En décembre 2001, l’écomusée du Creusot-Montceau reçoit un appel téléphonique en provenance de Bréauté, près du Havre (Seine-Maritime), proposant le don de trois maquettes de locomotives à vapeur réalisées par Lucien Mothu récemment décédé. L’appel émanait du gendre du maquettiste, Jacques Neveu, se faisant pour l’occasion le porte-parole de l’ensemble des héritiers, à savoir la veuve de Lucien Mothu, ses deux filles et ses petits-enfants. Ce moment particulier constitue le premier contact entre la famille Mothu et l’écomusée, et le point de départ d’une relation aboutissant à l’entrée des maquettes dans les collections muséographiques de cet établissement culturel. Depuis sa création en 1974, l’écomusée du Creusot-Montceau a toujours réservé une place importante aux maquettes dans ses collections [1], le point d’orgue de cette thématique étant la maquette animée — dite aussi « usine miniature », construite par Joseph Beuchot (Portet, 1983-1984). L’institution possède plusieurs maquettes de locomotives à vapeur, une des productions emblématiques des usines Schneider du Creusot, déterminante dans l’essor de l’entreprise au 19e siècle (Batsch, 1995). C’est donc à la fois pour le travail du maquettiste en tant que tel et pour les objets miniaturisés eux-mêmes que la proposition de la famille Mothu trouve immédiatement un accueil favorable auprès de l’équipe de l’écomusée.
[2]. Ensuite, pour des raisons qu’on peut qualifier d’éthiques, tenant aux principes initiaux du mouvement écomuséal : la théorie — parfois qualifiée d’« utopie » — écomuséale privilégie l’objet in situ, c’est-à-dire chez l’habitant du territoire d’étude, à la fois visiteur et acteur du musée (Chaumier, 2003). La réalité s’est évidemment écartée de ces principes, puisque les écomusées conçus pour être des « musées sans collection » sont aujourd’hui des lieux de conservation muséographiques importants. Mais le don d’objets reste plus en phase avec cette philosophie originelle que l’acquisition monétisée, d’autant plus lorsqu’il est le fait des habitants du territoire d’étude.
Toutefois, si la réception de don est pour l’écomusée une opération banale, la teneur de celui que proposait la famille Mothu était inaccoutumée, non seulement par sa composition matérielle — trois machines et non une seule, une miniaturisation méticuleuse, des dimensions impressionnantes, et des performances techniques annoncées comme exceptionnelles — mais aussi par l’histoire des objets donnés et de leur créateur, histoire mise en récit par les donateurs non seulement dans les conversations avec les membres de l’équipe professionnelle du musée, mais aussi sous forme de textes et d’images vidéos. Alors en poste à l’écomusée, consacrant mes recherches plus spécialement à la céramique mais au-delà au statut social des objets et à leur intégration au patrimoine, j’ai été invité à suivre de près ce processus d’acquisition, avec pour objectif plus ou moins explicite d’enrichir la future présentation des maquettes d’un développement contextuel dont la forme était à définir [3] ; bref, pour saisir « en ethnologue » et dans le détail ce qui s’est passé durant la transaction. Ce sont les discussions enregistrées lors de la visite de l’atelier à Bréauté, les notes prises à cette occasion et lors de la réception du fonds Mothu au Creusot en janvier 2002 qui constituent l’essentiel des matériaux utilisés pour le travail qui suit.
Je souhaite ici montrer que, entre le moment où les maquettes de locomotives étaient dans l’atelier de Lucien Mothu à Bréauté, telles que les avait laissées leur concepteur lors de son décès, et le moment où le public de l’écomusée du Creusot-Montceau a pu voir ces objets dans les vitrines du musée, le processus de don ne s’est pas limité à la signature d’une convention, suivie de l’inscription sur un registre d’inventaire. Au-delà d’un simple changement de lieu pour les objets et d’une reconfiguration des récits les concernant, s’est produit un ensemble de modifications de statuts sociaux et symboliques non seulement des choses, mais aussi des individus, modifications faites d’échanges, de discours, de cérémoniaux, de manipulations physiques des objets en cause conditionnant son passage de la sphère individuelle à la collection publique. Étudier ces phénomènes nous permet de saisir à travers un cas comment se construit, concrètement, un patrimoine muséal.
La distribution des rôles.
Après avoir vu des photos des maquettes, envoyées par la famille, le conservateur de l’écomusée accepte le principe de la donation, et les deux parties commencent rapidement à organiser les détails de la transaction. Celle-ci porte d’emblée sur trois maquettes de locomotives à vapeur, reproductions au 1/14e ; chaque modèle est identifié par un numéro : la « 241 » [4] de type Mountain, la « 2222 » librement inspirée de la 232 U1 Sncf-Région Nord et la « 231-132 », dite aussi « Garratt » ou « Beyer-Garratt » — du nom de la firme qui fabriqua ce modèle pour le plm algérien dans les années 1930 — laissée inachevée par le maquettiste.
