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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les musiques urbaines, ou la subversion des codes esthétiques occidentaux.

Nous proposons ici quelques réflexions formulées à partir d’une ethnographie de plusieurs formations de musiciens du milieu des musiques urbaines, c’est-à-dire dans ce vaste ensemble incluant le slam, le hip-hop, les musiques électroniques et les musiques improvisées, dans l’idée de cerner les techniques musicales mises en œuvre, ainsi que les discours et représentations qui leur sont associés [1]. Ce faisant, nous chercherons à comprendre la façon dont des identités collectives (musicales, sociales et culturelles) se fabriquent et se transmettent. Ce travail se fonde sur des observations ethnographiques faites à Paris et en banlieue parisienne sur plus d’une dizaine d’années (2000-2012).

L’hypothèse envisagée est que les musiques urbaines, s’inscrivant dans des réseaux sociaux en perpétuel réagencement culturel, contribuent à déconstruire un certain nombre d’oppositions qui organisent l’esthétique musicale occidentale, et participent à la formation de valeurs et de savoir-faire, qui sont autant de moyens originaux d’affirmation identitaire, empreints d’idéologies qu’il convient de mettre au jour. Mais, avant d’entrer dans le vif de l’analyse, expliquons ce qui fait, selon nous, les particularités de la culture en milieu urbain.

Musiques et cultures urbaines.

L’étude des musiques urbaines offre un cas particulier des formes actuelles que prend la culture en milieu urbain. Nous l’envisageons ici selon les modalités de l’anthropologie sociale, et plus précisément d’une anthropologie du contemporain ouverte sur la sociologie et l’ethnomusicologie, voire la géographie urbaine, mais empruntant aussi à des courants d’idées moins installés en France, comme les cultural studies, les postcolonial studies, ou encore les urban studies.

Quelques points de repère généraux, tout d’abord. Le sémiologue de la musique Jean Molino (2003) explique que la musique occidentale, jusqu’à la fin du 19e siècle, peut être scindée en trois branches : la musique classique « d’en haut », la musique religieuse, et la musique populaire de tradition orale. À la fin du 20e, siècle, l’irruption de la technologie, de la mondialisation et de la « tribalisation » vient bouleverser ces séparations commodes. La notion de « tribalisation » — que les ethnologues ne peuvent prendre qu’avec des guillemets — fait référence ici à la multiplication de micro-cultures autonomes, un phénomène concomitant de l’émergence d’une culture de masse mondialisée et uniformisée. En effet, contrairement à un poncif souvent avancé, y compris chez des auteurs comme Claude Lévi-Strauss (1952, 1971), nous suivons Molino dans l’idée que la mondialisation culturelle n’empêche en rien l’émergence de nouvelles formes musicales et qu’elle peut même contribuer à les favoriser. Cet apparent paradoxe se résout, au moins en partie, en considérant que, dans les pays industrialisés, des membres de différentes minorités, notamment celles issues de l’immigration, récupèrent à leur profit les éléments de la culture de masse (celle d’hier, c’est-à-dire les disques vinyle, et celle d’aujourd’hui, diffusée par la radio, la télévision et Internet), qu’ils réaménagent pour en faire un moyen d’expression artistique et, le cas échéant, identitaire. Vient s’ajouter à cela le fait que la ville constitue un creuset culturel fécond où se télescopent et s’interpénètrent différents genres musicaux. Les espaces urbains offrent à ce titre un lieu idéal pour observer et analyser les discours liés aux pratiques musicales actuelles — un domaine qui reste encore mal connu des ethnomusicologues.

Mais comment définir les identités et les cultures dans les villes ? Il ne s’agit pas de présenter la ville comme une mosaïque de quartiers « ethniques » ou culturellement et socialement homogènes, qui seraient séparés les uns des autres par des effets de « frontière identitaire », lesquelles marqueraient des différences nettes de goûts et de comportements. Cette façon de culturaliser la ville reviendrait à enfermer chaque « quartier » dans une unique culture, ce qui est parfaitement illusoire… Il vaut mieux considérer que les quartiers sont étiquetés selon des « frontières morales », comme l’évoque avec pertinence Michel Agier (1996) — chaque quartier étant moralement, et non culturellement, connoté en fonction de son histoire, du niveau social de ses habitants et d’un système complexe de représentations imaginaires (incluant la topographie du lieu et son « patrimoine »). Pour définir la culture dans les villes, il faut alors trouver un autre modèle théorique. Une piste intéressante est de voir la ville comme un lieu de coexistence et d’interpénétration d’un grand nombre de réseaux sociaux, qui se tissent sur des critères de liens de parenté réelle ou fictive, de sexe, de classe d’âge, de corésidence, et dans lesquels circulent un ensemble de valeurs, d’idées et de normes qui permet leur pérennité et leur fonctionnement. Chaque réseau s’inscrit dans un certain nombre de lieux urbains connectés les uns aux autres, et génère alors, pour se différencier des autres réseaux, un ensemble particulier de contraintes sociales, débouchant sur des codes, goûts et attitudes (morales, corporelles, vestimentaires…), lesquels sont susceptibles d’évoluer de façon dynamique, se distinguant de ce point de vue des structures fixes qui caractérisent une culture.

Toutefois, il nous est apparu que la fluidité des réseaux ainsi décrite par Agier pouvait malgré tout être freinée, au moins par endroits et en partie. C’est pourquoi nous envisageons ici l’hypothèse, confirmée par notre expérience de terrain, qu’il existe, dans les villes françaises, certains quartiers qui s’approchent en partie de ce qu’on peut appeler un « ghetto » ; soit, en suivant Didier Lapeyronnie (2008), des espaces particuliers, à la fois cage et cocon, dans lesquels les habitants, relégués socialement (par le chômage et la stigmatisation « raciale » ou sociale), ont élaboré des logiques sociales et culturelles autonomes, dans les interstices où n’agit plus complètement l’État social. En d’autres termes, nous retenons pour notre propos — sans entrer plus avant dans le débat agité (en France) autour de la question du ghetto — que la fluidité des réseaux sociaux urbains vient parfois se heurter à des frontières spatiales et socio-culturelles, lesquelles peuvent éventuellement délimiter des subcultures plus autonomes [2].

Il nous faut toutefois définir plus précisément ce qui constitue une culture urbaine. Selon notre perspective (partagée par un grand nombre de travaux en sociologie et en anthropologie), la culture a été définie entre la fin du 19e siècle et jusqu’à la moitié du 20e, en particulier avec, chronologiquement, les travaux de Edward Burnett Tylor en Angleterre, Franz Boas aux États-Unis et Claude Lévi-Strauss en France. La notion de culture sert à décrire les particularités des sociétés en situation minoritaire, autrefois appelées « primitives » et qualifiées aujourd’hui par les ethnologues d’exotiques ou traditionnelles. Ces sociétés, qui ont tendance à disparaître, de même que leurs langues et leurs productions matérielles ou intellectuelles, vivaient dans un temps cyclique, centré sur les mythes et les rites de la communauté, et en marge des grands bouleversements historiques qui accélérèrent le rapport des peuples à l’histoire. On pouvait dès lors, moyennant quelques approximations (et malgré le fait que des anthropologues ont soulevé un certain nombre de critiques que nous n’aborderons pas ici), supposer que la culture (traditionnelle) était constituée d’un ensemble de savoirs, de croyances, d’arts, de morale, de lois et qu’elle s’organisait en un système stable et cohérent, dont les différentes composantes (organisation sociale, mythes, rites, musique) se correspondaient selon ce que Lévi-Strauss appelle des homologies structurelles [3].

