Bannies pendant la période maoïste, les mobilités chinoises, en Chine et vers l’étranger, n’ont cessé d’augmenter depuis qu’une transition vers la politique « d’ouverture et de réformes » s’est enracinée dans ce pays-continent. La Chine reste pourtant un pays néo-totalitaire, qui souhaite conserver un regard sur les mobilités de ses ressortissants, comme en atteste l’existence, près de 50 ans après sa création pendant la période maoïste, du Hukou, le livret d’enregistrement du lieu de résidence [1]. Les mobilités touristiques chinoises vers l’étranger attisent, par exemple, d’autant plus les convoitises des pays récepteurs qu’elles sont entravées par des politiques restrictives du gouvernement central chinois. Et quand les entraves ne sont pas visibles, l’autorité culturelle chinoise reste présente, à de multiples échelles et selon diverses façons.
[2] ne cesse d’augmenter, en Asie du Sud-Est notamment — espace qui est, historiquement, le plus fréquenté par les Huaqiao — mais aussi vers l’Europe de l’Est, aire d’accueil arrivant plus tardivement dans les destinations de la diaspora chinoise, mais progressant rapidement:
Depuis les années 1990, il est apparu un nouveau système de mobilités […] qui est devenu un système global. Ce système met en relation des nouveaux espaces de migration en Europe de l’Est avec d’autres plus traditionnels en Asie du sud-est et en Chine à travers des échanges commerciaux, les médias et des organisations (p. 59).
Pál Nyíri insiste ainsi sur le rôle de la diaspora chinoise en Asie du Sud-Est, où les ressortissants « d’ethnie chinoise » (Cosaert, 2009) sont les plus nombreux [3]. Ils représentent jusqu’à 75% de la population à Singapour, parfois moins, comme en Thaïlande, où ils constituent moins de 10% de la population, mais des investissements croissants [4]. On savait moins que ce phénomène a été particulièrement encadré par le gouvernement chinois.
Le chapitre 3 insiste sur un point plus méconnu, mais tout aussi important, du système de mobilités chinois, le tourisme des ressortissants chinois dans le pays et à l’étranger. Ce court chapitre (16 pages) reprend une partie des conclusions [5] des précédentes recherches menées par l’auteur, en les intégrant toutefois au propos de son essai. Même si les Chinois continuent d’être « humiliés » (p. 76) aux portes des ambassades du monde occidental développé (refus fréquents des demandes de visas touristiques), les mobilités de ceux qui réussissent à franchir les barrières administratives sont valorisées comme un symbole de modernité du pays et de son rang nouveau dans la mondialisation. Surtout, l’autorité culturelle a extrait et valorise des discours de touristes partis à l’étranger pour construire et renforcer le sentiment d’appartenance à la nation, comme cette phrase citée par l’auteur :
When American and Japanese backpackers understood that I was travelling alone and stared at me in admiration – I would not have exchanged that feeling of national pride for anything (p. 76).
La même logique fonctionne au sein des mobilités touristiques chinoises dans le pays. Alors qu’au début des années 1980 le gouvernement ne voulait pas leur ouvrir la porte, il les encourage aujourd’hui massivement ; tout en les encadrant très subtilement (ceci est l’objet de la deuxième partie). Avant de se pencher sur le contenu de cette dernière, le lecteur ne pourra qu’apprécier le tableau réalisé dans les trois premiers chapitres, un socle d’informations très riche, parfaitement réalisé sur la base d’une bibliographie presque exhaustive. Le lecteur, les étudiants en particulier, apprécieront cette synthèse, unique dans la littérature spécialisée (mais très accessible, même pour les non spécialistes), sur les mobilités et migrations chinoise depuis 1978, en Chine et vers l’étranger.
Des mobilités encouragées, mais subtilement encadrées.