Pour décrire le don de « la famille Mothu » à « l’écomusée du Creusot-Montceau », s’agissant au premier abord d’une interaction entre deux entités, citons avant tout les termes exacts de la convention signée par les deux parties :
« Il est convenu entre
Les héritières de monsieur Lucien Mothu (décédé le 09.04.2000)
– Madame Eugénie Mothu, demeurant à Bréauté (76), son épouse
– Mademoiselle Mireille Mothu, demeurant à Bréauté et madame Henriette Neveu, née Mothu, demeurant au Havre (76), ses filles
ci-après dénommées « les donatrices »
L’Ecomusée de la communauté urbaine Le Creusot Montceau-les-Mines, ci-après dénommé « l’écomusée », représenté par le président de l’association Louis Bergeron et le conservateur en chef du patrimoine, directeur de l’établissement Patrice Notteghem
Article 1 : Les donatrices cèdent à l’écomusée, à titre gratuit, un ensemble d’éléments, constituant l’œuvre de Lucien Mothu et son environnement [etc.] ».
Chaque page de cette convention est donc paraphée par cinq personnes, trois donatrices et deux donataires, ces cinq signataires n’étant que les représentants de l’entité donatrice — la famille Mothu — et de l’entité donataire — l’écomusée. Mais si l’on s’en tient aux situations observées, la relation de don ne saurait être réduite aux rapports entre deux entités, ni même aux rapports entre leurs représentant(e)s.
Suite au premier contact téléphonique, c’est d’abord Jacques Neveu [5], petit-fils de Lucien Mothu, qui sert d’intermédiaire et prend en main l’organisation de la transaction. Il se rend au Creusot pour fournir quelques documents et inviter Patrice Notteghem, le directeur et conservateur de l’écomusée, à se rendre à Bréauté [6], pour régler les questions juridiques avec la famille et prendre la mesure de ce qui va devenir le « fonds Mothu » — inventaire rapide, prise de cotes et mesures diverses. Rendez-vous est pris pour la fin du mois, le 28 décembre à Bréauté où j’accompagnerai le directeur de l’écomusée pour un voyage en train plutôt long — trois heures et demie, environ 1000 km aller-retour.
Ce qui se passe effectivement ce jour-là relève de la mise en œuvre d’une « relation de rôle » (Goffman, 1973, p. 181) — ou encore du commencement d’une « relation ancrée » (Goffman, 1973, p. 182), début de quelque chose d’irrévocable après quoi les individus ne peuvent que se reconnaître — entre le directeur du musée et les descendants du maquettiste, certains d’entre eux assumant plus directement l’organisation de la transaction. En venant nous chercher à la gare de Bréauté le 28 décembre, Jacques Neveu (f) nous a avertis : « Aujourd’hui, c’est l’effervescence, la table est déjà mise. Il y aura Mami, la femme de Lucien Mothu, mon père, ma mère et ma tante, celle qui a réalisé le film. Mais vous verrez surtout ma tante et moi, nous serons les deux acteurs principaux ». D’emblée, nous avons donc été informés de la distribution des rôles entre nos interlocuteurs. Et au cours de la journée, la fille aînée du maquettiste, Mireille Mothu, institutrice demeurée célibataire et résidant avec sa mère à Bréauté, sera bien « l’actrice principale » dont nous a parlé son neveu — et filleul. Anne Gotman a montré que dans la plupart des familles, les modalités du partage obéissent à des règles complexes : « la répartition du patrimoine entre les apparentés, loin d’être indifférenciée, se fait en fonction de critères pouvant apparaître de prime abord purement subjectifs et capricieux, quand ils reposent en réalité sur la place et la part de chacun dans le groupe familial, sa qualité de membre de la famille. […] Au sein d’une même fratrie, tous n’ont pas le même statut au regard de l’histoire familiale et malgré le respect de l’égalité de valeur, toutes les parts d’héritage ne sont pas équivalentes » (Gotman, 1988, p. 160). Dans la famille Mothu, même si nous n’en sommes pas au partage de la totalité de l’héritage, puisque l’épouse de Lucien est encore en vie, c’est la répartition d’un héritage symbolique qui se joue, dont les principaux ayant droits sont très clairement identifiés dans le cadre de la transmission de l’œuvre du maquettiste. Ce qui se passe dans le processus de don concerne non seulement les rapports entre donateurs et écomusée, mais aussi des donateurs entre eux. Il y a bien au cours de l’action de donner « modification du statut des différents acteurs du scénario » (Descombes, 1996, p. 242), et en l’occurrence, les statuts des différents membres du cercle familial évoluent et se dessinent ou se redéfinissent à cette occasion, écrivant un nouveau chapitre de l’histoire commune.
