Le champ mémoriel occupe, depuis la fin des années 1970, une nouvelle fonction sociale, tant à l’échelle individuelle que collective. Si, dès 1950, le sociologue Maurice Halbwachs explicite la notion de mémoire collective, ce sont finalement les historiens rattachés à la Nouvelle Histoire, qui, à partir des années 70, ont contribué à faire de cet objet un champ de recherche à part entière. En 1978, Pierre Nora définit à son tour la mémoire collective comme « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » (1978 p. 398), dans l’ouvrage La Nouvelle histoire. Depuis, s’il est communément admis qu’histoire et mémoire entretiennent des relations privilégiées, liaisons à la fois passionnées et conflictuelles, il est plus inhabituel de trouver semblables affinités entre géographie et mémoire. Des travaux commencent néanmoins à baliser cette thématique, au cours de cette période qualifiée de « moment mémoire » par Pierre Nora (1997, p. 4710) : Jean-Luc Piveteau [1] (1995) établit des liens entre mémoire, lieu et territoire ; Christian Grataloup (1996) publie Lieux d’histoire, essai de géohistoire systématique, synthèse impressionnante et complément « spatialisé » des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1993), et André Micoud (1998) invente le concept de « hauts lieux » pour évoquer les espaces qui possèdent des propriétés symboliques signifiantes. Les travaux contemporains s’inscrivant dans le champ de la géographie culturelle se réfèrent d’ailleurs volontiers à cette notion de « haut lieu » (Debarbieux 1993, Gentelle 1995). Le haut lieu n’est alors pas tant fragment que concrétion d’espace-temps (Bédard 2002). Mais la mémoire, en tant que nouvelle forme de notre rapport au passé, reste cependant assez marginale dans les travaux des géographes, au regard de ce qui est produit par les historiens. Pourtant, en raison de leur caractère foncièrement polysémique, les mémoires, à court et/ou long terme, collectives et/ou individuelles, liées aux capacités motrices, aux faits et/ou aux émotions, modulent, nourrissent et transforment fortement les espaces dans lesquels elles s’inscrivent et se logent. L’objet « mémoire », en tant que tel, constitue donc aussi, pour reprendre et transformer l’expression de Jean-Pierre Rioux [2], « un bon gibier pour les géographes ».
Dans le cadre de mon travail d’Habilitation, je me suis précisément intéressée à la mémoire de la Shoah à travers l’édification de musées-mémoriaux dans les métropoles occidentales. Le postulat de départ consistait à comprendre pourquoi et comment, dans nos sociétés où les questions d’identité, de culture, de patrimoine et d’aménagement occupent une place si importante, ces lieux de mémoire généralement façonnés par une alliance de concret, d’idéel et de symbolique se caractérisent comme des objets spatiaux à part entière. Ils constituent en effet d’authentiques lieux, non pas au sens naturaliste, matérialiste et positiviste, mais en tant qu’actants dotés d’une capacité d’actions qui produisent des stratégies discursives, lesquelles combinent des émotions, des valeurs, et des croyances, qui, en retour, génèrent des appartenances et des identités individuelles et/ou collectives.
Cette réflexion sur la spatialisation et les effets spatiaux des musées consacrés à la Shoah a débuté à l’automne 2007, lors d’un séminaire [3] organisé à Yad Vashem, en Israël. Ce fut un choc, au sens d’émotion intellectuelle. Chocs au pluriel pour être plus claire. Les meurtrissures et blessures de l’histoire avec sa grande Hache [4] y étaient sans aucun doute pour quelque chose, mais l’histoire m’était connue. En revanche, les multiples effets spatiaux, politiques et géopolitiques que ces déchirures impliquaient furent une révélation. La perte de six millions de Juifs, d’une langue et de cultures spécifiques, de racines filiales, familiales tout autant que spatiales se matérialisaient ici par la production d’un espace distinctif, mélange de sacré et de profane, juxtaposition et superposition de plusieurs lieux en un seul emplacement. Au déracinement initial succédait un nouvel enracinement. Entre ces multiples ancrages spatiaux et temporels, la mémoire, polymorphe, circulait. Et les sempiternelles « questions du géographe » qu’on enseigne aux étudiants de première année s’imposaient de manière envahissante concernant cet agencement spatio-mémoriel, cet espace-autre, cette hétérotopie (Foucault 1984) que constituent le musée-mémorial et son complexe : « quoi ? », « qui ? », « où ? », « comment ? », « pourquoi là ? » et « pourquoi pas ailleurs ? ». Déracinement, enracinement et circulation. Des réponses, intuitives, affleuraient. Ce fut le commencement. Il fallait dès lors aller observer ailleurs, en d’autres lieux similaires, si ces questionnements s’appliquaient et si les premières hypothèses se confirmaient.
S’intéresser aux musées n’était pas chose nouvelle en géographie. En 1995, au moment précisément où les géographes commencent à travailler, timidement, les liaisons « territoires/mémoires », un numéro entier de la revue Géographie et cultures est consacré au thème « Musées, écomusées et territoires » [5]. Peu après, signe que la thématique est dans l’air du temps, la géographe Anne Gaugue (1997) soutient une thèse de géographie exclusivement consacrée aux musées africains. Plus récemment, sous la direction de Christian Grataloup, Anne Hertzog (2004a) associe la question des musées à celle des lieux géographiques de mémoire en Picardie, tandis que Christine Chivallon (2006) s’intéresse à la muséographie en lien avec la mémoire aux Antilles françaises. Depuis, l’intérêt accru des géographes pour les questions de patrimoine et de cultures contribue à banaliser leur intérêt pour cet objet, de telle sorte qu’Anne Hertzog (2004b) l’affirme avec enthousiasme dans le titre d’un article : « Quand les géographes visitent les musées, ils y voient des objets… de recherche ». Avant d’entreprendre mes terrains à travers une bonne partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, cet état des lieux de la littérature grise me rassurait car, nonobstant son fil d’Ariane temporel indiscutable, le travail académique que je m’apprêtais à entreprendre s’inscrivait bien dans une réflexion géographique. Je pouvais dès lors m’interroger sur les répercussions spatiales, géographiques et géopolitiques de cette mémoire, devenue — pour le meilleur et pour le pire — la matrice mémorielle à laquelle on se réfère pour analyser des faits passés ou pour poser, au sein des réalités contemporaines, les bases du récit historique futur (Wiéviorka 2003-2004).
