintenant que faire partie d’un paysage, y puiser notre identité, est une condition déterminante de notre être-au-monde, au sens le plus solennel du mot » (2009, p. 33).
Ce constat d’une définition aussi englobante de ce rapport au monde laisse perplexe celui qui s’interroge sur sa traduction dans les outils d’action publique tels que les documents d’urbanisme. Sans visée idéaliste ou mécaniste, la traduction d’un ensemble de représentations aussi riches du paysage dans des documents normatifs semble une gageure à première vue et abonde notre questionnement.
Les préférences paysagères : une construction de l’affectif.
Il est constamment fait référence à un niveau inconscient des représentations paysagères. Il s’agit de toute l’étape de découverte et d’expérimentation du monde autour de soi et sur lequel s’est forgé le monde en soi. Quasiment chacun des enquêtés a évoqué son enfance comme repère ou référentiel d’analyse des paysages actuels. Il est fait appel aux formes de « l’expérience rituelle du paysage » telle que décrite par Michel Conan (1994, pp. 33-46) comme mode de construction du rapport au territoire ou par l’expérience « phénoménologique » du corps dans son espace (Besse, 2009, pp. 39-57). Les mobilités résidentielles viennent sédimenter les multiples expériences individuelles. La question de l’identité est ici bien posée en tant qu’histoire individuelle. Mais les néo-occupants rencontrés souhaitent autant s’ancrer dans un territoire en adoptant l’ensemble de ces traits, plutôt que d’y projeter leur référence. Leurs attentes en matière de qualité paysagère sont donc variables, tantôt mobilisées selon leurs acquis et leurs expériences pour retrouver les ambiances et les éléments d’une esthétique paysagère projetée, tantôt à la recherche de systèmes de valeurs qu’ils sont venus trouver ou retrouver sur ce territoire d’adoption. Les valeurs des paysages viticoles en sont un des exemples les plus concrets. Entre châteaux et parcelles de vigne mondialement réputées (telle que l’appellation Pessac-Léognan, par exemple), la perspective sur quelques rangées de vigne depuis la fenêtre de la cuisine est vécue comme un cadre de vie des plus valorisants, de l’ordre de l’exceptionnel. Ce qui est projeté dans ce cas est une nature ordonnée, une esthétique et un graphisme horticole de la rangée de vigne et du travail du vigneron, des perspectives lointaines permises par une strate végétale basse qui témoigne des saisons, contrairement à la forêt de pins. Dans cette expression des représentations, le jardin et le grand territoire ne font symboliquement qu’un.
Les autochtones réagissent avec moins de passion. L’évolution des paysages est analysée avec davantage de recul historique, en se référant aux activités passées, aux limites urbaines qui se sont déplacées. Telle maison était dans les champs, alors qu’aujourd’hui elle est ceinturée de lotissements. C’est un sentiment de nostalgie dans lequel sont mis en regrets plusieurs éléments : il s’agit tout d’abord des rapports sociaux où « tout le monde se connaissait », puis vient l’argument de la qualité des espaces et en particulier des architectures qui se succèdent avec plus ou moins de réussite ; enfin, l’éclatement des mobilités et des espaces sociaux individuels qui se sont élargis. Le repère n’est plus la commune ou son canton mais, a minima, la métropole bordelaise.
La perception de l’évolution des paysages et les réalités territoriales.
Les natifs des communes ont en nostalgie l’état agricole des paysages, évoquant les ambiances rurales, des paysages ouverts, des terres cultivées et les réseaux sociaux, plus étroits et de proximité immédiate. Le développement urbain est vécu de plusieurs manières. Il est d’une part perçu comme une fatalité qui exprime les dynamiques métropolitaines. Elles sont les causes d’une banalisation des espaces par laquelle l’identité des paysages communaux tend à disparaître et fournit un sentiment d’impuissance. Les critiques sur l’action publique planificatrice sont alors vives. La proximité avec Bordeaux est un facteur d’attractivité qui devient également une contrainte. Cette contradiction est vécue avec ambivalence. Sur Pompignac, par exemple, d’un côté les anciens agriculteurs nostalgiques d’une agriculture de production, et de l’autre côté, les plus jeunes propriétaires qui n’ont pas repris l’exploitation, en passe de profiter de l’aubaine immobilière pour capitaliser leur rente. Déjà au sein de cette population, les premiers conflits apparaissent et se discutent au sein du conseil municipal de la commune dans les années 2005-2007. D’où une version de PLU axée sur le développement résidentiel dans sa forme la plus étalée avec un rythme de développement démographique très ambitieux et incompatible avec le schéma directeur de 2001.