Après cette première partie sur l’examen des mobilités dans la Chine post 1978 (les réformes économiques), une deuxième partie plus réflexive analyse le sens de ces mobilités dans la Chine contemporaine. Le chapitre 4 invite le lecteur à se pencher sur l’utilité des mobilités et à se demander pourquoi l’État-Parti, qui jusqu’à la mort de Mao avait refusé de libéraliser les mobilités en Chine, s’est, à partir des années 1980, progressivement décidé à les encourager. Le sous-titre du chapitre est clair sur l’utilité des mobilités pour le Parti communiste chinois (Pcc) : « produire des citoyens modernes » (p. 77). Pál Nyíri montre alors comment l’autorité culturelle chinoise n’a eu de cesse d’encourager la création d’un citoyen mobile, moderne, presque modèle, fier d’être chinois. L’intérêt est donc double. Développer, d’une part, un sentiment de fierté nationale chez les ressortissants chinois [6] et être, d’autre part, l’acteur du développement de la modernité chinoise, un rêve évoqué depuis la chute de la dynastie des Qing [7], mais uniquement réalisé par le Pcc [8]. Pál Nyíri s’appuie sur les exemples déjà évoqués des travailleurs migrants des espaces ruraux vers les métropoles, des touristes, mais aussi de la diaspora chinoise dans le monde. Il montre en effet que ces mobilités concourent tant au développement économique qu’à la construction d’un sentiment d’identité nationale (p. 124), ce qui les rendent d’autant plus légitimes pour le gouvernement. Notons d’ailleurs que cet effort de « construction nationale » a existé également plus tôt en Europe, selon l’analyse d’Anne Marie Thiesse (1999) : l’idée de Nation au sens moderne, politique, du terme, n’émerge en fait que dans la deuxième moitié du 18ème siècle.
Anne-Marie Thiesse montre de manière minutieuse et passionnante ces longs processus de construction. Au départ, nous dit-elle, personne ne savait ce que pourrait bien être l’identité de la… Nation. Au moment de la Révolution Française, en Europe, les différences entre un berger breton et un domestique cévenol par exemple étaient plus grandes qu’entre aristocrates de pays différents ; en France, une minorité de gens seulement parlaient français dans leur vie quotidienne. Il a fallu, au-delà de toutes les diversités, par un long travail qui a duré plus d’un siècle, construire les identités nationales (Taboada-Leonetti, 2000).
L’auteur analyse également comment ces migrants servent par ailleurs un dessein de la Chine, celui de retrouver « sa » place au sein des nations du monde. Les Huaqiao constituent les relais d’une identité nationale, qui se diffuse actuellement et qui contribue à une sinisation du monde. Cette diffusion, encouragée par le gouvernement, renforce cependant la peur du « péril jaune » au sein du monde occidental (p. 126).
Basé majoritairement sur le cas du tourisme chinois, intérieur et international, le cinquième chapitre analyse comment l’autorité culturelle a tout fait pour limiter les effets néfastes de la rencontre avec l’autre, en tentant de « discipliner ceux qui se déplacent » (p. 130) : définition de standards dans l’aménagement des lieux touristiques, règles à respecter, discours des guides (papiers et guides accompagnateurs) formatés et convenant à la ligne officielle, etc. L’analyse n’est toutefois pas nouvelle, reprenant très rapidement (ce chapitre est l’un des plus courts) des conclusions apportées dans le précédent ouvrage (2006) de Pál Nyíri, ainsi que dans l’un de ses récent article (2008). Toutefois, Pál Nyíri va plus loin en s’interrogeant sur la pérennité de cette autorité culturelle. Celle-ci doit aujourd’hui faire face au développement de plus en plus important du tourisme international chinois, notamment dans sa frange individuelle : les touristes qui partent en couple, en famille, voire seuls à l’étranger ne sont plus aussi encadrés qu’à l’époque où le groupe touristique restait le seul moyen de voyager à l’étranger (p. 146). C’est l’objet du dernier chapitre, portant sur les conflits qui peuvent exister entre des mobilités encouragées d’un côté mais entravées de l’autre (p. 147). Synthétisant le propos, ce court chapitre (14 pages) n’en demeure pas moins très instructif : il montre clairement comment, dans un contexte de mondialisation accrue, la Chine se modernise tout en conservant un système étatique fondé sur la domination d’un parti unique, qui cherche à créer un sentiment de nationalisme exacerbé via un contrôle excessif sur les mobilités. En citant une phrase attribuée à Deng Xiaoping après le massacre de la place Tiananmen (en juin 1989), l’auteur montre toute l’étendue du problème :
irritated by western demands to put an end to restrictions on Chinese citizens’ leaving the country, he is supposed to have said that it would only take China to « relax things a bit along the coast » for the West to see hundreds of thousands of boat people coming ashore in neighboring countries (p. 159).