Ce sont précisément ces relations entre espaces et temps, envisagées plus particulièrement à travers deux échelons d’analyse, qui vont être présentées dans le cadre de cet article. La première partie traitera du niveau global, international, pour cerner comment les mémoires politiques, idéologiques, et géopolitiques de la Shoah s’enchâssent dans des réalités nationales à la fois complexes et singulières ; pourquoi, où, quand et comment la décision d’ériger un musée-mémorial au cœur d’une métropole prend-elle sens ? Puis, dans un second temps, c’est le niveau infra, à l’échelle des musées eux-mêmes, que nous explorerons, afin de comprendre comment ces milieux sensoriels tentent de restituer le processus génocidaire de la Shoah. Espaces et temps s’y conjuguent en permanence pour produire des agencements singuliers.
La mise en perspective de différents musées-mémoriaux, construits à des périodes et au sein d’espaces différents, à des niveaux scalaires différenciés, permet — c’est du moins le parti-pris de cet article — de mieux saisir les caractéristiques géopolitiques, urbaines et architecturales de ces lieux, en tant que fragments d’espaces et de temps dotés de propriétés accessibles à nos sens.
La commémoration de la Shoah comme enjeu politique et géopolitique.
La construction de musées-mémoriaux, à la fois hors des lieux de massacres et au cœur de grandes villes occidentales, s’effectue à des périodes distinctes, au sein de matrices sociétales, politiques et spatiales spécifiques dans lesquelles la conscience de la Shoah s’enracine et se renouvelle. Ces édifices s’insèrent ainsi dans des rapports de forces nationaux et internationaux qui permettent d’appréhender de manière plus fine leurs conditions d’édification.
L’ancrage occidental de cette mémoire.
En dépit de sa dimension européenne, la Shoah constitue un événement mondial : les principaux foyers historiques du judaïsme se sont déplacés de l’Europe vers l’Amérique du Nord et Israël principalement, mais aussi en Australie, en Afrique du Sud ou en Amérique latine. La diaspora post-Shoah s’est superposée à la diaspora pré-Shoah et, de ce fait, l’onde de choc des traumatismes et des rescapés a marqué l’ensemble des continents. La mondialisation, ou du moins l’occidentalisation de la Shoah, repose ainsi sur plusieurs facteurs explicatifs. Selon Henry Rousso (2007), la globalisation des rapports au passé relève notamment de l’émergence d’un nouvel espace public mondial. Daniel Lévy et Natan Sznaider (2006) considèrent, quant à eux, que la mémoire de la Shoah ne peut être réduite, conceptuellement et empiriquement, à un territoire fixe. Pour sa part, Jeffrey Alexander (2002) souligne combien l’Holocauste est devenu à la fois la représentation symbolique dominante du Mal et le soubassement d’un universalisme moral supranational. La mémoire du génocide des Juifs par les nazis et leurs complices, et la nouvelle « culture des Droits » [6] se trouvent ainsi liés, si bien que la Shoah constitue un concept « déraciné », spatialement et temporellement, pour évoquer d’autres actes d’injustice et d’autres mémoires nationales traumatisantes à travers le monde.
De nombreuses raisons peuvent expliquer cette transnationalisation mémorielle : une visibilité accrue du négationnisme, la montée en puissance de la figure de la victime au fur et à mesure que disparaissent les derniers témoins, la place croissante qu’occupent la mémoire et le patrimoine, l’émergence de nouvelles formes d’actions collectives relayées par des formes d’organisations non gouvernementales et/ou des institutions internationales, l’expression d’une demande sociale considérable, notamment en terme de tourisme mémoriel, et pour finir la montée en puissance des interrogations et peurs identitaires, liées pour partie à la fin de la construction géostratégique du monde par la Guerre froide et à la mondialisation des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels. Pour l’ensemble de ces raisons, la mémoire de la Shoah, par son ampleur et sa nature sans précédent dans l’histoire, est donc désormais devenue une question mondiale.
Dans ce contexte général, l’édification des musées-mémoriaux s’organise principalement autour de trois grandes périodes : juste après la Shoah, puis dans le contexte de la Guerre froide, de la Guerre des Six Jours et de celle du Kippour, et enfin dans le contexte de la chute du Mur et de l’effondrement du Rideau de fer.
Israël ou Europe ? Où reterritorialiser les mémoires ?
La guerre à peine achevée, alors que la mémoire de la Shoah n’est pas encore devenue un paradigme dominant, Israël et la France se livrent une bataille commémorative. Le 2 mai 1945, en Palestine, naît le projet Création de Yad Vashem à la mémoire des Juifs d’Europe disparus. Ébauche d’un plan de commémoration de la diaspora. En février 1946, Yad Vashem ouvre un bureau à Jérusalem et une antenne à Tel-Aviv. La première conférence sur la Shoah se tient à Jérusalem en 1947 ; la décision y est prise de localiser le centre de documentation de Yad Vashem dans la ville dite « trois fois sainte ». La guerre d’Indépendance de 1948 met fin à ce projet.
Au cours de la même période, la France connaît un projet similaire à Grenoble, avec le Centre de Documentation Juive Contemporain (CDJC), fondé en 1943 par Isaac Schneersohn. Son objectif est de collecter des documents sur la persécution antisémite pour que, une fois la légalité républicaine restaurée, les Juifs de France puissent recouvrer leurs droits et leurs biens. Mais l’arrivée des nazis interrompt les activités du CDJC. Après la guerre, l’idée d’ériger un tombeau-mémorial émerge ; ce sera le Mémorial du Martyr Juif Inconnu. Un terrain est alloué par la mairie de Paris dans le quartier du Marais. Le 27 mai 1953, la cérémonie grandiose et solennelle de la pose de la première pierre réunit les personnalités les plus importantes de l’élite républicaine.
Au lendemain de cette inauguration parisienne, un débat s’ouvre à la Knesset. La volonté de concentrer le souvenir à Jérusalem est renforcée, et tous les députés qui s’expriment conviennent que Jérusalem demeure le seul endroit approprié pour la construction du mémorial des victimes du nazisme (Wiéviorka 2005, p. 56). Les responsables politiques israéliens souhaitent en effet définitivement territorialiser les survivances et souvenirs de la Diaspora en terre d’Israël, tandis qu’Isaac Schneersohn, de son côté, défend avec force l’idée que le Mémorial parisien « n’est pas l’œuvre de la seule communauté française, mais du Judaïsme mondial. Ceci exclut toute idée de la remise du Mémorial à la Communauté française uniquement » (Schneersohn 1957 citée par Perego 2007, p. 58).
