L’État laisse en grande partie ses prérogatives […] entre les mains de l’initiative privée, l’architecture et la ville deviennent un bien de consommation et [une source] de profit au lieu d’être un bien d’usage et d’agrément. [1]
Il semble difficile de trouver meilleure confirmation du constat fréquemment fait dans les études urbaines d’une privatisation croissante de la production de la ville. Dans les analyses récentes, ce phénomène est mis en relation avec la réduction des dépenses publiques dans un contexte d’austérité. Mais ces mots, datant de la fin des années 1980, sont empruntés au directeur général de l’architecture espagnol pour caractériser le mode de production urbaine propre au desarrollismo, période d’intense développement économique pendant les années 1960 jusqu’au début des années 1970 [2]. Objet d’intenses critiques à la fin de la dictature de Francisco Franco (1939-1975), ce mode de développement urbain tient lieu de repoussoir pour l’urbanisme de l’Espagne démocratique.
À travers un détour géographique et historique, cet article interroge le rôle croissant attribué aux acteurs de marché dans la fabrique de la ville, généralement identifié, de manière implicite, à l’idée de privatisation. L’analyse du cas espagnol montre que cette évolution semble surtout applicable aux pays d’Europe nord-occidentale. Dans ces pays, des formes d’État-providence se sont développées à partir de la fin du 19e siècle. Suivant des temporalités différentes, celles-ci se sont progressivement étendues aux sphères du logement et de l’urbanisme. Aujourd’hui, le désengagement de l’État dans ces sphères, survenu selon des rythmes et une ampleur variables selon les États, s’est généralisé. Le retour à la démocratie, l’entrée dans l’Union européenne et la mondialisation, intervenus au cours des trente dernières années, ont conduit les observateurs à fondre la trajectoire de l’Espagne, et plus généralement des pays méditerranéens, dans celle des pays d’Europe nord-occidentale. Pourtant, dans les domaines de l’urbanisme et du logement, l’Espagne ne s’accorde pas au schéma temporel précédemment exposé.
Dans le même temps, le rôle attribué aux acteurs privés dans le domaine du logement durant le régime franquiste n’est pas sans équivalents dans l’Europe du Nord-ouest, invitant ainsi à nuancer l’ampleur des différences.
Les promoteurs privés dans l’Espagne franquiste : des « acteurs de marché » ?
Au début des années 1950, confronté à une grave crise du logement, le régime franquiste renonce à une intervention directe de l’État dans la construction immobilière et confie celle-ci à l’initiative privée. Ce choix tient tant à la limitation des ressources publiques dans un pays en voie de développement qu’à la force du consensus libéral unissant les soutiens du régime. Dès lors, la promotion privée s’affirme rapidement comme la principale pourvoyeuse de logements, au point que le desarrollismo peut être défini comme le moment de « la construction de la ville par le secteur privé » (Sambricio 2003, p. 126). La privatisation de la production de la ville en Espagne serait donc, depuis longtemps, effective. Pour autant, l’affirmation et la professionnalisation des acteurs de promotion privés se produisent dans le cadre du marché des logements protégés, c’est-à-dire des logements dont la construction est stimulée financièrement par l’État. Il faudrait donc plus justement parler, pour les années 1960-1970, de la construction de la ville par le secteur privé aidé par l’État. Ce type de politique du logement n’est alors pas unique en Europe. En France, la contribution du secteur aidé dans la solution de la crise du logement d’après-guerre a été mise en évidence (Effosse 2003), tempérant la figure de l’État logeur et constructeur, communément attachée à la période des Trente Glorieuses.
La politique du logement franquiste et la politique du logement aidé française offrent l’exemple du caractère théorique de la ligne de partage entre secteur privé et secteur public dans des économies mixtes. Dans le cadre d’un régime autoritaire comme la dictature franquiste, celle-ci apparaît encore plus difficile à établir. D’un côté, l’intérêt public peut s’identifier aux intérêts privés soutenant le régime. De l’autre, les intérêts économiques privés sont officiellement subordonnés à l’intérêt « général » dans le cadre du corporatisme d’État. Celui-ci se traduit notamment par la mise en place d’un syndicat unique, d’affiliation obligatoire, encadrant et organisant les activités économiques [3].
Dans un tel cadre économique et politique, les promoteurs immobiliers sont-ils des « acteurs de marché » ? La liaison faite aujourd’hui, et rappelée au début de cet article, entre l’affirmation du rôle des « acteurs de marché » et la privatisation de la fabrique de la ville, tend à assimiler les « acteurs de marché » à des acteurs privés dans des économies toujours plus régulées par les seules règles du marché. Ainsi définie, cette catégorie ne peut s’appliquer a priori aux promoteurs privés pendant le franquisme ou, plutôt, elle apparaît plus pertinente au milieu des années 1970 que dans les années 1950. Dépendants des financements publics, ces promoteurs privés ne se définissent-ils pas eux-mêmes, initialement, davantage comme des opérateurs de la politique du logement ? L’usage d’une catégorie faisant sens, dans le présent, sans jamais être explicitée, pose problème. Cet écueil apparaît d’autant plus aigu à l’heure d’étudier une réalité passée.
Plutôt que d’adopter une acception a minima d’une catégorie dont la validité analytique pour notre objet spécifique reste incertaine, il nous semble plus intéressant d’appréhender diachroniquement comment, des années 1950 aux années 1970, les promoteurs privés espagnols sont passés de « produits » de la politique du logement à un groupe professionnel autonome de la puissance publique, c’est-à-dire des « acteurs de marché » dans le sens qui lui est ordinairement donné aujourd’hui.
Interventionnisme et corporatisme, une opportunité pour l’étude historique des promoteurs privés.
Dans cette perspective, les relations étroites entre l’État et les promoteurs immobiliers, si elles posent des difficultés pour définir les contours de ce groupe professionnel, constituent une opportunité pour son analyse. L’étroitesse des relations entretenues avec l’État explique que les archives publiques constituent une source privilégiée pour étudier les promoteurs privés durant la période franquiste. Celles-ci pallient les lacunes caractérisant généralement la conservation des traces de l’activité des acteurs privés, et permettent de contourner les obstacles que ceux-ci pourraient eux-mêmes opposer à leur accès et exploitation.
Pour autant, la conservation des archives de la période franquiste a connu quelques vicissitudes, comme nous avons pu le constater pendant les recherches de notre thèse [4]. Les archives de l’ancien ministère du Logement (1957-1977), en particulier les dossiers relatifs aux demandes et à la concession d’aide à la construction de logements, qui apparaissent précieux pour appréhender localement le rôle des promoteurs immobiliers dans la configuration des villes espagnoles, ont été dispersées, ce qui complique leur exploitation [5].
Pour étudier l’évolution des promoteurs immobiliers privés, nous proposons ainsi de recourir à des archives publiques restées inexploitées jusqu’à présent : les archives syndicales. Dans le cadre de l’organisation corporatiste du système productif adoptée par le régime franquiste, l’économie nationale est organisée en vingt-huit branches d’activités au sein desquelles les acteurs de la promotion immobilière privée sont nécessairement représentés — en l’occurrence, la branche « Construction, verre et céramique ».