Il en va tout autrement dans les sociétés modernes apparues dans la mondialisation et dans un temps linéaire (c’est-à-dire sorties du mythe et entrées dans l’histoire), et plus encore dans le monde actuel globalisé. Avec le développement des villes et la constitution des premiers États, puis l’avènement des États-nations, la notion classique de culture s’affaiblit. Le monde contemporain, dans lequel les solidarités traditionnelles (Église, famille…) sont affadies, est constitué de frontières nationales, où les vagues d’immigration y sont nombreuses depuis des siècles, et où l’idée d’une unique « mono-culture nationale » est à proscrire. Il faut plutôt envisager l’existence de cultures dominantes (centrées sur la langue, les symboles, les rites nationaux et l’histoire nationale, faisant l’objet d’affrontements entre différentes élites) et d’un ensemble varié de cultures ou de subcultures dominées. Cette tendance s’accélère avec la globalisation, mais aussi avec la désindustrialisation. Ce qui se traduit chez les individus par le rétrécissement de l’espace et du temps (Augé 1994), en particulier grâce au développement sans précédent des réseaux de communication (téléphone, télévision, Internet), et par le sentiment d’appartenir à un monde global (Abélès 2008). Dans ce nouveau contexte, les identités et les cultures ne se diluent pas (comme le pensait Lévi-Strauss), elles se développent plutôt sous d’autres formes. Désormais, il n’y a plus de culture stable, mais des « branchements » culturels (Amselle 2001), c’est-à-dire des collages hétéroclites et dynamiques composés à partir d’éléments culturels variés et décontextualisés.

Notre hypothèse est que la ville a été le lieu de prédilection de l’invention et du développement de ces nouveaux branchements culturels (bien qu’ils aient ensuite essaimé hors des villes, jusque parfois dans les campagnes les plus reculées). Les villes, lieux d’afflux massif de populations rurales et immigrées, notamment avec la Révolution industrielle et jusqu’à la période postindustielle, voient le développement massif du transculturalisme (soit le fait pour un individu de passer d’une culture à une autre) et des branchements les plus divers — le migrant devant, pour s’intégrer, abandonner un certain nombre de codes traditionnels et se plier, dans une certaine mesure, au mélange culturel.

Par ailleurs, le 20e siècle a vu le développement d’une culture de masse (analysée notamment par Adorno et Horkheimer 1974). Même s’il existe une culture « standardisée », dans la mesure où les grands médias et les « majors » imposent des normes pour régler la consommation de masse, il nous faut envisager, dans le sillage des cultural studies, la possibilité que les individus puissent jouer avec ses codes [4] et éventuellement la mettre à distance. En effet, grâce à la logique des branchements culturels, ils peuvent sélectionner et détourner telle ou telle valeur culturelle pour se l’approprier. Dans la ville, les réseaux sociaux sont la forme sociale par laquelle circulent ces branchements culturels. La forme peu structurée de ces réseaux fait que certains peuvent même se fabriquer une identité dans les marges de la culture de masse — tel est le cas des musiques urbaines. Voyons maintenant comment définir ce type de musique.

Les musiques urbaines : une tentative de définition.

Les « musiques urbaines » constituent en Europe, et notamment en France, un champ nouveau, dénommé ainsi par les acteurs eux-mêmes depuis quelques années. Au-delà de la littérature consacrée au phénomène hip-hop (Béthune 2004a, Milliot 2006), aux musiques électroniques (Pacoda et Stefani 2003) et de quelques premiers éléments ethnographiques sur la pratique du slam, encore peu étudiée par les ethnologues (Meyran 2007), nous proposons de penser les musiques urbaines dans leur ensemble. La démarche nous semble d’autant plus justifiée qu’au sein des musiques urbaines, les emprunts et collaborations diverses entre les différents sous-genres qui les constituent sont très nombreux.

Mais, tout d’abord, d’où vient l’appellation « musiques urbaines » ? Aux États-Unis, la catégorie « Urban » ne désigne pas un genre musical particulier, mais plutôt un terme utilisé dans l’industrie musicale (comme le terme R&B, désignant le rhythm’n’blues contemporain), qui englobe toute la musique populaire afro-américaine contemporaine [5]. Le terme « Urban Music » est né dans les années 1980, quand la musique afro-américaine a commencé à entrer dans des formats radio (n’excédant en général pas 3 ou 4 minutes), à utiliser des instruments et une production plus digitale qu’organique (synthétiseurs, boîtes à rythmes, programmation) et des mélodies plus proches de la musique dite « pop ». La musique urban vise à se diffuser dans un large public, notamment au public blanc ; elle vient donc signaler une rupture avec les race records, rebaptisées rhythm’n’blues (puis soul et funk), autrefois exclusivement destinées à des auditeurs noirs.

Alors que vient de se créer très récemment une association de promotion des musiques urbaines en Europe, la question se pose de savoir ce que ce terme signifie sur ce continent. Il semblerait que la particularité de ces musiques, dont la définition reste assez floue, consiste en l’appropriation des musiques populaires noires américaines par des artistes du monde entier issus des classes populaires [6]. Qu’elles soient catégorisées reggae, hip-hop, soul, electro ou même musiques improvisées (soit un avatar contemporain du jazz, qui s’en distingue toutefois par des emprunts musicaux plus larges), ces musiques sont englobées dans la catégorie « urbaine » si elles respectent plusieurs conditions. Du point de vue musicologique, ces musiques sont jouées dans le cadre de concerts et leur apprentissage se fait en partie par tradition orale. En effet, comme le confirme notre enquête, bien que beaucoup de musiciens passent désormais par des écoles de musique, des conservatoires ou des Maisons des jeunes et de la culture, un grand nombre de techniques ne s’apprend que « sur le tas », au contact d’autres musiciens déjà plus avancés dans la pratique de leur art. Par ailleurs, ces musiques s’inspirent largement des musiques noires américaines (soul, hip-hop, jazz, blues), se fondent sur le mélange des genres ou des techniques, et intègrent des technologies liées à l’industrialisation. Sur le plan du discours, elles sont pensées comme des musiques « métisses » (le « métissage », l’antiracisme, le cosmopolitisme étant considérés comme des valeurs centrales) ou alors elles cèdent le pas à un discours valorisant les origines ; elles s’inscrivent en outre dans un imaginaire urbain (la banlieue, la cité, la rue, le métropolitain, etc.).

À partir de cette définition assez large, plusieurs terrains européens se présentent à nous [7]. Notons tout d’abord l’existence de deux associations créées en 2009 : d’une part, la EUMCA (European Urban Music & Culture Association) et les artistes qui lui sont associés (notamment français, comme Khondo et DJ Cutkiller) ; d’autre part, l’Observatoire National des Cultures Urbaines (ONCU), lieu où se croisent les acteurs des musiques urbaines — artistes, producteurs, directeurs de label, journalistes, acteurs culturels. Mais on peut également s’intéresser aux parcours de différents collectifs d’artistes, comme l’association de musiciens improvisateurs Lutherie urbaine, le groupe de slammeuses slam ô féminin. Enfin, l’approche biographique auprès de jeunes artistes du milieu des musiques improvisées, comme Olivier Sens et Guillaume Orty (leur duo associant musique expérimentale et techno minimaliste) ou Médéric Colignon (cornettiste, chanteur et praticien de la technique vocale dite human beatbox), se révèle également pertinente.

Cela étant posé, entrons dans l’analyse proprement dite de ces musiques, en nous demandant comment l’identité est affirmée dans les musiques urbaines.

Musiques populaires ou musiques des dominés : question d’identité.