Socialisation du don.
L’action de donner constitue une relation triadique : « quelque chose devient donateur en se liant à un donataire par l’acte de lui faire un don, et cela suppose que, par le fait même, il y ait une chose qui devienne un don en étant donnée par son propriétaire (le donateur) à quelqu’un (le donataire), et cela suppose qu’il y ait quelqu’un qui devienne un donataire en recevant cette même chose de celui qui la possède légitimement » (Descombes, 1996, p. 243). Dans ce cadre, les visites réciproques du mois de décembre 2001 ne sont pas seulement des marques de la courtoisie la plus conventionnelle, elles font partie de la mise en œuvre de ces nouveaux statuts — pour les donateurs, les donataires et les objets donnés — et sont des étapes importantes du processus de socialisation du don. Jacques Neveu (f), en se rendant au Creusot, souhaite autant prendre la mesure du lieu où seront accueillies les locomotives que prendre langue avec les individus — représentant l’institution — qui vont en devenir les propriétaires. En invitant le conservateur de l’écomusée à Bréauté, en l’obligeant à un voyage de plusieurs heures entre Noël et le Jour de l’An, la famille Mothu éprouve sa motivation, son intérêt pour les objets, son « engagement », comme le dit Jacques Neveu (p) : « parce que ce qu’on attend de vous aussi, c’est un engagement. Laisser partir des choses comme ça, si vous voulez, sans engagement, heu…ça ne nous branchait pas ». Il est évident que ce qui s’est joué ce 28 décembre à Bréauté — et dont je ne reprendrai pas ici l’ethnographie détaillée [7] — fut bien plus qu’une simple étude technique, plus qu’un inventaire avant transport, mais constitua une étape de l’apprivoisement réciproque des donateurs et donataires : chacun désire savoir, suite aux premiers contacts, ce que l’autre propose. D’une part, la famille Mothu ignore ce qu’est l’écomusée du Creusot-Montceau, distant de plus de 500 kilomètres du Havre, et ne sait pas qui le dirige. Il convient à cette occasion de présenter Patrice Notteghem à l’ensemble du premier cercle familial, et surtout à la veuve de Lucien Mothu, à qui son grand âge interdira le long voyage pour le Creusot. Quant à l’écomusée, il veut savoir si ce qui lui est ainsi offert mérite d’engager l’organisation d’un transport, et connaître les revendications réelles des donateurs — dont certains exigent par exemple que les objets donnés soient exposés en permanence.
Certes, ce 28 décembre, les deux parties sont déjà d’accord sur le principe, mais il n’aurait pas été envisageable que le don s’effectue sans que donateurs et donataire soient en contact direct. Nous ne sommes pas dans une salle des ventes où acheteur et vendeur ne se voient pas. Ce qui est donné est essentiel à l’unité de la famille, et ne saurait être galvaudé, donné anonymement à un musée dont on ne connaîtrait que le nom. Il est fondamental de mettre des visages sur l’institution qui va accueillir ce que les héritiers appellent volontiers « l’œuvre » de Lucien Mothu. On ne donne pas à une entité abstraite, fût-elle renommée, mais à « des gens passionnés, solides, ce qui est important, qui aiment les choses bien faites » comme le dit Jacques Neveu (f) [8].
Les lieux biographiques : l’homme et les objets itinérants.
Au sujet des mécaniciens collectionneurs de voitures anciennes qu’elle a étudiés, Véronique Moulinié établit un lien étroit entre ce qu’elle appelle astucieusement « l’auto biographique » et son propriétaire : « écouter les mécaniciens de l’inutile parler de leurs engins d’affection, c’est inévitablement plonger dans leurs souvenirs, au cœur d’un roman familial qui n’est pas sans relation avec leur passion. […] C’est donc dans le rapport biographique que l’automobile de collection se construit. La voiture est belle parce qu’on peut y projeter et y retrouver sa propre histoire. Elle est le lieu où l’on dépose ses souvenirs et plus encore le moyen de les évoquer. Sa valeur tient aussi à sa puissance d’évocation, à sa capacité à ranimer le passé. Elle est belle parce qu’elle parle du passé, d’un passé personnel, minuscule » (Moulinié, 2003, pp. 139-142). De la même façon, dans le récit que font les descendants de Lucien Mothu de l’histoire de l’homme et de son œuvre se dégagent les biographies singulières de chaque maquette, correspondant aux épisodes successifs de la vie de Lucien et de sa famille : objets et individus partagent une même trame biographique, jalonnée par les lieux où ont vécu les Mothu. Né en Algérie en 1910, Lucien Mothu y devient ingénieur des arts et métiers, puis en 1930 agent mécanicien aux télécommunications. Responsable de stations relais lsgd (lignes souterraines de télécommunication à grande distance) près d’Orléanville, puis à Affreville, il est nommé chef de centre à Fort de l’Eau où aboutit le câble sous-marin Marseille-Alger. Après l’indépendance de l’Algérie, Lucien Mothu se retrouve en poste à Saint-Clair-sur-Epte [9], à Dreux, enfin à Épinal jusqu’à sa retraite en 1975. Il décide alors de se rapprocher de sa fille cadette, mariée et installée au Havre. Ce parcours géographique tributaire d’une profession itinérante et soumis aux aléas politiques et matrimoniaux, a morcelé la biographie des maquettes : ainsi, la maquette de la « 241 » fut entièrement réalisée en Algérie ; celle de la « 2222 », commencée à Fort-de-l’Eau en 1959, fut achevée à Dreux 10 ans plus tard : « le 13 juillet 1969, en présence de la famille proche, c’est l’inauguration [10] de la 2222 sur quelques mètres de voies construits dans la cour de la station. Journée inoubliable pour ceux qui y ont assisté » (Mothu, 2002). Lieux, individus et objets construisent ensemble un récit dont se joue en décembre 2001 un nouvel épisode avec le don à l’écomusée du Creusot-Montceau.