Les institutions syndicales sectorielles, qui adoptent une organisation territoriale hiérarchique, sont conçues comme le canal de dialogue entre les acteurs économiques et l’État dans un objectif de définition des politiques économiques. Les archives du syndicat de la Construction contiennent ainsi des rapports sur l’activité du secteur de la promotion immobilière, des doléances ou des memoranda d’acteurs du secteur, les actes des réunions de l’association des constructeurs-promoteurs organisées dans le cadre syndical, etc. En dépit de l’hétérogénéité constatée du point de vue de sa conservation, cette documentation se fait plus abondante à partir de la fin des années 1960, dénotant ainsi le rôle économique grandissant de la promotion immobilière privée. Ces archives constituent une source originale et inédite pour étudier les promoteurs immobiliers. Cependant, elles ne permettent d’étudier qu’un segment déterminé du groupe professionnel des promoteurs, celui des constructeurs-promoteurs.
Malgré leurs limites, ces archives, complétées par la presse, permettent d’appréhender, d’une part, l’évolution des relations des promoteurs immobiliers avec l’État, d’une situation de « dépendance » à l’autonomie, mais aussi avec la société civile, et d’autre part, les conditions de la professionnalisation et de l’affirmation de ce groupe professionnel entre les années 1950 et 1970. Pour comprendre ces évolutions, il convient enfin de « réencastrer » l’étude du marché du logement et de l’intervention des constructeurs-promoteurs sur ce marché dans les évolutions politiques, économiques et sociales du régime franquiste.
Nous verrons ainsi que la politique du logement franquiste joue un rôle déterminant dans la naissance et la consolidation des promoteurs privés professionnels, qui s’affirment comme les principaux acteurs de la production urbaine. Au milieu des années 1960, l’inflexion de la politique du logement, liée notamment à la contestation croissante du régime franquiste et de ses orientations économiques et sociales, enclenche l’émancipation des promoteurs. Ces changements favorisent, dans les dernières années de la dictature, l’approfondissement de leur professionnalisation, ainsi que l’affirmation et la diversification de leurs capacités d’influence.
Aux origines des promoteurs immobiliers espagnols, la politique du logement franquiste.
La nature du régime franquiste, une dictature centralisatrice et corporatiste, prise entre logique libérale et logique interventionniste, est déterminante pour comprendre la configuration de la politique du logement. Celle-ci repose sur la stimulation, par des financements publics, de la construction privée. Elle est à l’origine de l’essor des promoteurs immobiliers privés, qui apparaissent comme les opérateurs d’un marché du logement « spécifique », identifié au marché du logement aidé par l’État.
La politique d’aide à la pierre, un choix libéral.
L’Espagne est confrontée à une grave pénurie de logements dans les années qui suivent la Guerre Civile (1936-1939). Cependant, le choix de l’autarcie, dicté par l’isolement international du pays à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, relègue cette question au second plan en même temps qu’il condamne les dispositifs d’aide à la construction existants à l’inefficacité. La crise du logement s’aggrave donc jusqu’au début des années 1950. À la faveur de l’amélioration de la situation économique, et face aux difficultés qu’elle engendre, le régime franquiste se décide alors à l’affronter (Vaz 2006, 2009) [6]. La question se pose de savoir qui doit la résoudre. La réponse n’est pas sujette à discussion : c’est à l’initiative privée et non à l’État qu’il incombe d’en être le maître d’œuvre. Ce choix est justifié par la faiblesse des ressources budgétaires. Mais il apparaît surtout impensable d’augmenter la fiscalité. L’idéologie libérale est profondément ancrée chez les élites dirigeantes. À l’issue de la Guerre civile (1936-1939), elle n’a pas été remise en cause, mais s’est au contraire trouvée renforcée, en tant que l’un des ciments de la coalition d’intérêts, sortie victorieuse du conflit. Le rôle attribué à l’initiative privée peut aussi se comprendre du fait de la nature corporatiste du régime : dans le cadre du corporatisme, ce n’est pas seulement à l’État de résoudre les problèmes des individus, mais aux corps intermédiaires (Kuisel 1984).
Le rôle premier de l’initiative privée est donc affirmé, mais en pratique l’attachement à l’orthodoxie libérale fait l’objet de multiples entorses. Le secteur du logement en offre l’exemple. L’intervention de l’État est justifiée en raison des conditions anormales du marché dans le contexte de l’après-guerre et jusque dans les années 1950, à savoir la pénurie de financements et des matières premières, comme le ciment et le fer. Cette intervention est aussi requise pour contrebalancer les effets d’autres mesures prises par ailleurs par l’État. Le blocage des loyers, dont le principe a été instauré au début des années 1920, est en effet maintenu pour « compenser » l’effondrement du pouvoir d’achat de la population, et décourage l’investissement immobilier. Dans ces circonstances, le régime a choisi d’orienter son action vers l’incitation à la construction, d’une part à travers des aides financières directes (avances sans intérêts, prêts à taux réduits, primes) ou indirectes (exemptions fiscales), et d’autre part avec des facilités en matière d’expropriation foncière et, dans le contexte de pénurie, un approvisionnement garanti en matériel. Les logements ainsi construits relèvent du secteur du logement « protégé » (protegido) par l’État, autrement dit aidé par l’État. Au fil des années, plusieurs catégories de logements protégés voient le jour. La gamme et la proportion des aides auxquelles elles donnent droit varient suivant les objectifs qui leur sont assignés. Néanmoins, la diversité des dispositifs ne remet pas en cause l’identification de la politique du logement franquiste à une politique d’aide à la pierre. À la suite de la normalisation de la situation économique survenue à la fin des années 1950, ce système d’incitation à la construction perdure sur la base des seules aides financières.
Il en résulte un marché de l’immobilier neuf divisé en trois segments. Le secteur « officiel » inclut les logements protégés édifiés par des promoteurs officiels, au premier rang desquels on trouve l’Œuvre syndicale du foyer et de l’architecture (Obra Sindical del Hogar y Arquitectura, OSH), l’organisme de construction du parti unique. Le secteur « mixte » comprend les logements protégés construits par des promoteurs privés. Il est identifiable au « secteur aidé » dans le sens strict qui lui a été donné en France (Effosse 2003). Enfin, le secteur libre correspond aux logements édifiés par des promoteurs privés sans aucune aide de l’État. Ce classement recoupe en partie une hiérarchie du secteur le plus social au secteur libre, surtout à partir de la seconde moitié des années 1950. L’identification du secteur officiel à un secteur du logement social, du point de vue de ses bénéficiaires, s’accentue alors. Deux plans spéciaux de construction sont en effet confiés à la OSH pour répondre aux besoins des ouvriers et éradiquer les zones de bidonvilles des grandes villes industrielles (Vaz 2009). Le positionnement du secteur « mixte » ou « secteur aidé » dans cette hiérarchie est en revanche plus problématique, les destinataires des logements de ce secteur pouvant appartenir à des catégories sociales élevées.