Alors que ce recul de l’agriculture est vécu avec douleur par les autochtones, les nouveaux résidents le perçoivent comme un facteur de mobilisation locale pour protéger les paysages contre le développement urbain. Cette mobilisation s’exprime de multiples manières sur les trois communes en fonction de leur taille et de leur composition sociodémographique. La commune de Saint-Médard en Jalles ne dispose que de quelques dents creuses encore agricoles mais essentiellement tournées vers des activités de loisir (centres équestres). Sur Léognan, les enquêtés regrettent la disparition des espaces boisés classés pour accueillir une population plutôt aisée qui fuit la fiscalité de la CUB, mais se positionne en limite des réseaux de transports collectifs vers la centralité bordelaise. Enfin, sur Pompignac, cette opposition entre valeurs des modèles de développement a conduit à un ancrage du conflit débuté en 2007 et qui tend aujourd’hui à se dissiper après la troisième révision du PLU. Les néo-pompignacais ont réfuté en bloc la version du PLU consommateur de 2007 dans le cadre d’une association de défense intitulée « Mieux vivre à Pompignac ». Il s’en est suivi un renversement de l’équipe municipale en 2008 et un changement radical des perspectives d’urbanisation. L’analyse des comptes rendus de mairie, des pièces du PLU et de son enquête publique, des publications des associations et des journaux locaux met en relief la confrontation des représentations paysagères. Nous y retrouvons des analyses similaires faites par Yvan Droz et al. qui soulignent que « la configuration du champ et la position respective de chaque acteur reflètent la domination d’une représentation paysagère, définie par une articulation particulière des valeurs. Nous l’appelons représentation hégémonique » (2009, pp. 152-163). Ici, les paysages de la commune se ferment. L’agriculture n’y est plus productrice. Seul le vignoble se maintien avec 19 exploitants viticoles sur la commune. Des prairies sont maintenues en pâture pour des chevaux d’agrément et il ne restait plus que six exploitations en 2010. La surface agricole utile a baissé de 72.5 % entre 1979 et 2010. Cette situation est vécue par les néo-pompignacais comme une urgence qu’il faut traiter par la mobilisation. Le PLU a été perçu comme l’outil de gestion des paysages (versus des valeurs et des représentations d’une campagne idéalisée), car les entretiens avec ces personnes installées depuis moins de vingt ans font état d’une valeur sentimentale, symbolique, mais aussi économique des paysages. Le choix résidentiel communal est vécu comme un investissement d’un paysage désiré mais aussi comme un investissement immobilier. La préservation de paysages communaux attractifs est une voie indirecte de capitalisation de son bien. En défendant la préservation des paysages, on défend bien plus qu’une valeur esthétique. C’est un idéal de vie qui touche des valeurs plus larges.
Contestations et attentes paysagères.
Pour confronter les problématiques paysagères mobilisées dans les plans locaux d’urbanisme aux attentes des populations, nous avons voulu connaître les problématiques paysagères perçues par les enquêtés.
Les contestations sont davantage exprimées par les néo-résidents que les natifs communaux. Ces néo-résidents portent des critiques récurrentes sur la trop faible volonté des élus de maintenir des paysages jugés comme des éléments de patrimoine. Cela est d’autant plus observé pour les paysages forestiers. Au fur et à mesure des dynamiques de développement urbain, ces lisières s’éloignent des résidences et donnent le sentiment d’une urbanité qui grignote sans compenser ces espaces.
Ainsi, des demandes plus fortes d’espaces verts en cœur de commune apparaissent auprès de tout type de résident. Ces aménagements sont souhaités à plusieurs titres : disposer d’une proximité pour les jeunes couples avec enfants à Saint-Médard en Jalles dans une optique d’équipements publics, revivifier le centre le Léognan pour limiter son éclatement résidentiel, ou bien fournir de nouveaux services de proximité et de rencontre aux populations âgées sur Pompignac.