Le musée comme avènement logique.
Lucien Mothu n’avait laissé aucune consigne quant au devenir de ses maquettes, selon Jacques Neveu (f) : « il n’y a pas d’écrit disant “je veux qu’après ma mort vous fassiez ci ou ça”. Y a rien. Il disait “de toute façon, vous les mettrez où vous voudrez, vous les balancerez, je m’en fous…” ». L’idée de donner ces maquettes à un musée, sans doute déjà évoquée du vivant de Lucien Mothu, s’est imposée naturellement après son décès, comme le montre le commentaire du film hommage réalisé par sa fille Mireille en juin 2000. Au sujet des maquettes « 241 » et « 2222 », d’abord : « deux pièces inestimables que nous avons le devoir de protéger et de placer dans un musée, mais lequel ? Cela reste la grande question » ; sur la « Garratt 231-132 », ensuite : « est-ce qu’un musée voudra de cette machine non terminée ? » ; enfin sur une maquette de machine à vapeur réalisée par le père de Lucien Mothu, et posée sur une étagère dans l’atelier : « il faudra l’astiquer et la mettre sous verre. C’est une pièce de musée ». Il faut voir dans ce vœu des descendants de Lucien Mothu leur représentation de la biographie idéale des objets en cause, dont l’entrée au musée serait l’incontournable avènement. Cette issue constitue en somme leur réponse à l’une des questions posées par Igor Kopytoff dans son stimulant article : qu’est-ce que les gens considèrent comme une carrière idéale pour tel objet dans tel contexte ? « Pour nous, une biographie d’un tableau de Renoir qui se termine dans un incinérateur est aussi tragique, à sa façon, que la biographie d’une personne qui finit assassinée. C’est évident. Mais il y a d’autres événements dans la biographie des objets qui traduisent des significations plus subtiles. Qu’en est-il d’un Renoir qui finit dans une collection privée et inaccessible ? D’un autre délaissé dans le sous-sol d’un musée ? Quel serait notre sentiment au sujet d’un autre Renoir encore, quittant la France pour les États-Unis ? Ou pour le Nigeria ? Les réponses culturelles à ces détails biographiques révèlent une foule de jugements esthétiques enchevêtrés, historiques et même politiques, et de convictions et de valeurs qui façonnent nos attitudes à l’égard des objets catalogués “art” » (Kopytoff, 1986, p.67). En tant qu’œuvres, les maquettes de Lucien Mothu ne sauraient connaître d’autre destinée que la qualification par le musée, sauf à subir le tragique destin, par exemple, que serait la vente à un ferrailleur (Bonnot, 2002, pp. 231-233).
Pourquoi Le Creusot ?
S’il n’a pas laissé de consigne précise, Lucien Mothu avait toutefois griffonné ces quelques mots au dos d’une photographie de la maquette de la « 241 » : « cette maquette est destinée au musée des transports du Havre ». Mais, comme le regrette à demi-mot Henriette Neveu, « au Havre, le musée, il est maritime [11]…On a été demander, elle [la responsable du musée] nous a dit “c’est bien dommage, mais…” » ; son mari complète : « si par exemple, mon beau-père avait fait des modèles réduits de machines à vapeur qui ont servi dans les docks, elle pouvait directement mettre une salle à disposition pour ce genre de matériel parce que ça aurait eu un rapport direct ; alors que là, ça n’a aucun rapport avec le Havre ». De ce fait, la famille Mothu n’a même pas pu respecter cette seule volonté explicite du maquettiste.