Les musiques urbaines posent deux questions, a priori contradictoires : celle du mélange culturel et celle de l’affirmation identitaire. De ce point de vue, le blues et le jazz peuvent être considérés comme parmi les premiers types représentatifs des musiques urbaines. Le blues, s’il prend sa source dans les zones rurales (avec la formule archaïque du « fifre et tambour ») et en partie dans le delta du Mississippi, est aujourd’hui auréolé d’une légende fausse. En effet, alors que ce genre est généralement présenté comme d’origine uniquement rurale, c’est dans les villes qu’il prend en réalité une forme fixe. Dès les années 1930, le blues est joué, parmi un ensemble hétéroclite d’airs à la mode et de chansons traditionnelles, dans les petites villes du Sud (dans les bars populaires et les bordels des quartiers noirs). Il va alors se constituer en tant que genre à part, entrant progressivement dans le cadre désormais immuable des fameuses douze mesures et de la succession précise des trois accords de septième de dominante (notés parfois I, IV et V). Cette fixation progressive commence au moment où le blues est gravé sur disques, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dès le départ, ou presque, dans l’industrie culturelle américaine (Wald 2004). Or, sans appeler à la révolte, ce genre musical vise à dénoncer la misère sociale (voire affective ou sexuelle) des Noirs pauvres, hommes comme femmes. Pensons à « Little Red Rooster », chanson sans auteur créditée au contrebassiste Willie Dixon qui en a fixé la forme canonique : elle décrit la tristesse d’un homme ayant perdu sa seule richesse, son coq, mais aussi de façon allégorique, la frustration sexuelle d’un homme – le coq – ayant quitté sa femme – la poule de basse-cour ; ou au premier disque de type blues, « Crazy Blues » de Mamie Smith, enregistré en 1920, qui explique que son homme ne la traite pas correctement.

Le jazz est né, quant à lui, à La Nouvelle-Orléans (c’est-à-dire en contexte urbain), chez des Métis cultivés, formés à la musique occidentale de salon comme aux airs populaires noirs américains (Lomax 1950). Puis, dans les années 1930, il se développe à Kansas City, à New York et à Chicago, et devient une musique de danse, très à la mode, qui se diffuse dans tout le pays par le biais de la radio (Becker et Faulkner 2011). Mais ce genre sert aussi de support à l’affirmation identitaire des Noirs américains, notamment chez Charles Mingus puis dans le free jazz des années 1960, dont la proximité avec le « Black Power » a souvent été soulignée (Carles et Comolli 2000).

Partant, les « musiques urbaines » vont désigner d’abord une catégorie commerciale de disques, ceux visant les classes populaires noires américaines : elles s’inscrivent alors dans la lignée des race records, du rhythm’n’blues, de la soul, du funk, du disco puis du R&B. Mais, au 21e siècle, la notion de musique urbaine s’est mondialisée : il est donc intéressant de la reformuler, et ce d’autant plus que la notion de ville a elle-même évolué. En effet, la forme urbaine du 21e siècle, qui devient prépondérante, est désormais celle de la mégapole, faite d’une accumulation de centres reliés les uns aux autres par des filaments urbanisés plus ou moins continus, notamment le long des axes des vallées et des littoraux, et entourés de tissus résidentiels périurbains lâches (Cattan et al. 1999). On peut se demander si l’avènement de cette nouvelle forme des villes et le rapport aux autres qu’il induit ne se retrouvent pas, mutatis mutandis, dans les musiques urbaines, puisque celles-ci s’organisent aussi autour de plusieurs centres stylistiques, reliés entre eux de façon plus ou moins élastique. En effet, les musiques urbaines actuelles se jouent des frontières entre les genres musicaux populaires : elles naviguent allègrement et intègrent des éléments venant des musiques improvisées, des musiques électroniques, du reggae, du funk, du blues, du hip-hop, ou des musiques du monde…

Enfin, notons que l’expression « musiques urbaines » est une réduction commode de ce qu’il faudrait plutôt nommer les « musiques populaires urbaines indépendantes ». « Populaires », parce qu’elles ne sont pas produites dans les institutions musicales les plus reconnues : elles sont soit créées par des musiciens non académiques (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient autodidactes), soit par des musiciens reconnus qui quittent leur réseau institutionnel pour s’intéresser à des genres musicaux considérés comme « vulgaires » ou « marginaux ». « Indépendantes », parce que ces musiques sont presque artisanales, ou sont en tout cas produites en marge des canaux de la grande distribution.

Se pose alors la question de savoir si ces musiques peuvent être un vecteur d’affirmation identitaire. Si l’identité est une notion souvent utilisée dans le flou le plus complet, comme l’avait remarqué en son temps Claude Lévi-Strauss (1977), il s’avère utile de la comprendre selon l’acception proposée par le sociologue Zygmunt Bauman : faisceau de problèmes dérivant de la conséquence d’un « sentiment de crise d’appartenance », l’identité apparaît lorsque l’appartenance à une communauté cesse d’aller de soi (Bauman 2010). Or, la question de l’identité se pose avec d’autant plus d’acuité que l’individu se trouve être dominé du point de vue de la classe sociale, et/ou de la stigmatisation raciale, et/ou de genre ; c’est pourquoi nous considérerons la rhétorique sociologique de l’intersectionnalité. La littérature anglo-saxonne témoigne d’une abondante réflexion sur ce type d’articulation. Ce thème, développé dans les travaux de la juriste américaine Kimberlé Williams Crenshaw (2005), a également été abordé par Stuart Hall (2007), qui propose, plutôt que d’opposer l’ethnicité aux rapports sociaux de classe, d’étudier leurs intersections — la race étant entendue au sens d’une construction sociale, qui entérine ou fabrique de la ségrégation. Tout le problème est alors d’adapter ces travaux à la situation française.

Il s’agit là d’un problème qui ne se pose pas avec la même acuité selon la musique urbaine considérée. En effet, certaines d’entre elles combinent un travail sur la forme musicale avec un discours d’affirmation identitaire, comme c’est le cas pour le hip-hop. Cette musique est née au cours des années 1970 dans le Bronx, un des ghettos les plus pauvres des États-Unis. Elle fut inventée par des DJs noirs qui « chauffaient » le public pour l’inciter à danser, en parlant en rythme/chantant par-dessus la musique, utilisant des micros et des chambres d’écho, ainsi que des platines disques, un système d’amplification et d’énormes haut-parleurs dans les fêtes, sur le modèle des sound systems de Kingston en Jamaïque (Chang 2006). Cette musique allait devenir, avec les danses et les formes d’art graphique associées, le véhicule de l’identité des habitants des ghettos américains (au départ des populations de jeunes Noirs pauvres), puis de ceux du monde entier — elle arrive en Europe dans les années 1980. Il est alors à noter que le hip-hop est devenu une musique mondialisée associée à diverses formes de revendication et de contestation sociale, émanant non plus seulement de populations noires américaines, mais plus généralement des banlieues pauvres des grandes villes ou des mégapoles du monde entier, avant de devenir, dans certains cas, un objet de consommation culturel formaté pour le grand public.

D’autres sous-genres de musiques urbaines, comme les musiques improvisées ou les musiques du monde visent moins clairement l’affirmation identitaire, tout au moins du point de vue du discours afférent. Il reste toutefois à se poser la question des formes esthétiques qu’ils proposent et de la réception qui en est faite dans la sphère publique, en regard des canons esthétiques qui organisent le « bon goût » dominant. Cela signifie que nous envisageons que la condition urbaine de jeunes dominés issus des classes populaires leur fournit la possibilité d’élaborer des nouvelles formes d’expression artistique.

Pour résumer notre propos, il s’agit donc pour nous d’étudier comment certaines franges des classes populaires participent à l’élaboration de contre-cultures empreintes de valeurs et de nouvelles formes musicales. Ce type de contre-culture n’est pas très visible dans l’espace public, car les musiques urbaines empruntent des circuits parallèles, tant du point de vue des producteurs et des artistes que de celui des auditeurs [8]. Il s’agit de musiques produites et diffusées dans les marges, parfois certes avec un appui financier de l’État (cas des musiques improvisées ou actuelles), mais qui touchent un public réduit de musiciens amateurs. En général, ces musiques sont produites par de petits labels indépendants et éphémères, et sont restituées lors de concerts dans des salles dédiées. Les musiciens eux-mêmes n’ont pas une « carrière » faite d’étapes prévisibles : bon nombre d’entre eux, vivotant tant bien que mal de leur art, effectuent des « petits boulots » précaires par ailleurs. Voyons d’abord, concrètement, comment s’articulent affirmation identitaire et performance au sein de ces musiques.