Parmi les trois communes, seule Saint-Médard en Jalles (plus urbaine) réagit à cette demande par de multiples initiatives, dont celle intitulée « la nature au coin de ma rue » qui vise à engager des opérations de « rénovation paysagère », terme que nous employons ici pour décrire des réaménagements d’espaces verts de proximité des années 1970. Ce projet répond à une attente fortement exprimée dans les moments de concertation locale. La commune est éclatée en cinq quartiers polycentriques, donnant le sentiment aux habitants périphériques d’être moins bien traités que ceux du centre de la commune. Se faisant, ce projet tente d’apporter une amélioration du cadre de vie au plus près de cette combinaison spatiale des noyaux résidentiels. Pourtant, cette opération fait l’objet de vives critiques, l’équipe municipale étant accusée de « noyer le poisson » de dossiers plus lourds tels que la localisation du centre de déchets en débat au moment des entretiens ou les choix de scénario (du parc aux opérations immobilières) pour le domaine du Bourdieu en plein centre-ville.
Par ailleurs, le renforcement de la population la plus âgée n’est pas sans impact sur l’adaptation des services à la personne en particulier et d’accès à des fonctions aménitaires, moins ressenties par l’intensité d’usages que par le désir de proximité d’un cadre de vie valorisant. C’est le cas en particulier pour la commune de Pompignac dont les formes résidentielles ne répondent plus aux exigences du troisième âge. Le centre-ville a connu une évasion de ses services et nécessite une nouvelle réflexion. Cependant, la majorité des enquêtés persiste sur une forme résidentielle de parcelles de 1500 m2 et plus, argumentée dans une double optique, une densité végétale selon leurs critères esthétiques, mais aussi une forme de sélectivité des nouvelles populations par leur capacité d’acquisition.
Critique du politique et faible investissement citoyen.
Le sujet de la participation des populations a fait l’objet de nombreux travaux qui montrent que les procédures de participation ne favorisent pas en réalité l’investissement de tous les publics (Blondiaux et Fourniau 2011, Hamel 1999, Monédiaire 2011). Nous avons souhaité interroger les enquêtés sur leur perception des procédures de concertation des documents d’urbanisme et leur capacité à s’investir par la mobilisation sur le paysage.
La gestion des paysages est perçue principalement comme un enjeu sous la responsabilité du maire. L’évolution des paysages est jugée dans ses aspects les plus critiques comme une incapacité des élus à disposer des règles pour mieux maîtriser les dynamiques d’aménagement. Le projet de golf et de résidences de grand standing sur la commune de Léognan en est un exemple significatif. Il attise les colères par un sentiment d’inégalité et traduit une forte ambiguïté. D’une part, ce projet est localisé sur des parcelles boisées auparavant inconstructibles et allant contre toute logique de maîtrise de l’étalement urbain. D’autre part, cette exception réglementaire du foncier donne le sentiment d’une inégalité des situations face à des répondants qui se sont vu un refus d’autorisation d’urbanisation perçu comme plus cohérent vis-à-vis des normes défendues. Le poids économique du projet et ses éventuelles retombées sont alors considérés comme imparables face à une équipe municipale hésitante à conserver une cohérence d’action.
Sur Saint-Médard en Jalles, les débats des enquêtés et recoupés avec la presse locale montrent une opposition à l’équipe communale sur des registres autres que paysagers. Le projet « La nature au coin de ma rue » est perçu comme un détournement de l’attention vis-à-vis de projets plus polémiques et problématiques. Celui du centre de déchets verts pour la CUB fait opposer partisans du développement économique et contestataires périurbains de l’intercommunalité et de ses contraintes de solidarité. De la même manière, le parc du Bourdieu en amont immédiat de la zone de captage des eaux de la CUB traduit les oppositions quant aux attentes sur le centre-ville. Ici, le maire souhaite mobiliser un foncier précieux en centralité, en cohérence avec la politique du logement de la CUB : densification, diversification de l’offre, logement social, etc. Le site est classé en zone 2AUm (secteur multifonctionnel à urbaniser à long terme), renvoyant ainsi sa destination à un débat lointain. Cette opposition traduit, chez les enquêtés, un double constat : une demande forte pour de nouveaux équipements structurants qui font défaut actuellement, un projet de parc serait opportun, et un refus d’une intensification de l’urbanisation en centre-ville après une forte période de renouvellement urbain souvent contestée. Les choix architecturaux sont décriés, les hauteurs de bâtiment (R+3) trop élevées par rapport à l’identité de la commune. Malgré une politique importante de participation, les tentatives communales ne sont pas reconnues [8]. Les 50 hectares de renouvellement des espaces verts dans le cadre du projet « la nature au coin de ma rue » n’ont finalement que peu de visibilité aux yeux des personnes rencontrées malgré la pertinence du projet.