Les stimulations financières concédées aux promoteurs montrent en tout cas l’implication de l’État dans le secteur du logement. Un chiffre permet de prendre la mesure de son influence sur le marché du logement et sa configuration : au début des années 1960, les logements protégés représentent 90 % du total des logements construits.
Les promoteurs privés, des opérateurs de la politique du logement aidé.
Cette politique d’aide à la pierre est déterminante dans la structuration et la consolidation de la promotion immobilière privée, à l’instar de ce qu’on observe en France avec la mise en place en 1950 des primes et des prêts spéciaux du Crédit foncier (Topalov 1974). Le lien apparaît en effet direct entre les dispositifs d’aide à la construction de l’État et l’essor des promoteurs immobiliers privés (Rodríguez Chumillas 2001). Compte tenu, au cours de la période, de la quasi-identification du marché du logement avec le marché du logement protégé, l’activité de ces promoteurs peut se résumer de la façon suivante : élaborer, sur un terrain déterminé, un projet de construction de logements tel que ces logements obtiennent à la fois la « protection » de l’État, soit concrètement des aides financières directes et indirectes, et, sur la base de celle-ci, des avances des futurs acquéreurs pour compléter le plan de financement de l’opération. Cette présentation schématique force à peine le trait : dans les opérations immobilières conduites dans la première partie des années 1960, le capital apporté par les promoteurs privés n’atteint pas 20 % la plupart du temps (Llordén Miñambres 2003).
L’activité des promoteurs pointe également deux autres facteurs importants à considérer à l’heure d’expliquer l’essor de la promotion privée en Espagne et certaines de ses caractéristiques : la diffusion de la propriété du logement et la question foncière. La vente des logements est l’autre paramètre qui rend, au côté des stimulations financières de l’État, l’investissement immobilier à nouveau attractif malgré le maintien du blocage des loyers. Bien que nous en rendions compte par ailleurs, dans notre thèse, cet article ne peut entrer dans le détail de cette « conversion forcée » des citadins espagnols, jusque-là majoritairement locataires, à la « propriété horizontale » (propiedad horizontal) par appartement, autrement dit la copropriété. La détention du foncier quant à elle constitue un facteur essentiel en ce qu’elle constitue la condition de l’activité de promotion. En France, à partir de 1950, la construction d’immeubles de rapport par des propriétaires fonciers décline et le capital immobilier s’autonomise de la propriété foncière (Topalov 1974). En Espagne, au contraire, on n’observe pas une telle disjonction. Le rôle de la propriété foncière constitue un élément de continuité entre, d’une part, la promotion immobilière « nouvelle », exercée de façon professionnelle, à une échelle industrielle et orientée vers la vente, et d’autre part, la promotion immobilière « traditionnelle » d’immeubles de rapport, caractérisée par les liens étroits entre propriétaire foncier, promoteur et bailleur, qui dominent jusqu’à la Guerre civile (Rodríguez Chumillas 2002). On constate en effet une imbrication forte entre certaines sociétés immobilières nouvelles et des groupes familiaux propriétaires du sol (Mas Hernández 1996).
À la suite de travaux réalisés en France (Topalov 1974), plusieurs recherches ont permis de dresser la typologie complète de la promotion privée espagnole du point de vue de l’origine des capitaux. On peut ainsi distinguer la promotion valorisant un patrimoine foncier d’origine familiale, absente en France ; celle tirant parti de capitaux techniques et professionnels ; celle investissant un capital industriel ; ou un capital bancaire et financier à partir des années 1970 (Vilagrasa 1990, Canosa Zamora 1995, Rodríguez Chumillas 2002). La manière dont les promoteurs exercent leur activité promotrice est un autre facteur permettant de caractériser les promoteurs privés, entre ceux exerçant l’activité de promotion de façon exclusive et ceux l’articulant aux fonctions de construction et/ou de commercialisation (Topalov 1974).
Seules les entreprises « constructrices-promotrices » (constructoras-promotoras), c’est-à-dire des entreprises assurant la construction du programme immobilier et le financement de l’opération construction-vente, appartiennent au syndicat de la Construction, du verre et de la céramique. En revanche, les entreprises « immobilières » (inmobiliarias), c’est-à-dire des sociétés assurant l’opération immobilière et commanditant sa réalisation à une entreprise de construction, pouvant être sa filiale ou non, ne sont pas représentées au sein de cette branche d’activité [7]. Les archives du syndicat de la Construction dont nous disposons ne permettent donc d’étudier qu’un segment déterminé du groupe professionnel des promoteurs, celui des constructeurs-promoteurs [8], qui constitue sans doute aussi le groupe le plus important (Llordén Miñambres 2003).
Un rôle d’auxiliaire de l’État peu contraignant.
Les promoteurs immobiliers privés se trouvent donc dans une forme de dépendance à l’égard des financements publics. Mais, dans le même temps, ils jouissent d’une grande marge de manœuvre dans leur utilisation. En effet, la concession des aides financières s’applique à des logements dont les normes de superficie et de qualité sont très larges. Dans ces conditions, les promoteurs ont tendance à privilégier la construction de logements de standing, plus rentables. D’une autre façon, la législation sur les logements protégés apparaît défaillante quant à la fixation des prix de vente. On observe aussi un relâchement du contrôle public sur certaines catégories de logements protégés, en particulier les logements subventionnés (viviendas subvencionadas), lancés en 1957. Or, la pénurie de logements reste aigüe au moins jusqu’au milieu des années 1960.
Le défaut de régulation publique place donc les promoteurs immobiliers dans la position d’imposer leurs conditions, en matière de prix et de qualité des logements, à la demande, en particulier celle des couches sociales moyennes et modestes. Couplé à une planification et/ou une discipline urbanistique défaillantes, il leur donne toute latitude pour conduire leurs programmes de logements au gré des opportunités foncières, sans se soucier de l’adaptation des terrains ni des équipements nécessaires aux futurs habitants, avec la bénédiction des autorités locales (Vaz 2010). L’urbanisation désordonnée et déficiente de l’Espagne, à partir des années 1950, constitue le résultat le plus tangible de cette politique du logement aidé dont les promoteurs privés sont les principaux opérateurs et bénéficiaires.
La reconfiguration du marché du logement qui s’observe à partir du milieu des années 1960 conduit néanmoins à initier la remise en cause de cette position.
Les promoteurs face à l’État et au public.