C’est ensuite au musée du chemin de fer de Mulhouse qu’ont pensé les héritiers Mothu ; mais celui-ci n’aurait accepté que les maquettes achevées. Jacques Neveu (p) le reconnaît : « il y a eu d’autres contacts avec d’autres musées, mais qui ne prenaient qu’une partie pour une raison déterminée. Par exemple le “franco-américain” [12] voulait bien prendre la Garratt parce que c’était une machine américaine, mais se désintéressait du reste ». Une association avait également contacté la famille : « ils voulaient tout, eux, ils voulaient agrandir leur musée en mettant ça… mais il n’y a pas vraiment de rapport avec la mécanique, c’était des machines agricoles anciennes, à Caen ou à Lisieux ». Mireille Mothu leur a répondu fermement : « …mais j’ai dit non, non, ça n’est pas possible. Ils m’ont dit “même pas une ?”, j’ai dit non, non…. ». Enfin, l’association des modélistes havrais amateurs (Amha), avec laquelle Lucien Mothu avait de rares contacts, aurait été intéressée, nous dit Jacques Neveu (p) : « actuellement, ils ont un très beau local au Havre, où ils auraient pu accueillir…et même ils voulaient accueillir, au contraire, mais…la famille ne sentait pas un engagement. Et puis c’est une association loi 1901, on ne sait pas combien de temps ça va durer ». Mireille Mothu confirme : « même monsieur Adam [membre de l’Amha] nous a dissuadés, il a dit “vous savez, il y a des tiraillements entre…” ; donc on ne peut pas savoir ce que ça va donner, cette association ».
[13]. À cette occasion, Pierre Adam lui demande « comment [lui] est venue l’idée de faire du modèle réduit à vapeur » ; réponse de Lucien Mothu : « la première que j’ai faite, c’est la 241, je l’ai faite parce que papa était abonné à Science et Vie. Et en 1927, a paru sur Science et Vie un reportage sur la 241 qui a été construite au Creusot, en 1927. J’avais 17 ans. Et j’ai dit, tiens, il faut que je fasse cette machine. Et c’est comme ça que c’est parti. J’ai commencé en 27 et j’ai terminé en 35. C’est ma première machine, la 241 ». C’est en se souvenant de cette réponse, faisant indirectement du Creusot le berceau de la passion de Lucien Mothu, que Pierre Adam a invité les héritiers à contacter l’écomusée.
Jusqu’au décès du maquettiste, les biographies des locomotives et de Lucien Mothu furent étroitement enchevêtrées. Ce lien homme-objets qui ne fut dissout que par la mort explique la pluralité des ancrages locaux, du fait du parcours de leur créateur. Seule peut-être, la référence à l’Algérie aurait pu faire sens — pays natal de Mothu, où il réalisa sa première maquette, pays où fonctionna exclusivement la « Beyer-Garratt » — mais si la nostalgie de l’ancienne colonie française est palpable chez les Mothu, elle est associée comme chez la plupart des « pieds noirs » à une rupture douloureuse, et personne n’envisage de donner les maquettes à un musée algérien. Dénuées de statut patrimonial localisé, les maquettes de Lucien Mothu ne sauraient représenter l’histoire d’une région, mais les locomotives réelles dont ces maquettes sont les réductions peuvent quant à elles s’identifier à un lieu, ce qui justifie en partie la proposition faite à l’écomusée installé au Creusot, où la « 241 » fut produite par les usines Schneider.
Un mécanicien créateur.