L’ensemble des débats montre à la fois les difficultés, mais aussi les enjeux politiques, géopolitiques et symboliques qu’il y à déterritorialiser pour reterritorialiser ailleurs le souvenir de mondes disparus et les témoignages de cette annihilation. D’autant que les particularités de cet espace-temps englouti reposent précisément sur des ancrages spatiaux, culturels et identitaires contrastés : des communautés qui partageaient de puissants sentiments de cohésion dans le Yiddishland, des communautés majoritairement intégrées dans les sociétés françaises ou allemandes, et enfin une communauté sioniste qui assimile l’une et l’autre à un monde imparfait, celui de la vie en diaspora.
Guerre froide, Guerre des Six Jours, Guerre du Kippour et américanisation de l’Holocauste.
À la suite du procès Eichmann [7], et dans le contexte de l’ensemble des guerres froide et chaude, les États-Unis découvrent à leur tour ce qu’ils appellent l’Holocauste. En 1974, l’organisme de coordination des organisations juives (National Jewish Community Relations Advisory Council) demande à ses membres de commémorer une journée de l’Holocauste et de l’enseigner dans les écoles. En 1977, un conseiller de la Maison-Blanche demande au président Carter de visiter un centre de l’Holocauste à Brooklyn pour se concilier la grande partie de la population juive heurtée par la politique qu’il mène au Proche-Orient. Son discours du 16 mars 1977, prononcé à Clinton dans le Massachusetts, dans lequel il exprime pour la première fois l’idée qu’il doit y avoir un foyer national [8] (homeland) pour les réfugiés palestiniens, heurte la communauté juive américaine qui, depuis Roosevelt, soutient fermement les Démocrates. Par ailleurs, la vente de chasseurs à réaction F-15 à l’Arabie Saoudite passe mal. En définitive, n’arrivant plus à défendre cette politique, le conseiller aux affaires juives de Carter démissionne. Pour ne pas perdre un soutien financier capital, Jimmy Carter institue, le 1er novembre 1978, une commission chargée d’étudier la possibilité d’édifier un mémorial national des victimes de l’Holocauste. Cette décision fait par ailleurs suite au succès de la mini-série TV, Holocaust, diffusée par la chaîne NBC en 1978. Les quatre épisodes sont vus par près de cent millions d’Américains. Reagan pose la première pierre du mémorial à Washington en octobre 1988. L’ouverture a lieu en 1993. Le Dalaï-Lama en est le premier visiteur, en raison de son combat pour le respect des Droits de l’Homme.
Cette américanisation de l’Holocauste, à grand renfort de dollars, attise une nouvelle rivalité géographique. Les responsables de Yad Vashem s’en inquiètent de bonne heure ; ils craignent une marginalisation de leur musée-mémorial. En 1984, le maire de New York, où la communauté juive est particulièrement importante, a le projet d’ériger un musée à Manhattan. L’objection de l’ambassadeur d’Israël est sans appel : il répond vigoureusement que l’État d’Israël constitue le seul monument qui soit pour le peuple juif [9]. De fait, l’année même de l’inauguration de la United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) de Washington, les responsables de Yad Vashem décident de construire un nouveau musée, plus moderne. Son inauguration a lieu le 15 mars 2005. Deux mois plus tôt, à Paris, un nouveau musée-mémorial de la Shoah, construit sur l’emplacement du Mémorial du Martyr Juif Inconnu, ouvre ses portes.
Effondrement du Rideau de fer et volonté d’adhésion à l’Union européenne
La Chute du mur de Berlin reconfigure à la fois l’Allemagne, les pays du bloc de l’Est, l’Europe, l’Union européenne et leurs différentes mémoires douloureuses. Depuis la disparition matérielle du Rideau de Fer, le souvenir de la Shoah, du national-socialisme et de la guerre se trouve désormais appréhendé dans de nouvelles configurations géographiques, historiques et politiques. Pour les Allemands qui ont vécu pendant 40 ans en République démocratique allemande (RDA), et pour les habitants des Pays de l’Est d’une manière générale, le souvenir de la dictature nationale-socialiste interagit, à plusieurs niveaux, avec le souvenir encore prégnant de la dictature communiste et de son autodéfinition comme antifasciste. En 1991, une administration spécifique [10] a été chargée de mettre en ordre, reconstituer et classer les dossiers de la Stasi afin de permettre aux victimes d’accéder à ces documents. Elle accouche d’un douloureux travail de mémoire sur la dictature de la RDA qui s’accentue lorsque des souvenirs antagonistes viennent se télescoper en un même lieu. Jorge Semprún évoque ainsi la perduration du camp sous le régime de l’occupation soviétique, de 1945 à 1950 :
Sur l’autre versant, ouvert à la perspective lointaine des monts de Thuringe, au piémont de l’Ettersberg, une jeune forêt a poussé. Elle recouvre les espaces où se trouvaient auparavant les baraques de l’infirmerie, du Petit Camp de quarantaine. Elle recouvre, surtout, les milliers de cadavres anonymes — non identifiés, du moins — enfouis ici dans la sauvage froideur des fosses communes de l’époque stalinienne de Buchenwald. (Semprum 2010, p. 144)
Coprésence et co-spatialité de douleurs et de tragédies, terrible lieu de souvenirs traumatiques où des victimes ont été emprisonnées, torturées et tuées à la fois par la dictature nazie et par la dictature communiste.
La Shoah fait aujourd’hui l’objet de nombreuses commémorations officielles et d’édification de lieux de mémoire. En Allemagne, deux monuments paraissent aujourd’hui emblématiques de cette prégnance dans la capitale désormais réunifiée : le Musée Juif de Berlin, dessiné par Daniel Libeskind, inauguré en 2001, et le Mémorial pour les Juifs d’Europe, conçu par Peter Eisenman, inauguré en 2005. Un troisième, le Musée de la Topographie de la Terreur, situé à la place de l’ancien siège de la Police secrète entre 1933 et 1945, bien qu’il ne soit pas spécifiquement consacré à la Shoah, développe, à travers de nombreuses documentations, la politique de persécution et d’annihilation du régime national-socialiste. La Pologne fait face aux mêmes dilemmes que l’ex-RDA ; la question de la mémoire judéo-polonaise reste une question vive (Guez 2010). « Peuple témoin» (Szurek 2007), parfois complice [11] de la Shoah, les Polonais ont eux aussi été des victimes du national-socialisme. À la fin de la guerre, la Pologne a perdu plus de cinq millions de citoyens, dont trois millions de Juifs. Ses élites, de toutes conditions sociales, ont été massivement décimées, et sa capitale, Varsovie, détruite sous le regard passif de l’Armée rouge, stationnée sur les bords de la Vistule.