Cette évolution s’amorce avec la redéfinition du périmètre du secteur aidé et le rééquilibrage de la relation entre l’offre et la demande. Ces évolutions sont liées au contexte politique et social de la fin du franquisme et à l’intégration croissante de l’Espagne au système économique occidental. Elles se traduisent par une confrontation des promoteurs avec l’État, d’une part, et des promoteurs avec la société civile, d’autre part. Cette double confrontation renvoie les promoteurs immobiliers du côté du secteur privé, mettant fin au brouillage des catégories privé/public qui les entoure initialement et qui s’observe souvent dans l’enfance d’un secteur (Lorrain 2002). Elle incite également ceux-ci à consolider la défense de leurs intérêts à travers la constitution d’une association spécifique au sein de l’organisation syndicale.
Vers la disjonction des intérêts étatiques et des intérêts promoteurs.
Après un recul lié aux mesures du plan de stabilisation économique de 1959, la construction de logements amorce une vive reprise dès 1961, année de lancement du plan national du logement qui prévoit la construction de 3,7 millions d’unités en 15 ans. Dès 1963, les objectifs du plan sont largement dépassés et cette tendance s’accentue en 1964, année pendant laquelle 260 000 logements sont construits, bien au-delà des 160 000 prévus [9]. L’essor du secteur du logement se reflète dans le dynamisme du secteur de la construction. Pour ces deux années, ce secteur se situe au 1er rang pour la contribution au revenu industriel, au 3e rang en terme de croissance. Au cours de la période 1962-1964, il absorbe en moyenne 18,66 % de l’investissement national, avec 20,94 % pour la seule année 1964 — une part bien supérieure aux 13-14 % fixés pour le secteur par le plan de développement économique 1964-1967. L’essor de la construction, et en particulier du secteur du logement, inquiète. Absorbant des investissements au détriment des autres secteurs de l’économie et exerçant une pression source d’inflation sur les facteurs de production (matières premières, main d’œuvre, foncier), cet essor menace l’équilibre de l’économie espagnole. En outre, il apparaît que les promoteurs immobiliers privés s’orientent de plus en plus vers la construction de catégories de logements protégés les plus rentables pour eux, au détriment d’autres catégories conçues par l’État comme « plus sociales ».
Cette surchauffe du secteur immobilier et les fondements de la politique du logement franquiste sont en outre pointés du doigt par les instances internationales. Après des années d’isolement, les années 1950 sont en effet marquées par la normalisation diplomatique du régime franquiste. En 1962, dans son rapport sur la situation du pays, la banque mondiale recommande l’abandon d’une politique de stimulation de la construction indiscriminée et l’adoption d’une politique plus sélective orientée vers les besoins d’une population à revenus modestes. Dans cette perspective, elle juge qu’une intervention directe de l’État serait la plus efficace (BIRD 1962). En 1963, l’OCDE alerte sur la place acquise par la construction de logements dans l’économie et insiste sur la nécessité de « modifier au plus vite le système actuel qui permet le financement, sur des ressources budgétaires, non seulement de logements bon marché, mais aussi de logements de luxe » (OCDE 1964, p. 43).
En réponse à la situation économique et à ces critiques, le ministère du Logement (1957-1977) prend une série de mesures en 1964-1965 pour contenir la construction de logements et réorienter la politique publique : suspension provisoire de certains dispositifs de logements protégés, puis mise en place de quotas annuels pour l’ensemble du secteur protégé, instauration de critères « sociaux » de sélection des demandes (préférence accordée aux logements locatifs, aux superficies moyennes, etc.), obligation d’occupation des logements protégés au titre de la résidence principale, etc. [10]
Ces dispositions suscitent une levée de boucliers de la part des constructeurs-promoteurs. Leur mécontentement culmine lors de l’organisation d’une assemblée générale des « constructeurs de logements bénéficiant du régime de protection officielle » [11], le 19 juillet 1965. Il s’agit de la première action unitaire et catégorielle des entreprises de promotion au sein du syndicat de la Construction. Cette réunion rend visible le poids que ces entreprises ont acquis au sein de cet organisme et, plus largement, en tant qu’acteur économique.
Cette action constitue une étape fondatrice de leur affirmation comme groupe professionnel. Elle donne en effet lieu à une première délimitation du groupe et de son activité. Les constructeurs-promoteurs tendent à se définir comme des opérateurs de la politique du logement et, à ce titre, comme des auxiliaires de l’État — comme le suggère la dénomination des participants à l’assemblée générale. Pour réclamer la reconsidération des dispositions ministérielles, les constructeurs-promoteurs mettent en avant leur « rôle social » et les méfaits de l’absence de continuité dans la politique officielle de traitement du problème du logement [12]. Autrement dit, ils ont recours à une rhétorique de l’utilité publique. On peut considérer qu’il ne s’agit là que d’un habillage et qu’il s’agit surtout pour les constructeurs-promoteurs de défendre par ce biais leurs intérêts économiques. Les aides financières publiques sont, on l’a vu, essentielles pour leur activité de promotion immobilière. Si cette dernière interprétation est valide, sans doute ne faut-il pas exclure, au motif qu’elle émane d’acteurs privés, la possibilité que cette rhétorique soit le produit de véritables convictions (Le Galès 1995). Dans un cadre économique corporatiste, cet argumentaire a tout son sens. Il témoigne en outre du brouillage des catégories du public et du privé dans la politique du logement protégé.
De ce point de vue, les dispositions prises en 1964-1965 ont pour effet d’amorcer une clarification. Elles marquent le point de départ d’une dissociation des intérêts de l’État avec ceux des intérêts des constructeurs-promoteurs qui coïncidaient jusque-là dans le cadre d’une politique quantitative du logement. Leur effet direct est d’inaugurer l’« émancipation forcée » (Pollard 2009, p. 92) [13] des promoteurs immobiliers espagnols vis-à-vis des dispositifs officiels d’aide à la construction. L’élargissement du secteur libre du logement, jusque-là très minoritaire, en constitue le résultat le plus tangible. Entre 1961 et 1968, sa part dans le total de logements augmente de 10 % à 46,2 %, au détriment du secteur protégé d’initiative privée qui passe de 61,9 % à 44,9 %, et du secteur de promotion officielle qui s’effondre de 28,1 % à 8,9 %.
Ces chiffres bruts ne permettent pas de déterminer quels types de promoteurs sont à l’origine de l’élargissement du secteur libre, mais il fait peu de doute qu’il résulte, pour une plus ou moins grande partie, d’une réorientation de l’activité des promoteurs de logements protégés. Les lignes de cette réorientation apparaissent d’ailleurs tracées dès 1965. La possibilité, pour les sociétés constituées avec l’objectif exclusif de construire des logements protégés de pouvoir modifier leurs statuts sans surcoût fiscal, figurait en effet parmi les demandes transmises aux autorités à l’issue de la première assemblée générale [14].
La réorientation de la politique du logement au milieu des années 1960 conduit donc les constructeurs-promoteurs à réévaluer et redéfinir leurs relations avec l’État dans le sens d’une plus grande autonomie à l’égard des aides financières au logement. La question urbaine, à travers laquelle tant leur action que celle des pouvoirs publics dans les domaines du logement et de l’urbanisme sont mises en cause, constitue un autre facteur de distanciation entre ces deux acteurs de la politique du logement.