En dehors de sa qualité technique exceptionnelle, le travail de reproduction miniaturisée accompli pendant des décennies par Lucien Mothu possède une autre spécificité. Dans le film tourné par Pierre Adam, le maquettiste l’admet volontiers, au sujet de la « 232 U1 » : « j’ai dit “il faut que je la fasse !” ; mais je n’ai pas fait la 232, j’ai fait la 2222, parce que je voulais mettre les 4 cylindres devant ; c’est un peu mon dada, je modifie, je reproduis pas la machine à l’identique ; c’est peut-être un tort, mais… ». Déjà, pour sa première maquette, la « 241 », Lucien Mothu avait effectué quelques aménagements par rapport au modèle. Mais il est allé encore plus loin avec la « 2222 », qui est une extrapolation de la « 232 U1 », locomotive réelle que Lucien Mothu a modifié pour en améliorer la puissance. La machine est envisagée comme « chose en soi », et non comme reproduction d’une chose existante. En allant plus loin que ce collectionneur de voitures qui, faute de retrouver un modèle ancien particulier, le construit lui-même à partir de documents techniques d’archives (Moulinié, 2004, p. 157), Lucien Mothu a carrément « inventé » — en réduction — un modèle de locomotive à vapeur qui n’existait pas, en créant un hybride technique plus puissant que la machine de référence, même s’il en a respecté l’aspect extérieur — « …la carrosserie, c’est bien celle de la 232 ». Si Lucien Mothu n’est pas le créateur absolu évoluant « dans un espace de liberté, d’une façon erratique » (Deforge, 1990, p. 33) puisqu’il s’inspire de l’existant — et qui plus est de l’existant industriel dont Deforge fait l’antinomie de la création — il ne se contentait toutefois pas d’assembler des pièces pour construire ses modèles réduits. Mothu fabriquait lui-même ses pièces, créait les modèles en bois des roues qu’il faisait fabriquer par une fonderie du Nord, travaillait manuellement, à la lime et au tour, les bielles et les pièces de carrosserie. Son gendre se souvient par exemple de certaines pièces de la Garratt : « ce qui lui a pris beaucoup de temps, c’était l’embiellage, parce qu’il faisait tout à la main, il n’avait pas d’usinage ; il n’a pas confié ça à un atelier de fraisage, il l’a fait lui-même. Et j’ai vu fabriquer les deux bielles, et à chaque fois c’était un double jeu de bielles. Là, ça a été infernal cette période, tout à la lime, ça lui a pris deux ans, pour fabriquer tout ça ! ». Hormis les manomètres, tous les éléments de ses machines sont de sa main, ce qui rend d’autant plus fabuleux, par exemple, l’abondance de détails dans les postes de commande. Lucien Mothu était à la fois un ingénieur, visant un objectif fonctionnel et complexe — faire rouler des locomotives à vapeur miniaturisées — et un bricoleur, s’arrangeant avec les moyens du bord, recherchant des combines, s’adaptant à ses ressources matérielles et physiques, rassemblant des matériaux hétéroclites « en vertu du principe que “ça peut toujours servir” » pour reprendre la définition donnée par Lévi-Strauss (Lévi-Strauss, 1962, p. 27).
L’atelier comme œuvre.
Dans le film hommage tourné en 2000, après avoir énuméré les quatre maquettes produites par Lucien Mothu — celles données à l’écomusée et celle de monsieur Prince —, Mireille Mothu termine ainsi ce véritable inventaire après décès : « et enfin cinquièmement, un atelier bien agencé et un outillage fantastique. Cet atelier était son domaine, nous y entrions avec respect, il ne fallait rien toucher ». On comprend que l’atelier lui-même fait partie intégrante de l’héritage, de « l’œuvre », puisque Lucien Mothu avait conçu et produit lui-même certains de ses outils, notamment pour s’adapter à la polyarthrite rhumatisante qui à la fin de sa vie le handicapait dans chaque manipulation. Cette personnalisation intime des objets et de leur environnement souligne évidemment la dimension affective du don. À la question du directeur de l’écomusée quant aux sentiments inspirés par la future séparation, Mireille Mothu lève les yeux au ciel : « ah, il vaut mieux pas en parler. Ça nous arrache le cœur, à toutes les trois ». Mais elle admet qu’il aurait été encore pire de voir les maquettes dispersées : « ah oui ! Ça aurait été terrible ! » ; et Jacques Neveu (p) de confirmer : « c’est ce qu’on a voulu éviter ; c’était tout ou rien ! ». D’où la condition première du don, clairement stipulée par la convention : « pour la mise en valeur de ce don, l’écomusée s’engage à le considérer comme un ensemble. Les trois locomotives et leurs accessoires constituent en particulier l’œuvre de Lucien Mothu dont les éléments sont indissociables, excepté dans le cadre d’éventuelles actions de mise en valeur limitées dans le temps » (article 5). Pour mieux souligner le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’objets, mais de l’œuvre d’un homme et de sa mémoire une et indivisible, la convention de don exige également que la « Garratt » demeure dans l’état où l’avait laissée Lucien Mothu, comme un chef-d’œuvre inachevé : « l’écomusée s’engage à ne pas achever la réalisation de la locomotive 231-132 A1 hormis éventuellement le montage de pièces existantes » (article 6). La « Garratt » n’est pas seulement la reproduction miniaturisée d’un modèle de locomotive à vapeur ayant existé, c’est surtout l’œuvre d’un homme qui n’a pas eu le temps de la terminer, un « objet-personne » pour reprendre la notion explorée par Nathalie Heinich (1993), à la fois parce qu’elle a appartenu à une personne, telle une relique, et parce qu’elle est l’œuvre d’une personne, tel un objet d’art. Et toute modification ne pourrait qu’altérer ce statut hors norme, fût-ce pour améliorer les performances techniques de la machine.