L’identité à l’intersection de la classe, du genre et de la stigmatisation raciale.

L’identité comme crise d’appartenance est le thème le plus abordé dans les musiques urbaines. Celles-ci sont en effet le lieu de production d’un discours visant à dire la condition des dominés en vue de leur émancipation future : qu’il s’agisse de domination sociale, de domination masculine, de discrimination raciste ou envers les homosexuels. Notre terrain est fertile pour voir comment s’articulent ces questions sur le sol français. L’événement « slam Massacre 2 » au Trabendo du parc de La Villette à Paris, le 20 mars 2011, mêlant professionnels et amateurs — ce qui est une des caractéristiques constitutives d’une soirée slam —, était à ce titre révélateur par les thèmes qui y étaient abordés : un slammeur masqué dénonçant l’homophobie, un slammeur antillais (membre de l’équipe « Outre-monde ») critiquant les barrières raciales, une vieille dame Rom, slammeuse amatrice, énonçant la difficulté des conditions de vie dans un centre de rétention…

Prenons un autre exemple. Les revendications du groupe de jeunes femmes de banlieues Slam ô féminin, marqué par un engagement politique féministe (elles appartiennent au mouvement « Ni putes, ni soumises »), dénoncent la domination masculine, mais selon des caractéristiques discursives situées dans un contexte social particulier (les milieux populaires de la banlieue parisienne, des familles issues de l’immigration) et parfois liées à une rhétorique postcoloniale. Nous nous sommes demandé s’il existait des récurrences, des stéréotypes dans leur discours, et de quelle façon y était dénoncée la violence (très présente dans certaines de leurs paroles).

Plus généralement, on constate la mise en mots de la difficulté de vivre au quotidien, ce qui est le grand thème récurrent des textes de slam. Ces lamentations mises en musique ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le ton et les paroles des chanteurs et chanteuses des premiers enregistrements de blues. Nous pensons ici — pour prendre l’exemple le plus connu — à Billie Holiday, qui a fait de la mise en scène de son propre malheur sa signature stylistique (« I’ve Got the Right to Sing the Blues », 1939). En comparaison, on songe aux paroles autobiographiques, mélodramatiques voire fatalistes d’une chanteuse entendue dans une soirée slam, qui se demandait quand elle cesserait de passer « de bras en bras », quand elle pourrait oublier la violence de sa banlieue, la « défonce », témoignant par là, au moins en partie, d’une intériorisation de la domination (Meyran 2007). Nous songeons également aux paroles de la slammeuse Eva DT avec son texte « Femme seule », qui décrit les affres quotidiennes de ces jeunes mères célibataires des quartiers populaires, qui tentent avec difficulté de joindre les deux bouts (dit à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, le 5 mars 2011, organisée par l’association Ramdam slam à Mantes-la-Jolie [9]).

Photo 1 : (DR Ramdam Slam) Eva DT, slammeuse (ici à la Journée Internationale des Droits des Femmes, le 5 mars 2011), a fondé l’association « Ramdam Slam » à Mantes-la-Jolie. Outre ses propres performances, elle a mis en place des ateliers de slam ouverts à tous, quel que soit « le niveau, l’origine, l’âge, le sexe », affirme-t-elle (entretien personnel avec RM). Selon elle, le slam permet de donner la parole aux « sans voix ».

Photo 1 : (DR Ramdam Slam) Eva DT, slammeuse (ici à la Journée Internationale des Droits des Femmes, le 5 mars 2011), a fondé l’association « Ramdam Slam » à Mantes-la-Jolie. Outre ses propres performances, elle a mis en place des ateliers de slam ouverts à tous, quel que soit « le niveau, l’origine, l’âge, le sexe », affirme-t-elle (entretien personnel avec RM). Selon elle, le slam permet de donner la parole aux « sans voix ».

Au cours de ce même événement, l’artiste Tata Milouda, une femme algérienne de 60 ans arrivée en France sans savoir parler français, retrace à travers son slam l’apprentissage de la langue française comme facteur d’émancipation et clame son désir de « vivre » et même — sujet tabou entre tous pour une personne du troisième âge — de « faire l’amour ».

Photo 2 : (DR Tata Milouda) Spectacle de Tata Milouda : « Vive la liberté ». Milouda Chaqiq, femme sexagénaire marocaine d’origine rurale et modeste ayant débarqué en région parisienne à la fin des années 1980, joue, danse et chante les anecdotes de sa vie, des plus comiques aux plus tragiques. Elle évoque dans son slam les thèmes de l’alphabétisation, des femmes battues, de la soif d’apprendre ou de l’interdiction de danser dans son enfance.

Photo 2 : (DR Tata Milouda) Spectacle de Tata Milouda : « Vive la liberté ». Milouda Chaqiq, femme sexagénaire marocaine d’origine rurale et modeste ayant débarqué en région parisienne à la fin des années 1980, joue, danse et chante les anecdotes de sa vie, des plus comiques aux plus tragiques. Elle évoque dans son slam les thèmes de l’alphabétisation, des femmes battues, de la soif d’apprendre ou de l’interdiction de danser dans son enfance.

Comment, enfin, les musiques urbaines traitent-elles de la discrimination raciale ? Dans nos observations, le discours sur le métissage, qui s’est développé dans les années 1980, et qui se trouve être toujours très présent (un slammeur observé explique qu’il a « le cul entre trois chaises : l’Afrique, les Antilles, et la France) (Meyran 2007), est concurrencé par une rhétorique valorisant les origines, voire la « race », ce qui peut se voir comme le reflet des récentes politiques d’immigration en France (ainsi la chanson d’Abd Al Malik : « Sur le détroit de Gilbratar, il y a un jeune Noir… »), stigmatisant les Africains subsahariens, notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Photo 3 : (DR Prosper Nya) Prosper Nya, afro-slammeur. Trompettiste, saxophoniste et chanteur d’origine camerounaise, Propser Nya vit et travaille en France. Il a mis en mots les difficultés de la vie du sans-papier dans une chanson qui fut sélectionnée par la radio FIP, intitulée « Mamadou » : « Arrête de regarder ton nombril garçon, il a été très très mal coupé. Regarde un peu autour de toi, il y a du ménage à faire. Le débat sur l’identité nationale est ouvert, la cacophonie s’installe autour de la burka et ça pue du caca ».

Photo 3 : (DR Prosper Nya) Prosper Nya, afro-slammeur. Trompettiste, saxophoniste et chanteur d’origine camerounaise, Propser Nya vit et travaille en France. Il a mis en mots les difficultés de la vie du sans-papier dans une chanson qui fut sélectionnée par la radio FIP, intitulée « Mamadou » : « Arrête de regarder ton nombril garçon, il a été très très mal coupé. Regarde un peu autour de toi, il y a du ménage à faire. Le débat sur l’identité nationale est ouvert, la cacophonie s’installe autour de la burka et ça pue du caca ».

Risquons une généralisation. Témoignant d’une crise d’appartenance, les enfants ou petits-enfants d’immigrés postcoloniaux habitant les quartiers populaires véhiculent, dans le slam et le hip-hop, une affirmation identitaire fondée sur la logique de retournement du stigmate (comme l’a analysé le sociologue anglais Stuart Hall 2007) : ils (ou elles) se définissent, souvent mais pas toujours, comme « Blacks » ou « Rebeus », en opposition aux « Français » ou « Blancs », comme femmes par rapport aux hommes, comme homosexuels par rapport aux hétérosexuels, comme pauvres par rapport aux riches… et font de la stigmatisation dont ils (ou elles) sont fréquemment victimes un moyen d’affirmation identitaire. C’est ce qu’illustrent, par exemple, les paroles du rappeur Winner dans sa chanson « Rebeu, Reunoi, Babtou » [10] : « Si t’es fier d’être un Rebeu, si t’es fier d’être un Reunoi, si t’es fier d’être un Babtou… », puis : « As-salâm ‘aleïkoum, c’est encore le sale Arabe ; mon flow, tu l’as r’connu, j’lui fais porter le niqab ».