La question urbaine à la fin du franquisme : la société civile contre les promoteurs.
Avec l’expression « question urbaine », telle qu’elle a été explicitée en d’autres temps et pour d’autres lieux (Bourillon 1999), on entend décrire ici — et dans le cadre plus général de nos recherches [15] — la situation qui est celle de l’Espagne à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Cette expression renvoie d’une part à une situation de crise urbaine liée à l’accumulation et à l’aggravation des dysfonctionnements urbains, et d’autre part à la constitution des problèmes urbains en un objet de préoccupation publique. Spéculation foncière et immobilière, déficit de logements sociaux, dégradation de l’environnement urbain et paysager et manque d’infrastructures de transport et d’équipements sont les principaux maux qui accompagnent l’urbanisation accélérée du pays, initiée à partir des années 1950. Autrement dit, à la fin des années 1960, la crise du logement n’est pas résolue, mais s’est muée en une crise urbaine plus globale par la focalisation sur l’aspect quantitatif du problème du logement.
Au premier rang des préoccupations des Espagnols, le logement [16] (Sevillano Calero 2000) et les problèmes urbains suscitent un mécontentement croissant, qui trouve désormais à s’exprimer malgré le maintien d’un régime autoritaire. D’un côté, les changements générationnels ainsi que les transformations sociales et économiques initiées depuis la fin des années 1950 expliquent que la société, dont les aspirations économiques et sociales se sont élevées, soit de plus en plus ouverte au discours critique. De l’autre côté, la quête d’honorabilité du régime conduit celui-ci à opérer, au milieu des années 1960, une relative libéralisation. Celle-ci se concrétise à travers la loi sur les associations de décembre 1964 et celle sur la presse et l’édition de 1966 (Chuliá 2001). Ces deux lois offrent les conditions d’existence et d’élargissement d’un « espace public », de droit et de fait.
Le mécontentement populaire se polarise notamment sur les professionnels de l’immobilier. L’image négative du secteur est alimentée par la multiplication, à la fin des années 1960, d’événements dramatiques et de scandales. Les événements de Los Angeles de San Rafael en constituent l’exemple le plus terrible. Le 15 juin 1969, 58 personnes meurent et 150 autres sont blessées dans l’effondrement du restaurant d’un ensemble résidentiel de cette localité proche de Ségovie, construit par le promoteur Gregorio Jesús Gil y Gil. Les plans du restaurant, extension d’un bâtiment existant, ont été, semble-t-il, dessinés par Gil lui-même, contrairement aux règles de l’art exigeant l’intervention d’un architecte et d’un architecte auxiliaire (aparejador). Condamné à cinq ans de prison pour « imprudence téméraire ayant entraîné la mort », Gil n’y passe qu’un an et demi, de façon intermittente et dans des conditions privilégiées. Il est même gracié par Franco en 1971 [17].
Une telle affaire, et des dizaines d’autres d’une gravité moindre, mettent en cause les promoteurs. Elles donnent aussi matière à une critique du laisser-faire des pouvoirs publics, sinon de leur complicité objective, au processus de marchandisation de la ville, qui se fait au détriment de la qualité de celle-ci et de la sécurité des individus. Le corollaire de cette critique est la réclamation d’une régulation et d’une intervention publiques accrues dans le domaine du logement et de l’urbanisme. Cette exigence est portée, à partir de la fin des années 1960, par les asociaciones de vecinos (littéralement « voisins et/ou citoyens »), dont la constitution est rendue possible par la loi de 1964 élargissant le type d’associations non politiques licites. Ces associations regroupent des habitants des ensembles résidentiels périphériques et déficitaires nouvellement construits par des promoteurs publics ou privés, mais aussi des habitants de quartiers centraux dégradés et/ou abandonnés à la spéculation immobilière. Elles se constituent pour résoudre les problèmes spécifiques rencontrés dans le cadre de leur quartier, d’où le choix fait ici de retenir l’appellation « associations de quartier », comme l’absence d’éclairage publique, d’espaces verts, le manque d’écoles, d’équipements sanitaires et culturels, etc. Dans les années 1970, elles se multiplient et deviennent surtout le cadre d’expression d’une critique urbaine populaire et globale, réclamant une réponse des autorités aux besoins collectifs et à la demande de participation des habitants aux décisions les concernant. Ce mouvement social urbain acquiert par là une dimension politique de contestation de la dictature franquiste. Les animateurs des associations de quartier s’identifient d’ailleurs souvent avec les opposants au régime, en particulier les militants communistes.
Dans ce contexte, les autorités, notamment les autorités municipales, directement confrontées aux problèmes de gestion urbaine et aux revendications des associations de quartier, sont amenées à adopter des positions moins conciliantes à l’égard des promoteurs immobiliers. Ceci se traduit par exemple par la décision de subordonner la concession des permis de construire à certaines conditions comme la participation au financement d’équipements scolaires et la réalisation préalable de travaux d’infrastructure (Vaz 2010). Cette tendance, très variable, des autorités locales et nationales à se rapprocher de la défense du public, sous la pression d’une société plus contestataire, les conduit à une forme de désolidarisation vis-à-vis des promoteurs.
Cette double confrontation, à l’État et à la société civile, alimente le besoin d’un renforcement du groupe professionnel qui se concrétise par la naissance d’une association professionnelle des constructeurs-promoteurs au sein du syndicat de la Construction.
La création de la Agrupación nacional sindical de constructores promotores de edificios urbanos (ACPE) [18].
Bien qu’elle n’ait pas été retenue dans les accords finaux adoptés par les constructeurs-promoteurs lors de leur assemblée de juillet 1965, la création d’un « groupe représentatif de constructeurs promoteurs » avait été évoquée à cette occasion, corroborant ainsi le lien entre l’affirmation de l’intérêt et l’affirmation du groupe (Offerlé 1998). L’ ACPE ne voit pourtant le jour que trois ans plus tard, en décembre 1968, lors d’une assemblée réunissant les constructeurs-promoteurs [19]. Un groupe de constructeurs-promoteurs semble toutefois exister au sein du syndicat de la construction avant cette création officielle [20]. La nécessité d’une telle association apparaît d’autant plus flagrante que les désaccords avec les orientations officielles perdurent, voire se multiplient. En outre, on l’a vu, les constructeurs-promoteurs pâtissent d’une image très dégradée dans l’opinion publique [21].
La création d’une association de constructeurs-promoteurs au sein du syndicat de la Construction, du verre et de la céramique répond au souci d’une meilleure défense de leurs intérêts propres. Certes, lorsqu’en 1965, ils contestent les décisions prises par le gouvernement, le président du syndicat n’avait pas ménagé les efforts en leur faveur, en les appuyant et les accompagnant dans leurs démarches auprès des autorités. Néanmoins, le syndicat de la Construction, du verre et de la céramique regroupe des professionnels très divers — de la petite à la très grande entreprise, des industries auxiliaires aux entreprises de construction et de promotion — dont les intérêts peuvent être divergents.