Quant à Pompignac, les critiques sont nombreuses et animées par des conflits qui font du PLU un objet de tensions et de division communale. Les modèles de développement sont confrontés, et reflètent diverses postures évoquées précédemment. Les néo-ruraux ont pris le pouvoir et mobilisent le PLU dans une perspective nouvelle de gestion des paysages. Les conflits lancés par deux associations de défense du cadre de vie ont permis de mettre au débat les enjeux de l’évolution des paysages. Bien que modérément présent dans les documents consultables, le paysage est en toile de fond et souvent traduit de manière synonyme par les termes de « patrimoine » ou « d’identité communale ». La comparaison entre les diverses versions de PLU montre une nette évolution de la manière de mobiliser le PLU pour encadrer le développement communal. La dernière version datée de 2010 est construite avec davantage de cohérence (resserrement des zones bâties) et les problématiques paysagères sont nettement mieux argumentées pour objectiver un projet moins consommateur de foncier.
Malgré les avis fournis et les critiques nombreuses sur l’investissement communal en matière de paysage, les personnes rencontrées s’impliquent très peu dans les dispositifs de débats du PLU. D’une part, l’outil est jugé trop complexe et parfois abstrait pour s’en saisir ; force est de constater que les contenus des documents d’urbanisme analysés ne facilitent pas réellement la visualisation des conséquences de leur projet. Peu d’illustrations communicantes permettent de comprendre les objectifs de qualité paysagère définis, lorsqu’ils le sont. Ces outils manquent ainsi d’une définition graphique et spatiale évidente. D’autre part, le sentiment d’une concertation sans véritable ouverture au débat est utilisé pour justifier le faible intérêt de se mobiliser. Par conséquent, même si presque tout l’échantillon déclare vouloir s’investir dans ces étapes de concertation ou de participation, chacun reconnaît la difficulté concrète de se mobiliser, surtout lorsqu’aucun bien matériel personnel n’est en jeu. L’élan participatif semble ainsi compromis et relever d’une réelle question démocratique et méthodologique. Pourtant, l’analyse des représentations paysagères fournit de nombreux renseignements quant à la compréhension de ces habitants de l’action publique locale menée par leurs élus.
Notre analyse mérite des approfondissements à la fois dans les échantillons de personnes enquêtées et dans les processus de participation dont certains restent indirects, selon des rapports sociaux informels difficilement identifiables.
Cependant, l’analyse diachronique des versions de PLU sur les trois communes permet d’identifier une amélioration significative du contenu des PLU depuis les années 2000. La structure argumentaire des documents est mieux étayée. La cohérence entre l’identification des problèmes dans le diagnostic et les propositions dans le règlement et le zonage est renforcée. Cette évolution nous semble être essentiellement due à deux éléments. D’une part, l’appareil normatif des outils de la planification urbaine (SCOT et PLU) a évolué pour favoriser la démarche de projet. Au-delà du zonage, ces outils deviennent de réels dispositifs de gestion territoriale. D’autre part, la professionnalisation des élus les conduit à optimiser les potentialités de projet dans les documents d’urbanisme par effet d’apprentissage. Présents dans les instances syndicales du SYSDAU entre autres ou disposant d’un bagage administratif adapté, ces élus maîtrisent mieux les ressorts de ces outils et les manipulent avec davantage de dextérité, comme dans l’exemple de la commune de Pompignac.