Pour conjurer ce passé, un grand musée dédié à « Mille ans d’histoire juive en Pologne » a été inauguré officiellement dans la capitale polonaise le 19 avril 2013, jour anniversaire de la commémoration de l’insurrection du Ghetto. Ce musée est l’expression d’un partenariat public-privé entre, d’une part, le ministère de la Culture et de l’héritage national de Pologne et la ville de Varsovie, qui ont mis à disposition le terrain et les fonds pour la construction du musée, et, d’autre part, l’Association de l’Institut historique juif qui, avec l’aide des associations américaines et européennes du musée, lève les fonds pour la réalisation de l’exposition permanente. Ce bâtiment ultra moderne, cherchant à témoigner d’une coexistence millénaire complexe entre Juifs et Polonais, fait face au monument de Natan Rappaport, véritable géosymbole, érigé en 1948 à la mémoire des héros de l’insurrection du Ghetto, à l’initiative de la communauté juive.
Semblablement, en Hongrie, cette question mémorielle reste vive, et la réalité politique s’est encore complexifiée avec l’institutionnalisation de l’antisémitisme, portée par le parti Jobbik qui a obtenu 17 % des votes et 47 sièges au Parlement lors des élections législatives de 2010. Au total, même si la déportation s’est effectuée plus tardivement qu’ailleurs en Europe, une victime sur dix de la Shoah a été juive hongroise. Et les nazis ont pu compter sur le concours actif des Croix Fléchées (organisation fasciste hongroise). En 2002, la Hongrie, souhaitant intégrer l’Union européenne, a dû reconnaître le rôle joué par les Hongrois dans la Shoah. Inaugurée par Viktor Orbán, le premier ministre conservateur de l’époque, la Maison de la Terreur, prévue pour évoquer la mémoire des victimes des deux dictatures, a ouvert ses portes le 24 février 2002, à un mois et demi des élections législatives de 2002 et au lendemain de la journée commémorative des victimes du communisme. Un agenda optimal, un timing idéal, savamment étudiés pour asseoir une forte médiatisation, que certains détracteurs n’ont pas manqué de dénoncer, accusant le gouvernement de manipuler grossièrement le passé à des fins politiques. En effet, ce musée de la Terreur reflète, selon Emmanuel Droit (2007), la volonté des autorités politiques hongroises de privilégier, dans ce lieu, la mémoire de la terreur soviétique au détriment de celle de la Shoah. Deux salles sur les 25 que compte le musée abordent en effet la question de l’occupation nazie, de manière déconnectée de la société hongroise. Sophie Wahnich atteste également que « la dénonciation de la torture, qui doit renvoyer aux deux terreurs évoquées par le musée ne semble in fine articulée qu’à la dénonciation du seul communisme » (2007, p. 5). Enfin, elle constate également le fait que, sur le mur des bourreaux communistes — bien plus nombreux que les bourreaux nazis sur un autre mur —, l’alignement de noms à consonance juive renoue plutôt avec une dénonciation implicite du judéo-bolchevisme.
Pour fournir des garanties à la communauté juive la plus importante d’Europe de l’Est et à l’Union européenne, inquiète de ces raccourcis historiques, le gouvernement de Victor Orbán a décidé la création d’un musée à la mémoire des victimes de la Shoah. En 2002, une institution gouvernementale, Holocaust Documentation Center and Memorial Collection Public Foundation, a été créée. Sous ses auspices et son administration, le musée-mémorial de la Shoah de Budapest a ouvert ses portes au public le 16 avril 2004 [12]. Mais, une fois l’Union européenne « rassurée », un changement de l’équipe de direction du musée a été effectué de manière autoritaire, laquelle s’est empressée de modifier l’exposition permanente. Le rôle des Croix Fléchées dans la déportation des Juifs de Hongrie se trouve désormais scandaleusement minoré. Dans ce climat d’antisémitisme semi-officiel et assumé, où le mythe de la Grande Hongrie [13] est de plus en plus prégnant, la commémoration des 70 ans de l’Holocauste a donné lieu à de vives tensions. Les célébrations souhaitées par le gouvernement conservateur du Premier ministre ont notamment avivé les débats autour de la responsabilité des Hongrois dans la Shoah. Sans qu’aucune consultation n’ait été réalisée, le gouvernement envisageait en effet d’inaugurer le 17 mars 2014, date anniversaire de l’occupation de la Hongrie par l’Allemagne, une statue allégorique de la « Hongrie victime de l’Allemagne » sur la principale place de Budapest. L’inauguration a finalement été reportée au 31 mai. D’abord intitulée « Monument dédié à la mémoire de l’occupation allemande », la statue se nommera en définitive « Monument dédié aux victimes de l’occupation allemande ». Haute de sept mètres cinquante, elle représentera l’archange Gabriel, symbole de la Hongrie, pris dans les serres de l’aigle, suggérant ainsi que seuls les Allemands ont été responsables de la destruction des Juifs hongrois. Face à ces provocations, la principale fédération juive de Hongrie, Mazshihiz, a décidé de boycotter les commémorations. En présence de grands Rabbins israéliens, du vice-ministre des Affaires religieuses et de l’ambassadeur israélien, plusieurs centaines de personnes ont commémoré le 70e anniversaire en défilant le long des rives du Danube où soixante paires de souliers en bronze, réalisés par le sculpteur Gyula Pauer, évoquent les Juifs hongrois abattus et jetés dans le Danube par les membres du parti des croix fléchées entre décembre 1944 et fin janvier 1945.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour des raisons diverses, nationales et extranationales, la commémoration de la Shoah apparaît comme un révélateur d’enjeux politiques et géopolitiques, fruits de jeux d’acteurs complexes. En 1995, le Parlement européen a demandé qu’une journée européenne de commémoration soit instituée le 27 janvier, journée anniversaire de l’ouverture d’Auschwitz. Reconnaître la Shoah comme Mal absolu est devenu un critère implicite d’entrée dans l’UE. Contextualisation, décontextualisation et recontextualisation participent à l’édification des musées et mémoriaux qui maillent l’Europe et l’Amérique du Nord. Ils traduisent combien la mémoire, en tant que « capital de pouvoir » (Nora 1979, p. 10) se trouve intimement liée à des enjeux identitaires dans un contexte de constructions nationales, voire nationalistes, et/ou européennes. Elle témoigne aussi de son rôle essentiel dans la consolidation démocratique et dans la lutte contre les régimes autoritaires. C’est la principale mission que se donnent les musées : combattre l’ignorance par l’éducation et mettre en lumière les dangers inhérents à l’antisémitisme, au racisme ou à l’intolérance, comme en témoigne par exemple la déclaration du Premier ministre du Québec, en juin 2003, à l’occasion de l’inauguration du nouveau musée de l’Holocauste de Montréal : « Nous nous assurerons qu’autant de personnes possibles visiteront cette exposition de sorte qu’elle puisse pleinement remplir sa mission. Ce musée est un témoignage de notre espoir dans l’avenir » (Grynberg 2003). Comprendre cet intérêt nécessite d’aller étudier au plus près ce qui se passe à cette échelle infra du musée.