Sur la base de ce constat, les plus grandes entreprises nationales de travaux publics et de construction immobilière ont d’ailleurs constitué, dès 1957, le Subgrupo de empresas de obras públicas de ámbito nacional (SEOPAN) (Fernández Asperilla 1993). Avec ce groupement propre, formellement rattaché au syndicat de la construction mais doté d’une grande autonomie, il s’agit d’éviter que leurs intérêts ne soient dilués avec ceux des autres acteurs de la construction et de se doter d’un support permettant un dialogue permanent avec les autorités compétentes et plus direct, c’est-à-dire non médiatisé par l’institution syndicale.
La création de l’ACPE poursuit les mêmes objectifs ainsi que le confirment ses statuts [22]. L’existence de ce type d’associations patronales au sein des branches syndicales n’est pas propre au secteur de la construction, il en existe beaucoup d’autres, associant les armateurs ou les producteurs d’électricité, par exemple (Torres Villanueva 2003). Toutes ces associations bénéficient de la même tolérance des autorités. Officiellement, le syndicat unique devait permettre, par la réunion des ouvriers et des patrons, la conciliation des intérêts de classe. Dans les faits, alors que les ouvriers perdent toute représentation autonome, les intérêts patronaux parviennent à maintenir leurs associations et à conserver leur autonomie et leur indépendance au sein du syndicat unique lorsque de telles associations lui préexistaient, ou à en créer de nouvelles (Linz et Miguel 1966, Molinero et Ysàs 1998, Moreno Fonseret 1999). Le cas de l’ACPE en offre une nouvelle démonstration.
L’ACPE ne réunit pas tous les constructeurs-promoteurs. Comme le reflète la composition de son bureau national, il semble qu’elle regroupe les acteurs locaux de la promotion immobilière à l’origine de groupes de plusieurs dizaines ou centaines de logements [23]. La poignée de très grands promoteurs n’apparaît pas initialement représentée dans cette association. Ces promoteurs défendent leurs intérêts en étant membres de SEOPAN et/ou via l’établissement de relations interpersonnelles avec les autorités, comme le montre l’exemple de José Banús Masdeu (1906-1984), constructeur-promoteur de plusieurs dizaines de milliers de logements entre les années 1950 et 1970, à Madrid notamment (Torres Villanueva 2000). Peut-être des liens sont-ils noués entre l’ACPE et ces très grands promoteurs avant la transition démocratique, mais les archives dont nous disposons n’en portent pas trace. Il faut souligner ici les limites des archives syndicales pour connaître l’activité de l’ACPE. Les comptes-rendus des réunions de l’association organisées dans le cadre syndical y sont conservés, mais pas les documents afférents aux démarches évoquées par ces mêmes comptes rendus, ce qui peut être un indice du fonctionnement très vite autonome de cette association par rapport au syndicat de la Construction.
L’ACPE connaît un essor relativement rapide. À la fin de l’année 1970, l’association compte 480 entreprises membres, et 900 un an et demi plus tard [24]. Dans le contexte politique et social tendu que connaît l’Espagne à partir de la fin des années 1960, et qui place les promoteurs en ligne de mire, les terrains d’intervention de l’ACPE sont nombreux, ce qui explique sa consolidation rapide dans le paysage institutionnel et public.
L’associationnisme promoteur, entre défense et influence.
L’action de l’ACPE s’avère principalement défensive dans les années qui suivent sa création. L’association fait également l’apprentissage de diverses modalités d’influence, en exploitant les possibilités offertes par l’organisation syndicale, sans s’y cantonner cependant. Cette période apparaît de fait déterminante pour comprendre la pérennisation de l’ACPE, et ce malgré le changement de régime survenu suite à la mort de Francisco Franco en 1975.
La défense comme vecteur d’approfondissement de la professionnalisation.
L’image négative des professionnels de la promotion apparaît au premier rang des préoccupations de l’ACPE au cours de ses premières années d’existence. Bien que sans comparaison du point de vue de leur ampleur, les épigones des affaires de Los Angeles de San Rafael et de Nueva Esperanza s’avèrent légions. Nueva Esperanza est l’autre scandale immobilier qui marque la fin des années 1960. Il éclate en 1967. Des aspirants à l’acquisition d’un logement, la plupart de condition modeste, ont versé des avances à la société éponyme pour s’assurer d’un logement dans les futurs programmes immobiliers qu’elle propose. Les logements ne voient jamais le jour. Plus de 10 000 personnes sont victimes de cette escroquerie immobilière [25]. L’ampleur du scandale donne lieu, en 1968, au vote d’une loi encadrant plus strictement les conditions de versement et d’usage des avances faites par les accédants à la propriété aux constructeurs-promoteurs. Bien que visant principalement à protéger les premiers contre les abus des seconds, cette loi constitue une étape dans la professionnalisation des constructeurs-promoteurs en tant que cadre réglementaire reconnaissant et définissant leur activité, à l’instar du rôle joué, en France, par la loi Hoquet de 1970 pour les agents immobiliers (Bonneval 2008). Mais elle ne réglemente pas les conditions d’entrée dans l’activité de promotion immobilière. Et, indirectement, elle contribue à renforcer davantage la défiance à l’égard de l’ensemble des acteurs privés de la promotion immobilière.
Pour les fondateurs de l’ACPE, et afin de contrecarrer la dégradation, défavorable aux affaires, de l’image du groupe professionnel, il apparaît nécessaire d’établir une ligne de partage entre les « bons » professionnels qui se consacrent à l’activité de construction-promotion de façon permanente en respectant les règles de l’art et de la moralité, et les autres. L’ACPE doit précisément objectiver, vis-à-vis du public, et donc des clients potentiels, cette ligne de partage entre les premiers et les seconds. Il s’agit ensuite de lui donner corps, en assumant la promotion et l’auto-régulation du groupe professionnel, en particulier des constructeurs-promoteurs membres de l’association dans l’immédiat. L’ACPE entend jouer, de ce point de vue, un rôle assumé par les ordres professionnels, comme celui des avocats (Karpik 1995).