Performance.

Mais, à côté de cette identité « politique », le concert est par excellence le lieu de la production de l’identité artistique individuelle. S’y pose avec acuité la question de la performance musicale. Que se passe-t-il, en effet, au cours d’un concert ? Dans le cas des musiques urbaines, la scène ressemble à un théâtre : le musicien est aussi un acteur, il incarne un personnage, tant dans sa façon de se vêtir que dans sa gestuelle. La figure du rappeur, fréquemment affublé d’un T-shirt trop grand et d’une casquette mise à l’envers, avec ses mouvements de bras, l’index et l’auriculaire pointés vers le bas, nous en fournit un exemple emblématique. Dans la performance, l’artiste incarne un personnage. À cette image visuelle vient s’ajouter une image acoustique. Nous reprenons ici, en la transposant dans le cadre du concert de musiques urbaines, l’idée de l’ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob (2004), élaborée pour le contexte sarde, selon laquelle un chanteur construit à travers son chant une image acoustique de sa personnalité, de son rôle et de ses affinités personnelles avec ses compagnons. C’est le cas de ce slammeur antillais, membre de l’« Outre-Monde Team » qui, lors de sa performance à « Slam Massacre 2 », utilise une voix très grave sur un ton monocorde, usant d’un vibrato continu qui rappelle le dub ou le raggamuffin venu de Jamaïque (ces styles s’étant mondialisés), mais qui lui permet également de construire une image sonore d’un personnage antillais noir idéal-typique subissant l’humiliation du racisme et de la discrimination.

Plus généralement, lorsqu’on veut caractériser la performance, il faut considérer l’importance du style, et plus exactement celle de la cohérence stylistique. Le style est ce qui fait l’individualité de l’artiste : composé à partir d’un mélange unique d’éléments puisés aux sources les plus diverses, dont certains peuvent apparaître simples, voire naïfs, alors que d’autres sont extrêmement sophistiqués. Nous formulons l’hypothèse qu’un style est de plus en plus « efficace » (soit qu’il plaît à un vaste public et est susceptible de se transmettre) s’il est de plus en plus cohérent, c’est-à-dire quand le moindre élément de ce style (musical, gestuel, vestimentaire), plutôt que d’être laissé au hasard, est intégré au sein d’un système organisé. Prenons l’exemple du musicien Grant Green, dont le morceau « Hookie-Sookie » a été samplé à plusieurs reprises (par US3, DJ Food et NW1) et intégré à des morceaux devenus des « tubes » du hip-hop. Son style est reconnaissable entre mille : on pourrait noter qu’il oscille entre un aspect « baloche » (voire naïf) à cause de sa pauvreté harmonique (il utilise grosso modo un seul mode, tout en jouant les blue notes) et des mélodies simplistes, mais cela est largement compensé par une assise rythmique (voire percussive) implacable et une dynamique très forte dans la ligne mélodique — d’où un aspect extrêmement sophistiqué. Chacune des notes égrenées par le guitariste, que ce soit lors d’un chorus ou d’un accompagnement, fait partie de l’ensemble stylistique — en particulier, selon nous, dans sa « dernière période » (1969-1972), dans laquelle il développe un style « jazz-funk » très abouti.

L’autre élément fondamental de la performance a trait à l’improvisation. À l’instar des poésies de tradition orale étudiées par les ethnologues (comme les vers des troubadours du Moyen-Âge, ceux des poètes arabes anciens ou des aèdes de la Grèce antique, trois cas récemment comparés par Dominique Casajus 2012), l’improvisation dans les musiques urbaines n’est en rien une composition « spontanée » exécutée ex nihilo. En réalité, l’artiste puise dans l’instant et à sa convenance des éléments existants dans le vaste répertoire mémoriel qu’il s’est fabriqué au cours des années. Il s’agit là d’un bricolage qui fait penser au travail de l’artisan. L’artiste saisit de petits patterns qu’il combine entre eux de façon originale, de façon à construire des phrases qu’il enchaîne de façon rythmique selon des cadences et une architecture dont il est coutumier. Notons du reste que le même procédé cognitif et corporel est à l’œuvre dans la fabrication d’une improvisation en jazz (avec des notes de musique) et dans l’exécution d’un morceau de hip-hop (avec des mots). Outre le fait que j’aie moi-même appris et travaillé pendant des années la pratique de l’improvisation dans le jazz, j’ai observé le même phénomène dans d’autres musiques urbaines. Ainsi, lors d’une soirée d’anniversaire chez le batteur de jazz François Merville, sur la piste de danse, alors que les haut-parleurs déversaient dans la pièce une musique binaire, deux jeunes rappeurs qui ne se connaissaient pas (l’un Africain, l’autre Français) se mirent, alors qu’ils étaient en train de danser, à composer dans l’instant un freestyle (improvisation sur un fond sonore) à deux voix, parfaitement adapté à la musique, en hommage spontané à la fête et à la danse. Me situant juste à côté d’eux, j’ai été saisi par cet événement : je pensais au départ que ce que j’entendais faisait partie du disque, mais en me retournant, je constatai qu’il s’agissait d’une improvisation, l’un répondant à l’autre, au milieu des autres danseurs et danseuses. C’est par recoupements ultérieurs, et par comparaison avec la pratique musicale, que j’ai compris l’aspect fortement contraint de ce genre d’improvisation dans le hip-hop, qui se nomme trompeusement freestyle [11].

La subversion des codes esthétiques dans les musiques urbaines.

Mais, précisément, par quels procédés l’affirmation identitaire, répondant à la crise d’appartenance, se dévoile-t-elle au cours de la performance ? Nous partons ici de l’idée que les discours politico-identitaires se jouent dans ce que le professeur américain d’origine indienne Homi Bhabha nomme les « interstices culturels » (Bhabha 1994). Ces interstices se forment, au sein des groupes socialement dominés, selon Bhabha, en transgressant un certain nombre d’oppositions qui organisent la domination (par exemple, entre colons et colonisés) : celles du centre et de la marge, du civilisé et du sauvage, du Nord et du Sud, du capital et du travail, etc. Dès lors, appliquant cette idée à notre terrain, nous envisageons l’hypothèse que l’identité musicale se fabrique selon un réagencement original de divers codes culturels, et par une déconstruction d’oppositions esthétiques qui structurent classiquement la musique et la chanson en France. Quant au discours afférent à cette musique, il est centré sur des idéologies qu’il nous conviendra d’appréhender. Nous proposons ci-dessous d’abord un certain nombre d’oppositions esthétiques mises à mal, selon nous, par les musiques urbaines.

L’opposition musique/chanson, et chant/parole.

La tradition savante occidentale a pris l’habitude d’opposer la musique au chant, et on retrouve cette opposition chez les premiers ethnomusicologues, notamment chez André Schaeffner (1994). Or, dans la pratique des musiques urbaines, cette distinction s’abolit, ce qui distingue très nettement cette pratique des autres genres de musiques populaires, fondées sur la chanson. La chanson occidentale moderne repose en effet sur l’idée qu’elle est une œuvre composée d’un texte immuable mis en musique de manière fixe et définitive selon une mélodie et une harmonisation donnée. Or, dans les musiques urbaines, le texte peut varier selon le contexte, tout comme sa mise en musique.