Les musées : espace-temps de l’entre-deux.
L’espace n’est jamais « l’espace tout court », mais celui des sujets, des acteurs et de la praxis, des actions passées, actuelles et à venir. À la suite d’Antoine Prost, nous considérons que les monuments « tirent d’abord leur signification de leur localisation dans un espace qui n’est pas neutre » (1997, p. 204). Ils s’insèrent dans des territoires qui, selon Guy Di Méo (1998), témoignent d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité.
Le musée comme lieu.
Comment commémorer les victimes de la Shoah, pallier la mort et l’absence, et lutter contre la corruption du temps ? Où ranger ces mémoires qui parfois dérangent et démangent les sociétés contemporaines ? Pour avoir lieu, la commémoration a besoin de s’inscrire dans une dimension spatiale. Elle requiert donc la création de lieux spécifiques qui permettent le souvenir et l’inscription des mémoires et des événements. Différentes « espèces d’espaces » (Pérec 2000) caractérisent de fait les lieux de commémoration de la Shoah comme horizons d’attente ou comme tensions. Ces remémorations revêtent plusieurs formes : stèles, plaques ou mémoriaux ont été érigés sur les lieux mêmes des crimes et des persécutions. Les travaux de James Edward Young (1993, 1998) montrent que ces monuments commémoratifs sont aujourd’hui extrêmement nombreux en Europe. Mais l’inscription mémorielle dans l’espace peut aussi s’effectuer à travers des espaces produits, des construits sociaux, architecturaux et urbanistiques, comme dans les exemples métropolitains qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de cet article. Ces musées et mémoriaux, en tant que lieux spécifiques, existent à la fois matériellement sur le plan urbain, et idéellement par le biais des diverses interactions qu’ils génèrent, le temps d’une visite. Ils sont pensés comme média du dévoilement de la vérité et de l’existence d’une tragédie qui peut être partagée dans un lieu singulier. Par leur localisation, généralement choisie et considérée avec soin au sein d’espaces métropolitains où la rareté du foncier domine, ces monuments constituent des instruments essentiels d’aménagement et de communications territoriales et politiques.
L’espace urbain devient un miroir social sur lequel se réfléchissent des intentions, des logiques d’acteurs, des temporalités, des références identitaires, des relations passé/présent, des rapports local/global et des connexités particulier/général. À travers divers accommodements, agencements et compromis, ils deviennent, par le truchement d’un système d’acteurs influents, un produit phare (car rare) de l’espace métropolitain. Implantés au cœur d’espaces urbains plus ou moins symboliques selon les cas, les musées et mémoriaux consacrés à la Shoah, en tant qu’objets spatiaux à capital mémoriel élevé, exercent des fonctions plurielles : idéologiques, culturelles, cognitives et matérielles. Ces différents usages font référence à des registres multiples : d’un côté celui de la mémoire, de l’identité et parfois de l’intime, et de l’autre celui de la politique, de la construction et de la fabrique. Comme l’affirme Nicholas J. Entrikin (2003), l’identité du lieu implique des stratégies discursives des sujets, des récits créant un sens d’ensemble, en termes de biographies humaines, de solidarité communautaire, et d’appartenance au monde entier. Chaque action spatiale, chaque édification architecturale et mémorielle, matérielle ou idéelle, dessinent des agencements singuliers qui interagissent avec d’autres agencements, selon de multiples combinaisons entre des « ici » et des « là-bas » à géométries variables, pour affirmer des projets tantôt (ou à la fois) politiques, géopolitiques, urbanistiques, architecturaux et touristiques. Ces lieux de mémoire urbains et mondialisés ont un lien ontologique indissoluble avec d’autres lieux, essentiellement européens, qui permettent de raconter la tragédie du (ou des) génocide(s). Ces productions spatiales et mémorielles mobilisent à la fois des notions de lieux, de territoires, et de réseaux spatialisés pour mettre en scène et raconter « au plus près » la Shoah. La fonction pédagogique de ces musées consiste bien à apprendre, comprendre et ressentir, parce qu’il est nécessaire de construire encore et toujours « un rempart contre l’oubli, contre un retour de la haine et le mépris de l’homme » [14], selon les mots d’Éric de Rothschild, président du Mémorial de la Shoah de Paris.
Comment traduire le temps en espace ?
Restituer les processus qui ont conduit à la Shoah et l’horreur de l’annihilation, le temps d’un parcours muséal, représente une véritable gageure. Les principaux musées y ont répondu de manière différente, bien que tous s’appuient sur une présentation chronologique. La matérialité du temps se donne à voir au niveau des agencements spatiaux, où le temps est traduit en espace, et réciproquement. Ce sont précisément les diverses adaptations muséographiques de ces transpositions qui vont nous intéresser ici.
Le Musée Juif de Berlin, plus grand musée juif d’Europe, surnommé le Blitz (l’Éclair) par les Berlinois en raison de la silhouette qu’il révèle en photographie aérienne, apparaît assez représentatif de la fragmentation spatio-temporelle du dispositif muséal. Construction décalée par rapport à son environnement spatial (Manale 2004), cette première œuvre de l’architecte américain d’origine polonaise Daniel Libeskind, construite entre 1993 et 1998, inaugurée en 2001, retrace 2000 ans d’histoire des Juifs en Allemagne. L’objectif premier était de concevoir un musée sans objet ni panneau, dont seule la construction aurait fait sens (Grynberg 2003). Pour rendre compte de cette intention, l’architecte a réalisé un édifice composé d’arêtes et de brisures évoquant une étoile de David désarticulée, comme parcourue d’un éclair : « Les Juifs d’Allemagne, rappelle-t-il, n’ont-ils pas été, en effet, frappés par la foudre ? » (Young 2000, p. 1-23). Ce musée retrace l’histoire des Juifs d’Allemagne depuis le début de l’époque romaine à Worms, jusqu’à l’aube du 21e siècle, notamment avec l’apport récent des Juifs venus de l’ex-Union soviétique. L’objectif de l’édification de ce musée était précisément de montrer les Juifs d’Allemagne comme des êtres humains à part entière, vivants, et pas seulement comme des victimes d’Auschwitz [15]. Mais, paradoxalement, l’objectif muséal d’évoquer la longue histoire des Juifs allemands s’organise à travers une structure spatiale et architecturale dominée par le thème de la Catastrophe. Comment dès lors structurer les flux et les mouvements dans cet espace volontairement fragmenté ?