L’ACPE décline ce travail d’approfondissement de la professionnalisation des constructeurs-promoteurs dans deux directions : l’adoption d’une stratégie de défense systématique contre les « attaques » à leur encontre, et la mise en place d’une série d’actions visant à afficher l’honorabilité et le sérieux du groupe professionnel. L’action défensive entreprise par l’ACPE se concentre sur la presse, accusée, en ouvrant ses colonnes à l’exposition et la critique des scandales immobiliers, d’être responsable de l’assimilation des constructeurs-promoteurs à des « délinquants ». Chaque intervention est saisie par l’ACPE comme une occasion d’affirmer, par opposition, le professionnalisme et la probité de ses membres. La tragédie de Los Angeles de San Rafael donne ainsi lieu à l’une des premières manifestations publiques de l’ACPE. L’association fait publier un communiqué dans lequel elle certifie l’absence de tout lien entre elle et le promoteur impliqué, et souligne au contraire le sens de l’éthique de ses membres
profondément conscients de l’importance supérieure de la mission sociale qu’[ils] accomplis[sent] et des graves responsabilités auxquels [ils peuvent] s’exposer faute de suivre la ligne d’honnêteté professionnelle qu’[ils se] sont fixés. (Enguita 4 août 1992)
En outre, les articles et les éditoriaux traitant des problèmes immobiliers sont scrutés attentivement par les membres de l’ACPE, qui prend l’habitude de riposter par un droit de réponse quand ils sont jugés diffamatoires à l’égard du groupe professionnel [26]. Ces efforts de contrôle de l’image du groupe prennent aussi la forme, en 1971, d’une campagne de presse dans chaque province, destinée à faire connaître « à l’homme de la rue, la figure réelle du constructeur-promoteur » [27], à savoir celle d’un « industriel » et non d’un « spéculateur », une opération qui débouche sur la décision de l’ACPE de se doter d’un cabinet de relations publiques [28].
Parallèlement, l’ACPE prend une série d’initiatives visant à donner un contenu à la rhétorique de la vertu et du professionnalisme qu’elle déploie pour contrecarrer l’image négative des promoteurs immobiliers. Elle s’associe à l’élaboration des normes de référence édictées par le ministère du Logement au début des années 1970 pour garantir la qualité et la solidité des immeubles [29]. Elle envisage la création d’une police d’assurance collective visant à prouver et à garantir la solvabilité et la solidité des promoteurs-constructeurs membres de l’association vis-à-vis des clients [30]. Surtout, en vue de donner des gages de professionnalisme tant au public qu’à l’Administration (Abbott 1999), l’ACPE élabore un statut régulateur de la construction, autrement dit un code de déontologie, que les membres de l’association s’engagent à respecter. Dans un contexte social et politique tendu, présentant des caractères pré-démocratiques, et face à une clientèle moins captive, cette recherche d’honorabilité n’est pas accessoire. Le maintien des positions des constructeurs-promoteurs sur le marché du logement et leur capacité à peser sur les orientations de la politique du logement, davantage tournée vers la demande, en dépendent.
La consolidation de l’ACPE en groupe d’intérêt.
Les premières années d’existence de l’ACPE à la fin du franquisme confirment le constat dressé pour d’autres secteurs d’activité que la promotion immobilière. Les organismes et les institutions de la dictature franquiste, en premier lieu l’organisation syndicale, s’affirment comme le cadre le plus adéquat pour l’affirmation et la formation des réseaux d’intérêt (Sánchez Glicerio 2003). Pour l’ACPE, l’institution syndicale se présente comme un support d’organisation et demeure un canal de transmission de revendications, sans exclure d’autres modalités d’influence. Autrement dit, elle facilite son affirmation comme groupe d’intérêt (Offerlé 1998). Le développement rapide des effectifs de l’association et son essaimage sur l’ensemble du territoire résultent en effet autant de son efficacité à s’imposer comme le porte-parole des constructeurs-promoteurs que de l’exploitation des structures de l’administration syndicale. Les réunions du bureau national, dont le siège est à Madrid, sont ainsi régulièrement délocalisées dans les délégations provinciales du syndicat de la construction. Ce moyen de faire connaître l’association aux promoteurs locaux et de susciter leur affiliation débouche, à l’occasion ou dans le sillage de la réunion, sur la création d’une section provinciale. La création de la section de Barcelone en mars 1970 opère suivant ce schéma. Le premier acte officiel de cette nouvelle section de l’ACPE consiste à affirmer le rôle d’influence qu’elle entend jouer à l’échelle locale. Ses dirigeants s’empressent en effet de rendre visite au maire de la ville, Josep Maria Porcioles, pour réclamer, entre autres, une plus grande rapidité dans la concession des permis de construire [31].
Dès 1969, peu après sa création, l’ACPE utilise le canal syndical pour exposer les difficultés ou les recommandations du groupe des constructeurs-promoteurs en élaborant son rapport annuel [32]. Le syndicat unique se présente en effet comme le cadre institutionnel des relations des pouvoirs publics avec les acteurs économiques, et de leur collaboration pour la définition des politiques économiques. Chaque année, pour chaque branche d’activité, cette collaboration se concrétise notamment par l’élaboration d’un état du secteur, destiné aux autorités compétentes — ministres, chefs de l’exécutif — et synthétisant les rapports de différents groupes professionnels et métiers de la branche considérée.
Les dirigeants de l’association ne se cantonnent cependant pas à ce canal classique de relations avec les autorités. Ils cherchent aussi à établir avec elle des contacts plus directs et fréquents dans le but d’être davantage associés à l’élaboration des politiques affectant la promotion immobilière. L’ACPE obtient ainsi d’être reçue régulièrement par le ministre du Logement. Ces entretiens sont toujours préparés de longue date et avec attention lors des réunions du bureau national — choix des thèmes à présenter, élaboration de mémoires, etc. — démontrant l’importance qui y est attachée. Les colloques de promoteurs d’édifices urbains sont un moyen, plus informel, de multiplier les occasions de rencontres avec les représentants du ministère du Logement, toujours conviés à y participer. La première édition, consacrée à la spéculation foncière et au manque de financements, se déroule en 1973 [33]. Ces colloques visent aussi à installer l’ACPE dans la position d’interlocuteur des pouvoirs publics et d’expert dans les domaines touchant au logement. Le statut de membre de la Fédération internationale des professionnels de l’immobilier, que l’association s’empresse d’intégrer peu après sa création [34], s’avère également utile à cette fin. Elle consolide sa légitimité et renforce, grâce à la connaissance des politiques du logement en vigueur à l’étranger, ses capacités d’influence et d’expertise auprès de l’administration. L’établissement de relations directes entre l’ACPE et les représentants d’autres acteurs du marché du logement, comme l’ordre des architectes, mais aussi les institutions publiques et parapubliques de financement [35], se présente également comme un moyen de mieux peser sur les orientations officielles.
Dans la première moitié des années 1970, l’ACPE s’efforce donc d’établir son influence et celle de ses membres, aux niveaux central et local, en s’appuyant notamment sur les structures syndicales. L’ACPE multiplie aussi les initiatives pour défendre ses intérêts indépendamment de celles-ci.
L’ACPE, de la dictature à la démocratie.
Au début des années 1970, la contestation politique et sociale croissante laisse de plus en plus envisager la possibilité d’un changement de régime. Certains membres des secteurs patronaux prennent aussi conscience qu’ils doivent en partie leur discrédit à leur identification à la dictature franquiste (Toboso 2007). Cette analyse semble particulièrement se vérifier dans le cas de la promotion immobilière. Il ne fait pas de doute que la forme de distanciation dans laquelle semble s’engager l’ACPE vis-à-vis du régime au début des années 1970 résulte aussi, à côté des désaccords sur les orientations officielles affectant le secteur du logement, de ce double constat. Ceci n’exclut pas la persistance d’une collusion d’intérêts entre des constructeurs-promoteurs et des représentants du pouvoir politique à l’échelle locale ou nationale au cours de la même période.