Dans certains cas, la notion même de chanson disparaît, car le texte est absent. Ainsi une chanteuse du groupe Lutherie urbaine utilise sa voix comme le ferait un instrument de musique au sein d’un orchestre de jazz : elle prend des chorus, en improvisant sur un tempo, une pulsation, une métrique et un mode donné par la section rythmique de l’orchestre. Autre exemple, Médéric Collignon imite les timbres et polyrythmies d’une batterie avec sa bouche : il s’agit là de la technique dite du « human beatbox », apparue dans le hip-hop, dont les origines sont à chercher dans le scat des chanteurs de jazz.

Notons aussi que la forme fixe typique dans la chanson, qui est un poème mis en musique, disparaît dans le hip-hop (sauf dans sa forme la plus commerciale, où il se rapproche de la chanson). C’est notamment la caractéristique du freestyle, cet exercice au cours duquel des artistes s’affrontent successivement en « posant » leur flow sur de la musique, où il n’existe pas de forme figée à l’avance, même s’il s’agit probablement de variations autour de textes (ou de morceaux de textes) déjà prêts. Ce genre de performance avait notamment cours dans les radios libres des années 1990, comme Fréquence Paris Plurielle, et on en conserve depuis des enregistrements, comme le fameux « Les bidons veulent le guidon » de X-Men et Oxmo Puccino.

Mais, dans les musiques urbaines, une autre distinction classique de la musique occidentale est abolie, celle qui sépare le chant de la parole. En effet, même quand un texte existe, celui-ci n’obéit pas aux règles habituelles de la chanson, car dans la performance, la mise en forme rythmique s’avère plus importante que la mélodie, qui peut être réduite à une forme extrêmement simple, voire n’impliquer aucune ligne mélodique caractéristique. Ainsi, les rappeurs de l’EUMCA et slammeuses de Slam ô féminin performent leurs textes sur un flow, soit une façon rythmique de scander les paroles, de façon plus ou moins monocorde (incluant articulation, inflexion, accentuation et débit), où en tout cas aucune mélodie particulière n’est reconnaissable, ce qui les distingue de la chanson classique. Notons au passage que les musiques urbaines mettent souvent en jeu une conception du rythme strictement métrique associée à la danse (la voix étant mise en forme selon une série de figures rythmiques, ce qui est le cas du hip-hop), mais parfois aussi non métrique (comme certains slams, dits sur un ton récitatif, éventuellement sur fond musical ; à noter que, dans ce milieu, on appelle justement cela « chanter »). Dans tous les cas, le sens véhiculé n’est alors pas seulement celui des mots, quand ils existent ; il est à chercher dans les oppositions des événements sonores qui se succèdent, et de leurs caractéristiques comme l’intonation, l’accentuation, le timbre, le grain, la durée, c’est-à-dire dans le registre musical et en particulier rythmique [12].

Il reste alors à se demander pourquoi musique, parole et chant ne sont pas distingués dans les musiques urbaines, et dans quel but : ces ruptures vis-à-vis des règles classiques occidentales sont-elles une simple méconnaissance des principes qui régissent les genres musicaux dominants ou bien une provocation consciente (voire, au moins en partie, inconsciente) et un moyen musical d’affirmation identitaire en déstabilisant la culture dominante ? On penchera pour la seconde hypothèse.

L’opposition savant/populaire.

Les musiques urbaines ont par ailleurs ceci de paradoxal que, bien que produites par des musiciens le plus souvent autodidactes, elles nécessitent la mise en œuvre de techniques sophistiquées dont certaines proviennent de la musique savante. Les DJs, au départ et souvent encore aujourd’hui, sont issus de milieux populaires, se sont formés « sur le tas » et n’ont pas eu directement accès à la musique savante. Pourtant, la musique électronique qu’ils fabriquent nécessite une maîtrise très grande de l’informatique et de logiciels extrêmement complexes, que des étudiants au-delà de Bac +5 apprendraient avec difficulté en suivant une formation ad hoc… En outre, la musique qu’ils « jouent » (en réalité, qu’ils composent) doit pour beaucoup à la tradition musicale savante, qu’ils ont entendue, étant enfants dans les années 1960 ou 1970, alors qu’elle était diffusée à la télévision (pensons au générique des « Dossiers de l’écran », 1967, du compositeur Morton Gould) et dans les musiques de film (par exemple, « Lux Aeterna » de György Ligeti, utilisé dans le film à succès, sorti en 1968, de Stanley Kubrick, 2001, Odyssée de l’espace). Par ces voies non académiques, la musique savante s’est popularisée jusque chez les DJs de l’electro.

Photo 4 : (DR Samuel Rouanet) Samuel Rouanet, alias Reynold (ici en photo à Saint-Pétersbourg, août 2013), est né en 1972. Fils d’un pianiste de jazz, après des études au conservatoire de Toulouse, il est guitariste dans plusieurs formations post-rock (notamment à Chicago où il a vécu quelques temps), avant de devenir DJ et producteur de musiques électroniques. Il vit et travaille désormais à Berlin, où il a fondé le label de musique electro minimale Trenton.

Photo 4 : (DR Samuel Rouanet) Samuel Rouanet, alias Reynold (ici en photo à Saint-Pétersbourg, août 2013), est né en 1972. Fils d’un pianiste de jazz, après des études au conservatoire de Toulouse, il est guitariste dans plusieurs formations post-rock (notamment à Chicago où il a vécu quelques temps), avant de devenir DJ et producteur de musiques électroniques. Il vit et travaille désormais à Berlin, où il a fondé le label de musique electro minimale Trenton.

Ainsi, dans les musiques électroniques très présentes au sein des musiques urbaines, l’utilisation des logiciels informatiques, intégrant un séquenceur (comme Cubase ou Logic Audio) et générant des boucles musicales, permet de pratiquer une sorte de version populaire de la musique contemporaine dite « électro-acoustique », courant initié par les compositeurs Pierre Schaeffer et Pierre Henry. On connaît la genèse de la techno, ce genre de musique électronique né non par hasard dans la ville industrielle de Detroit, à la fin des années 1970, et dont les inventeurs furent influencés par des groupes de musique industrielle à l’avant-garde européenne comme Kraftwerk, eux-mêmes anciens étudiants de conservatoire à Düsseldorf, et imprégnés des expérimentations sonores contemporaines et de la musique minimaliste et répétitive de Steve Reich ou de Phillip Glass [13].

Les techniques d’improvisation brouillent elles aussi la distinction savant/populaire : si elles existent dans les genres hip-hop ou soul, elles sont surtout développées dans le milieu des musiques improvisées, en référence au jazz (surtout au courant free jazz des années 60) comme à la musique contemporaine, à travers l’usage de l’atonalité, du pointillisme, du bruitisme ou de la musique spectrale notamment. Un autre exemple est le cas des musiciens Olivier Sens et Guillaume Orty qui travaillent sur les interactions entre les instruments acoustiques et l’ordinateur (comme cela se fait aujourd’hui, dans un autre registre, à l’Ircam) : un logiciel musical, baptisé Usine, génère des boucles de musiques aléatoires dans un esprit proche de la musique electro minimale, tandis qu’un saxophone est « relié » à l’ordinateur par un capteur acoustique qui, par le jeu de l’improvisateur, modifie la production sonore générée par Usine. S’en suit un jeu insolite entre un musicien, un programmateur et un ordinateur.

La question se pose alors de comprendre pourquoi les acteurs des musiques urbaines font des emprunts au registre savant. Musiciens expérimentateurs, ils utilisent en le recyclant tout ce qu’ils entendent, selon la logique propre aux réseaux urbains. Mais n’y aurait-il également une « mythologie », ou plus simplement un imaginaire propre à cette subculture, qui donnerait une place centrale à la science et à la technologie, perçues comme des facteurs d’expérimentation, de progrès et d’émancipation humaine ? C’est en tout cas ce qui se confirme dans les dires des DJs de la scène electro minimaliste berlinoise, que nous avons rencontrés — tous fascinés par les avancées technologiques (et par les objets : consoles de mixage, microphones, etc.) au sein des musiques électro-acoustiques, du GRM (Groupe de recherches musicales) de Pierre Schaeffer, jusqu’à l’Ircam.