En dehors de l’exposition qui retrace la longue et complexe histoire des Juifs en Allemagne et de leurs multiples apports à la société allemande, trois trajets sont proposés aux visiteurs. Ces derniers doivent donc renoncer à suivre un parcours linéaire. Ils se retrouvent dans la situation qui était celle des Juifs d’Allemagne durant la période du national-socialisme. Le premier axe correspond à la traversée de la guerre. En arriver au terme signifie avoir laissé derrière soi beaucoup de morts, et beaucoup de soi. Le deuxième trajet concrétise celui de l’émigration. Il débouche sur le Jardin de l’Exil, situé à l’extérieur du musée. Sur le sol incliné se dressent 49 colonnes emplies de terre : dans 48 d’entre elles, la terre provient de Berlin. Dans la 49e, la terre vient de Jérusalem. Au sommet de ces piliers sont plantés des oliviers, figures du déracinement, de l’arrachement à la terre natale. Le sol du jardin est instable, penché, irrégulier, de telle manière que le visiteur se trouve désorienté et déstabilisé, en perte de repères, à l’image de toute personne exilée contrainte de vivre dans un univers qu’elle n’a pas choisi.
Le troisième axe mène à la tour de l’Holocauste. Les murs sont en béton brut, l’espace est vide, sans chauffage ni air conditionné, éclairé par une mince fente qui laisse passer un rai de lumière. Quiconque emprunte cet axe arbitraire entend la lourde porte se refermer sur son passage, une fois le seuil franchi. L’attente est pesante. Et la crainte qu’elle ne s’ouvre pas, réelle. Continuité, exil, destruction… Les trois axes se frôlent, et parfois se croisent, comme ils se sont entrecroisés dans la « vraie histoire ». Le temps est ici pensé en trajectoires qui se superposent et se côtoient.
À Montréal, le parcours s’organise selon plusieurs seuils à franchir : après avoir acheté son ticket d’entrée dans le hall d’accueil, le visiteur pénètre dans le musée, dans le prolongement du guichet. Un enseignement de la tradition juive, souvent rappelé par Elie Wiesel, donne le ton : « Ne pas transmettre une expérience, c’est la trahir » (Bornand 2004, p. 107). Il faut ensuite descendre d’un étage pour arriver dans une salle consacrée à la montée du nazisme. Là encore, une phrase résume l’atmosphère de la pièce : « La question n’est pas de savoir si l’on doit rester ou partir, mais comment rester ou partir » (Martin Buber, vers 1938). Pour le reste de la visite, il convient de prendre un ascenseur et de remonter au rez-de-chaussée.
L’Holocaust Memorial Museum de Washington se situe à environ un mille [16] (1,6 km) du Capitole et un demi-mille (0,8 km) de la Maison-Blanche. Sur le mur du musée est gravé un extrait de la lettre adressée en 1790 par George Washington à la congrégation hébraïque de Newport : « Le gouvernement des États-Unis […] ne saurait approuver le fanatisme ni aider les persécutions ». Située loin des lieux du crime, mais au cœur de l’appareil politique symbolique de la capitale états-unienne, l’architecture du musée évoque l’atmosphère des camps, à l’extérieur comme à l’intérieur du musée. L’architecte, James Ingo Freed [17], réfugié de l’Allemagne nazie à la fin des années 1930 alors qu’il était enfant, a voulu et conçu une construction oppressante qu’il qualifie lui-même de « viscérale ». L’utilisation de la brique rouge évoque symboliquement les camps nazis, et les escaliers extérieurs métalliques, les ponts suspendus se réfèrent au ghetto de Varsovie. Ainsi, les touristes qui visiteraient ce musée un peu « par hasard », compte tenu de sa localisation sur le Mall parmi les autres grands mémoriaux et musées nationaux, sont immédiatement placés dans le contexte oppressant de l’Holocauste [18]. Le parcours muséographique permet néanmoins d’isoler l’Holocauste du reste du musée. Par le jeu des ascenseurs, il est ainsi possible d’éviter le niveau dévolu à ce thème et de se rendre directement au troisième étage où une multiplicité de programmes culturels est proposée. Au centre de l’espace muséal, et sur toute la hauteur du bâtiment, la Tour des Visages (Tower of Faces) [19], donne une imagibilité [20] à l’espace et constitue un véritable repère visuel de ce qu’était la vie dans le Yiddishland avant la Shoah. Si les déplacements restent contraints, quelques îlots muséaux échappent à cette homogénéité et uniformité des flux. Les films et photographies les plus insoutenables sont isolés et dissimulés à l’abri de murets qui empêchent les enfants de voir les vidéos montrant les exécutions commises par les Einsatzgruppen et la découverte des charniers au moment de l’ouverture des camps.
À Yad Vashem, dans l’ancien musée, ces photographies insoutenables occupaient une place centrale puisqu’elles en introduisaient le parcours muséographique. Dans le nouvel édifice, construit à la suite de l’américanisation de l’Holocauste comme nous l’avons vu, une seule image évoque la Shoah par balles, à la fois par respect pour les éventuels descendants de ces personnes, instrumentalisées dans leur nudité bien malgré elles, et pour ne pas tomber dans une forme de pornographie de la Shoah. Yad Vashem constitue en réalité un complexe mémoriel sur lequel se trouvent de nombreux mémoriaux et différents musées, dont le nouveau musée d’histoire (voir le plan ci-dessous). La dissémination de ces édifices sur le campus contribue à une spécialisation, plus importante qu’à Washington, du musée d’histoire [21], construit sous la forme d’un prisme triangulaire qui pénètre la Colline du Souvenir de part en part. Ce prisme évoque la partie émergente, visible, d’une étoile de David. L’autre moitié, virtuellement souterraine, représente la moitié de la population juive mondiale assassinée pendant la Shoah. Cette perforation de l’écorce terrestre suggère la Shoah comme une véritable brèche dans la civilisation et la culture de l’humanité. À l’intérieur du musée, l’axe longitudinal, long de 180 mètres, guide le regard et la continuité du champ de vision, mais il est impossible de le pratiquer de manière rectiligne. Les visiteurs sont, au contraire, obligés de zigzaguer (voir le plan ci-dessous) de sorte que cet axe constitue en réalité une discontinuité majeure, spatiale et temporelle, qu’il convient de franchir, systématiquement, pour poursuivre le cheminement. Chaque traversée de cette ligne représente une nouvelle période, une nouvelle cassure, une nouvelle étape dans la mise en place de l’annihilation. Des fossés, creusés dans le sol en béton, exposent des objets ou des écrans, illustrant les failles civilisationnelles. Le premier, par exemple, est jonché de livres brûlés pour symboliser la montée de Hitler au pouvoir. La structure de l’exposition suit l’ordre chronologique des événements historiques, mais ces tranchées bloquent la possibilité d’une trajectoire fluide, d’un cheminement qui aurait pu être linéaire si l’évolution le long de l’axe du prisme avait été possible. Si la progression physique du visiteur est empêchée, en revanche le contact visuel est maintenu, de manière ininterrompue, entre les deux extrémités du musée : le début du récit, qui retrace rapidement le monde juif en diaspora, et la fin du parcours qui loue la création d’Israël. Le plan du nouveau complexe muséologique de Yad Vashem, distribué à l’entrée du musée, permet de rendre compte de ce cheminement.