Toute la complexité du problème se retrouve dans cette phrase : l’autorité culturelle chinoise, pour assurer sa légitimité, doit encourager les mobilités, permettant de créer un sentiment d’identité nationale ; d’un autre côté, l’État doit veiller à surveiller le développement de ces mobilités et contrôle d’ailleurs toujours les voix des « dissidents » qui s’élèvent de l’étranger. Toutefois, au fur et à mesure que le pays se développe et se modernise, la Chine doit faire face à un autre phénomène, l’immigration illégale en provenance des pays voisins. L’auteur montre alors, à juste titre, que plus la Chine devient riche et puissante dans le monde, plus ses politiques face à l’immigration se rapprochent de celles des pays occidentaux.
Contrôler les mobilités chinoises, un enjeu mondial.
La conclusion de cet ouvrage revient tout d’abord sur le rôle des Chinois de l’extérieur (huaqiao), en tant que catalyseurs du décollage économique chinois. C’est là un phénomène fondamental, sur lequel le pouvoir s’est en partie fondé pendant les années 1980 et 1990, pour constituer la première source d’investissement « étranger » en Chine. L’auteur analyse d’ailleurs la nature des liens entre la Chine et les Chinois de Singapour (où 76% de la population est chinoise), une cité-État considérée comme un « modèle » tant économique que politique. La fin de la conclusion revient sur une possible sinisation du monde : la Chine devient une superpuissance mondiale avec une influence culturelle qui commence à se diffuser à l’échelle mondiale.
Cet ouvrage est ainsi un précieux outil pour comprendre la Chine contemporaine. Il donne des clés pour appréhender la manière dont l’autorité culturelle chinoise arrive à se maintenir alors qu’elle offre à ses ressortissants des mobilités, pourtant possible ferment de rébellion face à un pouvoir autoritaire. Après avoir lu cet ouvrage, on comprend mieux comment ce pays joue avec les extrêmes, à l’image de sa doctrine « d’économie socialiste de marché », où un parti unique encourage l’enrichissement personnel tout en conservant une idéologie officielle communiste. Les larges affiches rouges disséminées partout pendant la révolution culturelle, appelant à la chasse aux dangereux droitistes bourgeois, n’ont pas disparu. Elles sont toujours présentes, mais le message s’est subtilement modifié avec le temps. On trouve par exemple de vastes enseignes lumineuses sur la place Tiananmen, indiquant, en jaune sur fond rouge, non plus des objectifs de production, mais des appels à être un citoyen modèle, fier de sa Nation tous les jours plus importante dans le monde [9]. L’observateur attentif ne peut aussi manquer d’être marqué par les émissions de télévision, très nombreuses, à la gloire de la Chine et du Parti. Ceci n’est pas sans rappeler les chants à la gloire de la révolution [10] pendant la période maoïste. L’État-Parti arrive ainsi à guider sa nation vers un sentiment de liberté finement contrôlé par l’idée d’une modernité fondée sur une fierté d’être Chinois.
Ce livre est donc indispensable pour ceux qui s’intéressent à la Chine contemporaine. Les lecteurs y trouveront des descriptions précises, chiffrées et de nombreux exemples issus de terrains réalisés par l’auteur. C’est également une excellente synthèse qui s’adresse autant aux étudiants qu’aux chercheurs. On ne peut être qu’élogieux face à la mobilisation des nombreuses références bibliographiques (38 pages), notamment d’auteurs et de documents officiels chinois : enfin un auteur qui parle de la Chine en lisant le Chinois ! Grâce à ce livre, le lecteur a donc accès à beaucoup d’informations, ce qui permet d’ailleurs de montrer qu’il existe aussi une recherche au ton libre en Chine, trop souvent ignorée des chercheurs occidentaux.