L’opposition imitation/création.

La pensée esthétique occidentale a l’habitude de valoriser la création individuelle au détriment de l’imitation (Béthune 2004b). Or, l’une des caractéristiques principales des musiques urbaines est justement l’imitation : imitation des gestes, de la démarche, dans l’attitude sur scène et dans la tenue vestimentaire (dans le hip-hop en particulier), imitation dans la technique musicale. Or, comme l’a rappelé Dan Sperber (Sperber et Hirschfeld 2007), toute imitation de traits culturels nécessite une réinterprétation cognitive par un individu qui vise un but précis, ceci dans un contexte socioculturel particulier [14] : à la part d’imitation, il faut donc ajouter celle de l’interprétation dans la technique du « flow », surtout dans le cas très particulier d’usage de la langue française (alors que cette technique est au départ usitée dans la langue anglaise). On rejoint ici la question du style.

Plus généralement, les différentes techniques de collage musical utilisées dans les musiques urbaines relèvent de la même problématique : pensons à l’usage d’échantillons (ou samples), ces fragments musicaux prélevés sur un disque à l’aide d’un logiciel informatique, et réintroduits dans un autre contexte musical, généralement en boucle, ou alors de façon sporadique. Une piste ultérieure de recherche pourrait être de se demander à quelles conditions une imitation/réinterprétation se révèle stable culturellement et trouve les voies de sa propre reproduction ou pérennisation. Ici réapparaît la question identitaire, car, évidemment, le choix des samples ne se fait pas au hasard : si le chanteur James Brown et le guitariste de jazz Grant Green sont des artistes très samplés, c’est probablement autant parce qu’ils étaient d’excellents musiciens, que parce qu’ils défendaient chacun à leur façon l’identité noire américaine.

Nouvelles formes de poésie.

Dans les pratiques françaises du slam et du hip-hop, tant dans leurs formes populaires qu’underground ou même commerciales, il est très intéressant de noter et d’analyser des pratiques poétiques en rupture avec la tradition lettrée française. Le slammeur s’inspire dans ses textes de techniques américaines, dans la mesure où les mots doivent se plier à l’exigence d’une conception afro-américaine du rythme, qu’on a pu selon les époques qualifier de swing ou de groove. En toile de fond, il est à envisager que le hip-hop et le slam s’inspirent aussi de manière plus lointaine de la prosodie des langues africaines, les intonations particulières qu’on y trouve provoquant ainsi un sentiment d’étrangeté chez l’auditeur occidental.

Par ailleurs, le fait d’utiliser dans ce but la langue française amène le slammeur à mobiliser un ensemble de techniques nouvelles, à contre-courant des règles de la tradition poétique française, fut-elle classique ou moderne. D’un point de vue linguistique, il serait utile de se demander comment ces techniques ont pu être empruntées et éventuellement adaptées depuis la langue anglaise, mais de quelle manière elles ont aussi découlé des propriétés internes à la langue française.

Quoi qu’il en soit, ces techniques ont été au départ perçues comme « triviales » par les membres des classes sociales moyennes et supérieures, mais le fait qu’elles sont étiquetées « triviales », qu’elles heurtent le « bon goût », peut être vu comme un signe au minimum de leur appartenance à des classes dominées [15], mais éventuellement aussi de leur nature subversive, car elles proposent de repenser les règles esthétiques, et en se diffusant depuis les banlieues ou les quartiers populaires vers le grand public, elles les redéfinissent effectivement. Nous en proposons une liste non exhaustive (Grimm 2010) : la répétition obsessionnelle d’une même rime ou l’usage d’allitérations dans un même vers ; la contre-assonance (permutation de voyelles, qui n’existe dans aucun autre genre littéraire, par exemple : « Tout le monde le ménage parce qu’il a une maladie des méninges ») ; la rime voyageuse (multiplication des rimes à l’intérieur des vers) ; la contre-allitération (permutation de consonnes, par exemple : « Que tu déchantes, que tu déjantes ») ; l’écho ou antanaclase (deux mots ou groupe de mots de même sonorité, mais de sens différent, par exemple : « Le rêve errant du révérend », Grand Corps Malade ; ou « J’mérite aucun trophée, même si j’en ai trop fait », La Fouine ; ou « Condé, tu crois qu’on dénonce ! », X-Men) ; enfin, l’usage de techniques langagières populaires, comme la contrepèterie, le verlan (« Tu veux violer le peu-ra », La Fouine) ou d’autres formes argotiques plus classiques (« Les bidons veulent le guidon », X-Men). Autant de procédés utilisés pour subvertir les règles de la bienséance poétique, caractéristique de la culture dominante.

Objets musicaux.

Chez les musiciens du milieu des musiques urbaines, les multiples inventions d’instruments de musique, à partir du détournement d’objets divers, ont attiré notre attention sur le fait que tout instrument de musique est aussi, en dehors de ses propriétés strictement acoustiques, un objet social. Une telle dimension de l’instrument de musique n’a que peu intéressé les ethnomusicologues. Cela revient à s’intéresser à ce que Thierry Bonnot appelle la « biographie d’un objet » (Bonnot 2004), à la suite d’Arjun Appaduraï qui parle d’une « vie sociale des objets » (Appaduraï 1986) ou de ce que Christian Bromberger nomme les « carrières d’objet » (Bromberger et Chevallier 1999). Envisageons, par exemple, le cas de la platine tourne-disque, objet de consommation aujourd’hui obsolète devenu un instrument de musique pour les rappeurs ou les musiques électroniques : l’utilisation simultanée de plusieurs platines permet en effet au DJ (disc-jockey) de composer instantanément de la musique, en mélangeant les sources sonores provenant de deux voire trois disques — en jouant sur la vitesse de rotation de la platine (ce qui permet de moduler la tonalité du morceau), ou en faisant aller et venir manuellement un disque sur la platine de façon à créer un effet percussif (technique du scratching). Nous ne tiendrons pas pour vrai le récit largement rétrospectif selon lequel cet « instrument » serait né dans les ghettos noirs américains, parce que ses inventeurs auraient été trop pauvres pour s’acheter un instrument acoustique. Il reste alors à se demander : pourquoi un tel détournement ? Ici, l’hypothèse de la déconstruction inconsciente (voire consciente) des règles classiques de l’organologie — cette discipline qui vise à décrire et classer les instruments de musique — est à envisager.

Le cas de la formation musicale Lutherie urbaine, avec qui l’auteur de ces lignes a plusieurs fois joué en concert, est encore plus intéressant pour analyser ces questions. L’équipe est basée à Bagnolet (ancienne ville ouvrière de la « ceinture rouge » parisienne), ses locaux se situant dans une ancienne usine de production de papier. Ces étranges « luthiers » fabriquent des instruments de musique à partir d’objets de récupération, avant de se produire en concert.

Photo 5 : (DR Lutherie Urbaine) Lutherie urbaine. Formation artistique à géométrie variable, Lutherie urbaine est un projet imaginé en 2000 par le batteur de jazz et compositeur Jean-Louis Mechali. Basée à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), l’équipe d’une vingtaine de personnes, incluant musiciens et luthiers, se consacre à la création musicale, la recherche instrumentale (réalisée à partir de matériaux recyclés et d’objets du quotidien), et l’enseignement de la musique auprès de différents publics.

Photo 5 : (DR Lutherie Urbaine) Lutherie urbaine. Formation artistique à géométrie variable, Lutherie urbaine est un projet imaginé en 2000 par le batteur de jazz et compositeur Jean-Louis Mechali. Basée à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), l’équipe d’une vingtaine de personnes, incluant musiciens et luthiers, se consacre à la création musicale, la recherche instrumentale (réalisée à partir de matériaux recyclés et d’objets du quotidien), et l’enseignement de la musique auprès de différents publics.