Les numéros 1 à 11 concernent les différentes salles du musée d’histoire. Les numéros qui succèdent évoquent les lieux suivants : 12 : Terrasse révélant la vue sur Jérusalem. 13 : Sortie. 14 : Place de l’Espoir. 15 : Le musée d’art de la Shoah. 16 : Synagogue en activité exposant des objets de culte des synagogues détruites en Europe. 17 : Pavillon des expositions temporaires consacrées à différents aspects de la Shoah. 18 : Centre de documentation visuelle. 19 : Centre de Réflexions après la Shoah. 20 : Escaliers et escalators menant à la Crypte du Souvenir et au Mémorial des Enfants.
L’itinéraire des déplacements est imposé [22] et, de manière métaphorique, le retour en arrière n’est pas prévu. L’espace conduit le récit par l’enchaînement de trajectoires imposées, à la fois au niveau du déplacement personnel, de l’agencement des objets, des archives et des témoignages, et du déroulement implacable de la barbarie nazie. Le monde juif d’avant-guerre est définitivement perdu et la béance démographique des six millions disparus, toujours pas comblée.
Traduire l’espace en temps suppose de penser ensemble, en une seule fois, de manière superposée, l’espace et le temps pour évoquer le processus génocidaire qui conduit à la Shoah. L’expérience du parcours muséographique doit être telle que la mise en correspondance du temps et de l’espace s’imagine mécaniquement. Il n’est alors point besoin de « penser » à l’espace pour comprendre le temps, ou de « penser » au temps pour saisir l’espace. Espace et temps deviennent et expriment les deux visages d’une même réalité. Cette concomitance est particulièrement parlante à travers la déroutante installation Shalechet, de Menasche Kadishman, exposée au Musée Juif de Berlin. Des milliers de visages découpés dans des pièces d’acier, visages hurlants, grimaçants, bouche ouverte sur un inaudible cri qui rappelle celui d’Edvard Munch [23], sont jetés à même le sol. Les visiteurs qui s’aventurent dans cette impasse marchent sur ces pièces qui bruissent, crissent, geignent, produisant d’insoutenables sons métalliques dans ce tunnel de béton à peine éclairé. La mobilité des visiteurs permet cette mise en relation espace-temps, car plus les cris résonnent sous l’effet du piétinement de leurs pas, plus les images de colonnes d’hommes, de femmes, d’enfants, poussés vers les chambres à gaz s’imposent à l’esprit. Surpris, pétrifiés, certains visiteurs s’arrêtent, saisissent un visage, le regardent, le reposent, ou s’arrêtent et se tiennent au mur, incommodés par le bruit, le grincement ou par les images qu’il évoque.
Le musée comme continuum entre ici et là-bas.
Comment conjuguer, sans trahir, les liens entre un là-bas, nostalgique, qui n’est définitivement plus, un autre là-bas traumatique, abîme de l’humanité, et un ici, lieu de (re)construction pour les plus anciens, lieux de vie pour les plus jeunes ?
La mémoire de la Shoah articule et combine différents enjeux en jouant avec des échelles temporelles et spatiales multiples. Elle produit de l’espace en conjuguant le global au local, le général au particulier, à travers des régimes d’historicités et de mémorialités complexes. Les musées sont à ce titre des actants efficaces, dans la mesure où ils permettent la circulation de savoirs co-construits aux deux extrémités du continuum : là-bas lieux de vie, là-bas lieux du génocide et de la destruction, et ici, dans l’espace-temps du musée, lieu d’une expression de ces mémoires douloureuses, de ces mémoires blessées [24], à des fins à la fois pédagogiques, didactiques, civiques, humanistes, psychanalytiques et touristiques. Entre ces deux terminaisons, au sein et à partir de chacune d’elles, la mémoire et le savoir circulent. Ils circulent à partir d’objets, de reliques, de témoignages et de documents divers ; ils circulent à partir des multiples expériences et usages que les visiteurs font de cette mémoire. Enfin, ils circulent également à l’intérieur et à l’extérieur des musées et au sein d’Internet, sur les sites Internet, mais également à travers un espace commun accessible à une communauté d’internautes, actifs et passifs, de plus en plus importante. Internet produit un espace supplémentaire et une visibilité accrue, une nouvelle aire et une nouvelle ère pour évoquer la Shoah et pour afficher la notoriété de ces musées. Tous proposent en effet de nombreuses ressources en ligne, en différentes langues. L’exemple de Yad Vashem est à cet égard assez probant. Le musée, et plus spécifiquement la directrice du département Internet du musée, Dana Porath, a en effet mené une campagne de communication visant à intéresser de nouveaux publics potentiellement intéressés par la Shoah, et plus particulièrement par les Justes musulmans qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Le résultat de cette campagne, qui a ciblé essentiellement des diplômés et des professeurs d’université, s’est concrètement traduit par une multiplication par trois du nombre de visites sur la version arabe du site Internet (242 000 visites pour l’année 2013). À partir de ces multiples circulations, échanges et communications, les mémoires et les connaissances se diffusent, dans les esprits et au sein de territoires à géométrie variable. Les visites virtuelles s’ajoutent aux visites réelles ; elles les précèdent, les complètent, ou les « remplacent ».