La famille donatrice était soucieuse avant tout de ne pas dissocier les trois maquettes. Mais le directeur de l’écomusée, en visitant l’atelier de Bréauté, sorte de sanctuaire immobile depuis la disparition de Lucien Mothu, s’est petit-à-petit convaincu et a réussi à faire admettre aux héritiers qu’il fallait tenter de reconstituer au mieux « l’ambiance » dans laquelle les machines avaient été créées, « l’univers » du maquettiste, un peu dans l’esprit de la reconstitution d’unités écologiques chère à Georges-Henri Rivière et au musée des Arts et Traditions Populaires et peut-être précisément pour justifier cette acquisition du point de vue écomuséal selon lequel il ne s’agit pas d’accumuler des objets, mais de les problématiser en les maintenant autant que faire se peut dans leur contexte de production ou d’utilisation.
Préserver l’œuvre, défonctionnaliser les machines.
Les contraintes matérielles attachées à cette part d’héritage que sont les maquettes de Lucien Mothu constituent un des éléments déterminant de la décision des héritiers : « on ne va pas vivre comme ça…éternellement, nous dit Mireille Mothu ; il faut préserver l’œuvre, ça fait déjà presque deux ans que papa est décédé, et elles sont toujours là… Moi j’essaie de faire le mieux possible, j’aère, j’ouvre les petits volets, mais il faut s’en occuper, quoi ! Parce que lui, il les graissait, moi je fais ce que je peux, je passe un petit coup de pinceau de temps en temps, j’enlève la poussière, mais… ». C’est donc, pour une part, la difficulté technique liée à l’entretien de l’ensemble qui contraint les Mothu à trouver un donataire capable d’assumer cette charge. Le texte de la convention de don est très explicite sur ce point, puisque « l’Écomusée s’engage à mettre en œuvre un programme de conservation préventive permettant de maintenir en bon état l’ensemble des éléments (visant en particulier la prévention de l’oxydation) » (article 4). Ce qui est en jeu, c’est la pérennité de l’œuvre de Lucien Mothu, pérennité à la fois mémorielle, puisqu’en entrant dans les collections d’un musée reconnu par les Musées de France, les objets du don deviennent inaliénables, et pérennité technique. Pour mieux assurer celle-ci, les donatrices exigent que « l’Écomusée s’engage à ne pas faire fonctionner les locomotives à vapeur par la mise en chauffe des chaudières » (Article 7). Cette condition est assez paradoxale si l’on considère l’histoire conjointe du maquettiste et de ses œuvres : alors que leur créateur s’est appliqué à rendre fonctionnelle ses maquettes de locomotives, alors que le récit de la famille Mothu insiste sur leurs performances, et présente Lucien Mothu comme un « nostalgique de la vapeur », avant tout un passionné de mécanique, le musée qui fait entrer les maquettes en patrimoine doit renoncer à les faire fonctionner. Faut-il voir dans cette interdiction explicite faite aux donataires par les donateurs un moyen de transformer l’objet fonctionnel — la machine — en objet de collection, se conformant ainsi aux critères définitoires largement partagés de cette catégorie spécifique, énoncés entre autre par Krzysztof Pomian ? Pour celui-ci en effet, l’inutilité au sens fonctionnel est une condition sine qua non de l’attribution du statut d’objet de collection, distinguant les objets utiles des sémiophores, « des objets qui n’ont point d’utilité au sens qui vient d’être précisé, mais qui représentent l’invisible, c’est-à-dire sont dotés d’une signification ; n’étant pas manipulés, mais exposés au regard, ils ne subissent pas l’usure » (Pomian, 1978, p. 34). Pomian reconnaît toutefois que cette dichotomie n’est pas toujours si clairement tranchée, mais, une fois posé qu’utilité et signification n’étant pas des qualités intrinsèques aux objets, n’existent que s’il y a un observateur, il souligne qu’« aucun objet n’est en même temps et pour un même observateur une chose et un sémiophore. Car il n’est une chose que lorsqu’on l’utilise, mais alors on ne s’amuse pas à en déchiffrer la signification. Et quand on s’adonne à cela, l’utilité devient purement virtuelle » (Pomian, 1978, p. 35). Annihiler l’utilité des maquettes de Lucien Mothu les transforme donc en sémiophores, voire en œuvre d’art, celle-ci étant parfois définie par son inutilité : « à quoi sert une œuvre d’art ? À rien, et c’est précisément dans son inutilité relative que je découvre sa valeur absolue » (Séguy-Duclot, 1996, p. 6). Cette défonctionnalisation des machines va dans le même sens que la volonté de maintenir l’unité de l’œuvre, c’est-à-dire des maquettes et de leur environnement : figer les maquettes dans l’atelier, c’est faire de celui-ci un sanctuaire, déjà fixé sur pellicule par la réalisation du film-hommage deux mois jour pour jour après son décès, et dont le commentaire précise l’objectif ainsi : « depuis deux mois, l’atelier est resté en l’état ; pour en conserver le souvenir, explorons ce qui a constitué la vie, la passion de Papé » (Mothu, 2000).