L’étude de leur démarche nous pousse ici aussi à considérer qu’un instrument de musique n’existe pas « en soi », mais qu’il résulte au moins en partie d’un ensemble de valeurs qui le lie aux individus qui en jouent. Quelles sont ces valeurs ? On testera notamment l’hypothèse selon laquelle les instruments de musique deviennent le support d’un imaginaire collectif : dans le cas de Lutherie urbaine, il s’agit d’un imaginaire industriel, associé à la condition ouvrière, à la fabrique d’objets manufacturés, cet imaginaire étant associé à celui du métissage, du cosmopolitisme, du voyage, comme échappatoire à la condition ouvrière. Par ailleurs, on trouve dans le concept même de Lutherie urbaine une utopie de réenchantement du monde industriel par le recyclage, à rapprocher de l’idéologie de l’écologie, que la fabrication de tels instruments permet de diffuser : tout au moins en principe et à grande échelle, le recyclage permet en effet la réduction du volume des déchets et contribue à diminuer la pollution qu’ils causeraient ; par ailleurs, ce procédé permet également de préserver les ressources naturelles.

Mais on peut pousser plus loin encore l’idée de recyclage, car de façon générale on retrouve, dans les musiques urbaines, la logique à l’œuvre dans l’art contemporain en général (Amselle 2005) : la logique de la « friche », de la récupération d’éléments hétéroclites réutilisés dans un mixage généralisé des cultures et des genres musicaux. On pourra envisager qu’un tel mixage est présenté au sein des musiques urbaines comme un moyen de libération de la parole des dominés. Nous disons bien « présenté », car il s’agit d’une idéologie : la réappropriation des codes savants et la subversion des codes bourgeois servent de support à l’idée d’émancipation sociale, qui n’est pas suivie pour autant d’effets, puisque dans la société française (et plus largement en Europe), l’ascenseur social est en panne et les écarts entre riches et pauvres se renforcent depuis quelques décennies.

Il paraît donc indéniable que, dans les marges de la culture dominante, s’inventent de nouvelles formes de cultures urbaines, en particulier par le biais de la pratique musicale. Cela étant admis, envisageons un dernier problème posé par l’analyse des musiques urbaines. Doit-on finalement parler de création spontanée au sein des cultures populaires ou de la rencontre entre des talents individuels et des stratégies de marketing en direction des couches populaires ? En effet, où se situe la réalité de la création musicale dans un univers dominé par les majors, qui « formatent » les artistes afin de satisfaire des demandes ciblées, alors que les petites productions indépendantes sont vouées à terme à la disparition ou à leur inclusion dans les majors ? Gayatri Chakravorty Spivak (1988) a fourni une critique interne au courant des subaltern studies en avançant l’idée qu’il est risqué de prétendre avoir accès à la véritable pensée des « sans-voix » : selon elle, il n’existe pas de groupe homogène tel que « les femmes subalternes ». Pourtant, des personnes décident de parler au nom de ce groupe, en s’appuyant sur une idéologie. Transposée à notre terrain, cette problématique revient à se demander qui, dans les musiques urbaines, parle au nom des groupes sociaux dominés, comme celui des « enfants d’immigrés postcoloniaux » ou « pauvres des quartiers populaires », et en quels termes ? De ce point de vue, il faudrait approfondir l’hypothèse selon laquelle les conduites des acteurs et promoteurs de la culture populaire doivent être comprises de manière dialectique, c’est-à-dire à partir d’une tension entre la résistance qu’ils opposent à un système dominant et l’adhésion qu’ils formulent à des systèmes idéologiques constitués.

Résumé

Cet article propose une réflexion générale sur le vaste ensemble des musiques urbaines européennes (incluant hip-hop, slam, electro, musiques improvisées...). À partir de nombreuses observations ethnographiques, l’auteur formule l’idée selon laquelle les pratiques musicales et les discours afférents, chez les acteurs des musiques urbaines, visent à subvertir les normes esthétiques occidentales, en déconstruisant un certain nombre d’oppositions structurelles (savant/populaire, imitation/création, chant/voix, etc.). Par ailleurs, l’auteur constate que des groupes socialement dominés se saisissent de ces musiques pour en faire un outil d’affirmation identitaire, leur discours étant soumis à différentes idéologies.

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Notes

[1] Je remercie pour leurs lectures, critiques et suggestions Jean-Loup Amselle, Salvatore D’Onofrio et Elizabeth Gessat.

[2] À propos de ces frontières spatiales invisibles, nous avons rencontré beaucoup de personnes habitant les quartiers de Riquet ou la cité Curial (deux zones « sensibles » du 19e arrondissement de Paris) qui ne prenaient jamais le métropolitain, et ignoraient par exemple comment se rendre dans le quartier Saint-Michel — différence fondamentale qui distingue ces habitants des nouveaux arrivants, bourgeois participant au phénomène de gentrification de l’arrondissement, qui connaissent par cœur le plan du métro parisien.

[3] Pour une critique de la notion d’homologie, voir Nattiez (2008).

[4] La critique de l’hégémonie culturelle au sens de Gramsci (c’est-à-dire d’une aliénation complète des dominés à l’idéologie dominante par le biais notamment de la culture de masse) prend sa source dans la célèbre étude de l’anthropologue britannique Richard Hoggart (1970), qui a été une des principales sources d’inspiration des cultural studies.

[5] Voir « Urban contemporary music », Encyclopaedia Britannica.

[6] C’est en tout cas à la conclusion à laquelle nous avons abouti, à partir des lectures et du point de vue de certains des acteurs étudiés. En revanche, la théorie générale et la définition que nous donnons des musiques urbaines, probablement discutable, n’engagent que nous.

[7] Nous avons joué en concert ou enregistré en tant que guitariste (sur plusieurs années, dans le cadre de Master classes et au sein d’une association mêlant « professionnels » et « amateurs », le BOA basé à la Dynamo de Pantin) avec certains des artistes cités (Lutherie urbaine, Médéric Collingon, Olivier Sens et Guillaume Orty) ; dans d’autres cas, nous avons assisté à des conférences (EUMCA, Khondo, DJ Cutkiller), à des concerts en tant que spectateurs (slam Massacre, slam ô féminin, Tata Milouda, soirées slam au « Café de Paris », rue Oberkampf à Paris) ; nous avons sympathisé avec des DJ’s de la scène electro berlinoise (Trenton, Duplex 100, Aspro, Jeff Milligan) ; enfin, nous avons écouté des disques et des enregistrements de concerts dans les autres cas.

[8] Ces musiques n’obéissent peut-être pas complètement pour autant à la logique des musiques underground, qui elles se pensaient comme des avant-gardes.

[9] Voir le site Internet de l’association.

[10] Le « Babtou », en argot de la cité, est le verlan de « Toubab », qui signifie « homme blanc ».

[11] Le freestyle n’est pas plus « libre » que le free jazz : ces styles s’affranchissent certes de plusieurs barrières de genre, ils n’en restent pas moins soumis à des codes précis.

[12] Selon la définition du rythme que donne Arom (1985).

[13] À noter que de nombreux compositeurs de la musique minimaliste « savante » ont déclaré (en particulier Steve Reich) s’être inspiré du jazz, notamment de son courant free.

[14] Et, pour Sperber, selon des modalités psychologiques particulières, en termes de modules spécifiques innés façonnés par l’évolution, ce qui n’est pas notre perspective…

[15] Selon l’analyse classique de Bourdieu, le goût populaire est perçu comme « barbare » par les classes supérieures, qui définissent leur propre amour de l’art comme « pur » et « désintéressé », alors qu’il dépend d’intérêts de classe (Bourdieu et de Saint-Martin 1976).

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