La relative disjonction des intérêts de la promotion immobilière et du régime est visible dans les critiques formulées par les constructeurs-promoteurs. Celles-ci ne se cantonnent plus seulement à la dénonciation des mesures qui ne leur agréent pas. Certaines contiennent aussi une mise en cause de l’efficacité de l’action de l’État et de ses choix économiques et sociaux. En 1968, un projet de loi sur la fiscalité sur le sol est présenté par le ministère des Finances pour résoudre le problème de la spéculation foncière. Les archives du syndicat de la construction montrent que le monde de la construction, celui de la promotion immobilière en particulier, est opposé à ce projet — finalement abandonné. Plusieurs rapports rédigés pour obtenir son abrogation sont l’occasion de critiquer l’absence de « politique urbanistique publique de grande ampleur », présentée comme le seul moyen d’affronter la spéculation foncière [36]. Mais tous ne sont pas d’accord sur le contenu de cette politique. Les gros promoteurs, représentés par SEOPAN, pointent la nécessité d’une politique d’équipement urbain. Un promoteur de Valence souligne qu’au-delà, la véritable solution à la spéculation serait la socialisation du sol [37]. Ces différences traduisent l’hétérogénéité des constructeurs-promoteurs, qu’ils soient ou non liés à la propriété foncière. Autrement dit, le monde des promoteurs-constructeurs est loin d’être homogène.
En revanche, il y a une certaine unanimité dans la défense d’une intervention urbanistique plus soutenue. Celle-ci peut surprendre, les promoteurs immobiliers ayant été, jusque-là, de fervents partisans du laisser-faire urbanistique. En fait, face à une demande plus exigeante, qui s’exprime à travers la contestation des associations de quartier, la politique urbanistique, et notamment la création d’équipements et d’aménagements publics, apparaît à un certain nombre de promoteurs comme le levier capable de revaloriser la marchandise logement.
Au cours des années suivantes, la remise en cause fondamentale de la politique économique et sociale du régime franquiste s’affirme. Le rapport sur l’état du secteur, formulé par l’ACPE pour l’année 1969, s’inquiète ainsi que « faute d’une amélioration sensible dans la redistribution des revenus la demande dite solvable, c’est-à-dire celle ayant besoin d’un logement et capable d’en assumer les coûts réels soit pratiquement en train de disparaître » [38]. Contrairement à ce qui est habituellement avancé (Flores Andrade 2000), ces critiques ne restent pas cantonnées aux cabinets ministériels, mais peuvent s’exprimer publiquement, notamment dans la presse, avant la mort de Franco en 1975 [39]. La réclamation d’un système économique et social plus redistributif rejoint les aspirations exprimées par une partie de la population et alimente l’opposition à la dictature. Il faut toutefois bien souligner que, pour les constructeurs-promoteurs, la mise en place d’un État-providence apparaît comme le moyen de soutenir leur activité voire de permettre son expansion.
En tout cas, l’ACPE affronte le processus de démocratisation sans que son existence ne soit remise en cause. Elle en sort même renforcée. Les conflits multiples, avec les salariés dans leurs entreprises, avec les autorités locales ou nationales sur la remise en cause d’opérations immobilières, conduisent les promoteurs à plébisciter davantage l’action collective. De façon significative, à partir de 1976, les très grands constructeurs-promoteurs comme Banús, Urbis, Vallehermoso, etc., qui étaient restés jusque-là en retrait de l’association et avaient privilégié les modes d’influence informels ou l’action à travers SEOPAN, sont désormais représentés dans la direction de l’ACPE [40]. Leur absence antérieure des instances directives ne signifie pas que des contacts n’avaient pas été noués par le passé entre les grands promoteurs et l’ACPE, mais les archives dont nous disposons n’en témoignent pas. Dans tous les cas, leur entrée dans la direction de l’association montre que celle-ci leur apparaît comme un lieu stratégique pour défendre les intérêts des constructeurs-promoteurs alors que l’organisation syndicale se délite et que l’activité immobilière est déstabilisée par la crise économique et le changement politique.
Les promoteurs privés s’affirment ainsi comme les principaux acteurs de la production urbaine durant le régime franquiste. Sont-ils pour autant des « acteurs de marché » ? Si cette catégorie est synonyme, comme elle semble l’être aujourd’hui, d’entreprises privées dans des économies de plus en plus dérégulées, la réponse est non. Le détour historique et géographique montre que cette catégorie est trop générique et n’a pas de sens en tant que catégorie d’analyse scientifique. Son emploi s’est banalisé parallèlement à la diffusion de l’expression d’« économie de marché », expression qui pose d’ailleurs la même difficulté. On ne peut évaluer et caractériser la contribution d’« acteurs de marché » à la fabrique de la ville sans expliciter le contexte et les institutions gouvernant le marché dans lequel ils interviennent. Ainsi, à partir du milieu des années 1950, les promoteurs privés sont des acteurs de marché, mais d’un marché du logement majoritairement encadré et stimulé par l’État à travers la politique d’aide à la pierre du régime. Ils en sont même le produit. L’intervention publique dans le domaine du logement est ainsi à l’origine d’une première étape de professionnalisation de la promotion immobilière privée.
Le milieu des années 1960 inaugure une deuxième étape de ce mouvement de professionnalisation. Celle-ci se construit cette fois dans l’autonomisation vis-à-vis de l’État franquiste. L’évolution des modalités de l’intervention publique et l’apparition d’un nouveau cadre socio-économique obligent les promoteurs à composer avec une demande moins captive et à réexaminer leur rapport à l’État et au régime franquiste. L’adaptation à ce nouveau contexte aboutit à deux évolutions, opposées en apparence, mais néanmoins complémentaires. D’un côté, l’activité des constructeurs-promoteurs devient moins dépendante des financements publics. De l’autre, les constructeurs-promoteurs privilégient l’action collective, à travers notamment la constitution d’une association, l’ACPE, pour défendre leurs intérêts tant auprès du public que de manière directe auprès des autorités publiques, et sans la médiation de l’organisation syndicale franquiste.
Ces évolutions engagées pendant les dernières années de la dictature permettent aux constructeurs-promoteurs de consolider leur existence comme groupe professionnel. Elles expliquent leur « conversion » réussie à la démocratie, en dépit de l’image dégradée dont pâtissent les professionnels de la promotion immobilière depuis la fin des années 1960 et de la crise qui frappe sérieusement le secteur du logement à partir de la deuxième moitié des années 1970. Ceci montre, en retour, que la fin de la dictature franquiste est un épiphénomène du point de vue de l’histoire de la promotion immobilière espagnole. L’avènement de la démocratie ne s’accompagne pas de la remise en cause du rôle fondamental acquis par les promoteurs professionnels privés dans la fourniture de logements et, partant, dans la fabrique de la ville espagnole (Pollard 2009).