Ces communes périphériques étudiées sont entrées dans une ère d’affirmation générationnelle. Les premiers arrivants exogènes des années 1970 constituent l’essentiel des retraités qui disposent d’un regard nouveau sur leur territoire quotidien. Les revendications évoluent selon des exigences plus larges et à caractère systémique. Le paysage est dans tout et s’exprime très librement au-delà des seuls aspects esthétiques ou formels du visible. Les relations sociales sont clairement intégrées dans ce dispositif de valeurs. Avec une proportion importante de catégories socioprofessionnelles supérieures, ces communes « embourgeoisées » sont le terreau d’attentes fortes en matière de maintien du cadre de vie. À tel point que l’effet malthusien constitue le syndrome d’équipes communales nouvellement investies par des exogènes, considérant ce cadre de vie comme un capital économique et social. Le paysage est en quelque sorte une ressource territoriale immatérielle mais fortement symbolique, investie de multiples manières par les populations, et appropriée par une stratégie de protection contre toute nouvelle dynamique spatiale. Le paysage est alors mobilisé dans un objectif de préservation et devient un facteur de l’optimisation résidentielle.
Autre élément de constat, la structure socio-économique de la propriété foncière constitue un élément déterminant du potentiel de conflit à la fois dans le cadre de la concertation pendant la procédure, mais aussi lors de la de recherche d’un projet collectif. L’implication de ces propriétaires, leur degré de proximité avec les décideurs locaux et leur niveau d’individuation dans leur stratégie fiscale constituent des paramètres structurant l’action. Ainsi, les communes les plus petites ne sont pas exsangues de conflits prononcés sur le choix du modèle de développement à engager. Et c’est peut-être à cet endroit que réside une étape-clé dans la capacité des élus à fédérer un projet partagé. Entre populations endogènes, revendicatrices de valeurs en mutation ou minoritaires, et populations exogènes en quête d’ancrage géographique et social, les arbitrages sur les modes de gestion des paysages dans ces documents d’urbanisme s’effectuent selon une implication nouvelle des populations revendicatrices.
En somme, ces communes en mutation se reconstruisent une identité locale parsemée de moments de tensions avant d’atteindre un équilibre (même momentané) entre les diverses représentations. La régulation entre normes et représentations s’effectue donc selon ce processus. Mais l’action paysagère nécessite une vision collective des valeurs attribuées aux paysages, terme ici synecdotique pour évoquer le territoire. Saisir les représentations paysagères participe d’une meilleure compréhension de ce qui se joue socialement au sein d’une population. Tel un baromètre, elles fournissent des pistes d’action pour formuler des projets de territoire répondant à une vision plurielle des enjeux, et non uniquement bâtie sur une offre parfois sélective. Pour cela, et compte tenu des risques liés au contentieux juridique, il nous paraît essentiel de procéder à cet ancrage du collectif par des démarches hors temporalité conflictuelle de la distribution des droits à bâtir. Les réflexions collectives sur le devenir des paysages demandent du temps et des méthodes trop peu présentes actuellement dans les procédures de la planification stratégique. Les chartes paysagères, voire les plans de paysage, par exemple, constituent des outils de planification disposant de moins d’enjeux fonciers à court terme. Leur élaboration permet la mise en œuvre de démarches plus ouvertes vers les habitants et souvent plus pragmatiques pour agir sur le quotidien. Concepteurs et spécialistes de la participation peuvent plus aisément développer des méthodes pour recueillir ces représentations, qualifier les attentes et formuler des réponses par des orientations opérationnelles qui trouveront une traduction réglementaire dans les documents d’urbanisme. Il s’agit d’une traduction de ce que Thierry Paquot décrit dans son ouvrage « L’urbanisme, c’est notre affaire ! » (2010). Il n’est pas idéaliste que de considérer ces représentations comme un outil démocratique pour tendre vers un urbanisme de « bien commun ». Sur ces communes en forte mutation socio-démographique, la prise en compte des représentations habitantes par le paysage peut constituer un outil de cohésion et de construction d’une identité collective dans un gradient du rural à l’urbain (Banos et Sabatier, 2010). Il s’agit alors d’adapter les dispositifs de concertation dans un processus continu de construction des identités collectives locales et par l’apprentissage de cette polyphonie sociale.