Quelques regrets, même s’ils sont assez peu nombreux, peuvent toutefois être formulés concernant ce livre. Le plan, tout d’abord, désarçonne le lecteur francophone, habitué à des ouvrages plus clairement structurés en parties de longueurs plus ou moins égales. Dans la « deuxième » partie, on notera d’ailleurs que les développements sur « l’utilité » d’encourager les mobilités sont beaucoup plus conséquents (53 pages) que ceux abordant ses dangers (17 pages). L’auteur veut-il donc montrer que la mobilité est plus « utile » que « dangereuse » ? Ou bien cet écart est-il seulement dû à un manque d’informations sur la question ? On peut à juste titre s’interroger, le chapitre sur les dangers reprenant des arguments précédemment développés dans d’autres publications de l’auteur, à propos du tourisme. La dimension interdisciplinaire ensuite, passionnante, est peut-être insuffisamment développée dans ce livre. Si Pál Nyíri se faisait presque géographe dans certains développements de son précédent livre (à propos de l’aménagement des lieux touristiques notamment ; 2006) et s’il est l’un des seuls anthropologues à citer des travaux de géographie du tourisme (en particulier les travaux de l’équipe Mit ; p. 204), alors que les anthropologues spécialisés dans le champ du tourisme révèrent Dean MacCannel et le citent à profusion, il manque toutefois quelques données géographiques de base. L’absence totale de cartes par exemple, ne serait-ce que pour identifier des flux. À l’inverse de certains Atlas de la collection « Autrement » qui ne font qu’accompagner les cartes de courts textes de présentation, on souhaiterait ici une information plus visuelle. L’iconographie également fait défaut : pas une seule photo ! Le sujet se prête pourtant à la reproduction de clichés. Quelques données de cadrage sur le pays seraient aussi nécessaires pour ceux qui ne sont pas spécialistes de cette aire géographique.
Sur le fond de l’argumentation, la question de la modernité, thématique récurrente de l’anthropologie et passionnante, il est vrai, ne devrait-elle pas être un peu renouvelée ? Très connotée et souvent opposée (pas directement ici) à la « tradition », ce concept a du sens dans le cas chinois : le 20ème siècle en Chine a été marqué par un rejet de la tradition — la « boutique de Confucius » — et la recherche d’une place renouvelée au sein du concert des nations. La modernité chinoise a été au cœur des préoccupations chinoises au siècle dernier (Zhang, 2006) et un terme chinois serait peut-être plus approprié pour comprendre la réalité chinoise. Toutefois, Pál Nyíri préfère éviter d’orientaliser ou « d’exotiser » (p. 169) la Chine en utilisant des mots chinois à profusion dans son argumentation. Il propose plutôt d’utiliser des « ideologemes » (p. 170), en traduisant parfois les mots chinois, parfois en les utilisant tels quels, parfois en en faisant une traduction littérale qui montre le sens des mots dans la langue chinoise contemporaine, par exemple « threerepresents Importantthought » (p. 4). L’auteur est donc un fin connaisseur de la langue, mais aussi de l’histoire chinoise, ce qui lui permet de ne pas tomber dans le piège de l’essentialisme. Toutefois, une réflexion plus « approfondie », même si là n’est pas forcément le thème du livre, sur l’existence d’un « modèle » chinois me semblerait intéressante à mener à l’avenir. Les individus chinois devenant mobiles, se rapprochent-ils des « sociétés à individus mobiles » décrites par Mathis Stock en 2005 ? « L’habiter poly-topique » (Stock, 2006) européen est-il le même que celui (ceux ?) qui se forme(nt) en Chine actuellement ? La comparaison avec les pays à régime communiste est fondamentale et bien menée ici, mais n’est-elle pas, malgré quelques comparaisons pertinentes avec les États-Unis (p. 160 par exemple) insuffisante ?
Le consensus de Beijing plutôt que le consensus de Washington ?
Ces quelques critiques n’altèrent en rien la qualité de l’ouvrage de Pál Nyíri qui, je l’espère, continuera à nous donner des publications aussi riches pour comprendre un pays sur lequel le monde entier a les yeux braqués mais dont la mécompréhension actuelle n’a d’égale que la surreprésentation médiatique. On ne peut que conseiller la lecture de ce livre à tous ceux qui veulent aujourd’hui comprendre la portée du consensus de Beijing, fondé sur l’idée qu’un État autoritaire peut rester durablement au pouvoir dès lors qu’il est à même de développer le pays et de donner à ses citoyens l’idée d’une conscience identitaire forte d’attachement à la Nation. À l’inverse du consensus de Washington qui fonde son idéologie sur la nécessité de la démocratie comme base d’un développement économique, le consensus de Beijing a, lui, pour principe de ne pas interférer dans les affaires nationales. C’est d’ailleurs pour cela que le modèle a fait des émules dans les pays africains gouvernés par une main de fer. Toutefois, la chute successive de ce type de régime au Proche et Moyen-Orient au début de l’année 2011 doit nous faire réfléchir sur la pertinence de ce modèle… La Chine, elle, tient bon. Pour combien de temps ?
Pál Nyíri, Mobility and cultural authority in contemporary China, 2010 Seattle-London, University of Washington Press, 2010.