Dans l’ensemble des musées qui ont constitué le corpus de mon travail, la mise en symbiose de l’espace et du temps a pour finalité de porter le visiteur d’ici jusque là-bas, périple pénible et douloureux. Il convient donc de ménager et d’aménager son retour jusqu’à ici, d’autant qu’il se trouve désormais investi de la mission de transmettre à l’extérieur du musée ce qu’il a vu, ce qu’il a appris, ce qu’il a compris. Un lieu spécifique entre « là-bas », « ici-là-bas » et « ici-maintenant » a été aménagé dans chaque musée pour faciliter ce « retour ». Sorte de cabinet de réflexion, d’espaces-tampons généralement qualifiés de « Salles du Souvenir », ces espaces spécifiques se chargent d’assurer la reconfiguration identitaire des visiteurs et de conforter la victoire de la lumière sur les ténèbres.
À Washington, le Hall du souvenir épouse la forme d’un hexagone qui rappelle, par le nombre de ses côtés, les six millions de victimes. Lorsque le visiteur pénètre dans cette pièce, la présence d’un bloc de marbre noir constitue la première chose qu’il voit. L’analogie avec un cercueil est frappante. De fait, elle contient les cendres de trente-huit camps de concentration et d’annihilation en Europe, ainsi que la terre d’un cimetière européen où des soldats américains ont été enterrés en l’honneur des « libérateurs [25] » américains des camps de concentration de Buchenwald et Dachau. Derrière ce bloc de marbre noir, sur le mur, derrière la flamme éternelle, on peut lire l’inscription suivante :
Prenez garde à vous et surveillez votre âme soigneusement, de peur que vous n’oubliiez les choses que vos yeux ont vues et de peur que ces choses abandonnent votre cœur pour le reste des jours de votre vie. Et, ainsi, vous les transmettrez à vos enfants et aux enfants de vos enfants [26].
À Paris, la crypte, située sous le parvis, abrite une étoile de David en marbre noir, tombeau symbolique des six millions de Juifs morts sans sépulture. Dans ce lieu, se trouvent mêlées les cendres des martyres recueillies dans les camps de la mort et dans les ruines du ghetto de Varsovie. Ces cendres ont été ensevelies le 24 février 1957 dans de la terre provenant d’Israël, conformément à la tradition. Une flamme éternelle brûle au centre de l’étoile. Le mur du fond de la crypte porte une citation biblique, écrite en hébreu : « Regardez et voyez s’il est douleur pareille à ma douleur. Jeunes et vieux, nos filles et nos fils fauchés par le glaive ».
À Montréal, une salle rectangulaire est éclairée par la lumière du jour, sur un côté. Les baies vitrées sont habillées d’un long rideau blanc rigide sur lequel figurent les noms de milliers de localités, villes, villages et shtetls d’Europe et communautés d’Afrique du Nord [27] tyrannisés par les nazis et leurs collaborateurs. Le mur opposé, recouvert d’ardoise noire, évoque les noms des camps de concentration et d’annihilation. Le sol est sombre. Le long d’un autre mur, un long banc permet de s’asseoir, et/ou de se recueillir devant des éléments symboliques de la culture juive liée à l’Holocauste. Au centre de cette pièce, par ailleurs pas très grande, se trouve une urne de cendres d’Auschwitz-Birkenau que les survivants ont ramenée à Montréal. Un fragment d’une colonne de pierre qui flanquait l’ancienne synagogue de la rue Tlomacka à Varsovie, détruite en mai 1943, rappelle un monde qui n’est plus. Enfin, la flamme éternelle « représente la pérennité du peuple juif et un esprit que rien n’a pu éteindre », comme l’indique le commentaire rédigé sur une petite plaque.
Les lieux se décomposent en micro-agencements cohérents, dotés de sens, organisés à travers des seuils, des passages, des passerelles, des déambulations, des frontières réelles et invisibles, des discontinuités et des micro-territoires qui traduisent des étapes-clé dans le récit chronologique et muséographique. Ils sont souvent matérialisés par un ascenseur, la reconstitution d’un ghetto ou un wagon à bestiaux. Ces ruptures constituent des éléments temporels et spatiaux fondamentaux dans la compréhension du déroulement de la Shoah. Cette expérience des lieux, souvent douloureuse sur le plan physique et émotionnel, cherche à s’approcher des trajectoires individuelles des victimes, des identités personnelles et collectives des diasporas. Les récits muséaux conjuguent ces échelles temporelles et spatiales du plus petit niveau scalaire au plus grand. La coprésence avec les victimes, par le biais de leurs photographies, leurs témoignages ou leurs biographies, est pensée au moyen de scénarios divers. Les techniques narratives sont porteuses de sens, à travers l’organisation des flux de visiteurs, les déambulations, les jeux de lumière, les expositions d’artefacts et d’objets et parfois l’aménagement de jardins architecturés.
Si les arbres apparaissent comme une figure récurrente pour évoquer les fondations, les racines, l’enracinement voire le déracinement, ou encore le sauvetage des Juifs à travers l’Allée des Justes, la métaphore du rhizome semble également pertinente pour comprendre la mondialisation et la circulation de la mémoire de la Shoah. Gilles Deleuze et Félix Guattari montrent dans Mille plateaux combien « l’arbre est filiation mais le rhizome est alliance » (1980, p. 13). Il convient en effet d(e) (s)’ancrer pour mieux territorialiser, mais, concurremment, la circulation des objets, des idées, des personnes permettent aussi l’enracinement de la mémoire. Les individus eux-mêmes, visiteurs des musées, participent à cette circulation idéelle et mémorielle mondiale d’un monde diasporique définitivement disparu. L’espace des musées de la Shoah est à la fois contenu et contenant, construit politique, social et esthétique, matière, mémoires, circulations, déplacements et performances dans lesquels les agencements des corps, des discours et des lieux apparaissent centraux pour approcher au plus près les mécanismes qui ont pu conduire à la mise en place du/des génocide/s. Les catégories du temps passé/présent/futur se conjuguent dans des ensembles muséaux où espace et temps entretiennent de multiples relations.
Ces musées, mailles d’un territoire mémoriel urbain, métropolitain et (donc) mondial, sont œuvres d’architectes renommés qui, à travers ces réalisations médiatisées, ont cherché à délivrer un message, à faire à la fois un dessin, un dessein et une architecture clairement identifiable à travers la mobilisation de nombreux symboles. Généralement très bien notés sur le site TripAdvisor, ils se trouvent fréquemment inscrits dans les circuits touristiques de la mémoire. Actants, agents et témoins d’une connaissance, ces musées connotent des sens à ces lieux où le temps compose avec l’espace.