Exposer les objets, présenter les donateurs.
Si l’on devait isoler un moment où l’objet, « devenu objet-de-musée, est définitivement séparé du monde extérieur au musée » (Julien et Rosselin, 2005, p. 38) subissant à cette occasion un véritable « rite de passage » (Julien et Rosselin, 2005, p. 37), la journée du 19 janvier 2002 serait ce moment pour les maquettes de Lucien Mothu. Même si ce jour n’est qu’une étape du processus de donation, c’est une étape importante, sorte d’aboutissement des relations entamées autour des objets en décembre 2001. L’écomusée avait joint à ses vœux de nouvel an une invitation à la « présentation des Chefs-d’œuvre de maquettiste de Lucien Mothu (1910-2000) » ; le carton, illustré par une photographie de l’atelier prise par Patrice Notteghem à Bréauté, précisait bien que cet événement se déroulerait « en présence des donateurs » au château de la Verrerie au Creusot — siège de l’écomusée et site du Musée de l’Homme et de l’Industrie. Ainsi la présence sur place des donateurs était associée à la présentation des chefs-d’œuvre, et la façon dont s’organisa ce cérémonial, scène rejouée à chaque inauguration ou vernissage d’exposition, confirma qu’il s’agissait aussi cet après-midi là de la présentation des donateurs au public de l’écomusée [14]. C’était là une des conditions implicites du bon déroulement de la transaction, s’inscrivant dans le cadre de la relation triadique qu’est le don : il importait que les Mothu marquent leur attachement aux objets donnés en assistant au passage du privé au public, mais aussi qu’ils soient présentés à ceux à qui ils donnent — l’équipe professionnelle de l’écomusée, les élus locaux, les adhérents de l’association — afin que ces derniers sachent qui sont, physiquement, les individus donateurs, et n’en restent pas à la seule entité donatrice — la « famille Mothu », que l’écomusée s’est engagé, par l’article 9 de la convention de don, à mentionner « dans toute valorisation muséographique » [15].
Reconstitution fidèle et hommages : le contre-don.
Le transport des machines et de l’atelier de Bréauté au Creusot avait eu lieu dans la deuxième semaine de janvier, assuré par deux techniciens de l’écomusée. L’atelier fut restitué le plus fidèlement possible à partir de repérages sur place, de croquis et de photographies, et installé au rez-de-chaussée du musée où il occupait la totalité d’une salle, protégé par des panneaux vitrés. L’occupation d’un seul espace d’exposition permettait de conserver l’unité de l’atelier, monde fermé sur lui-même du vivant du maquettiste, et également réduit dans le sous-sol de la maison familiale à une pièce unique. La question muséographique ne fut qu’un aspect secondaire dans le traitement du fonds Mothu, dans le sens où elle ne fut abordée par l’équipe professionnelle de l’écomusée qu’après l’acceptation du don. Le 19 janvier, les descendants de Lucien Mothu [16] arrivèrent en train près de deux heures avant le début de la présentation. Le directeur de l’écomusée accompagna ses invités jusqu’à la salle d’exposition dans un silence recueilli. Très émus, ils se déclarèrent satisfaits du travail réalisé. Les invités sont arrivés progressivement, entre 16h30 et 17h00, et se sont tous rendus d’abord dans la salle d’exposition. Mireille Mothu et Jacques Neveu (f) assurèrent, à la demande de Patrice Notteghem, la présentation et le commentaire de l’ensemble, tandis que les autres membres de la famille restaient dans le couloir. Les deux « acteurs principaux » continuaient ainsi à jouer leur rôle prépondérant dans la transmission de la mémoire de Lucien Mothu, cette fois-ci auprès des donataires de l’œuvre, en l’occurrence les adhérents et administrateurs de l’écomusée. La presse locale, rendant compte de l’événement, y voyait un hommage rendu aux donateurs : « samedi soir, une réception était organisée en l’honneur des enfants et petits enfants de Lucien Mothu, généreux donateurs de ce trésor qui vient enrichir le patrimoine creusotin » ; les personnalités avaient fait le déplacement pour « témoigner de leur gratitude » aux donateurs [17]. Il est bien évident que la famille Mothu n’a pas donné dans le but d’être honorée au Creusot ce 19 janvier 2002, avec « le projet conscient d’obtenir un contre-don » (Bourdieu, 1997, p. 232), même si Mireille Mothu admit après coup sa « fierté » [18]. Reste que les clauses fixées à la donation et les contreparties relevant des plus élémentaires bonnes manières — présentation aux donataires, remerciements officiels des élus, promesse de gratuité, etc. — équivalent ensemble à un contre-don. Il s’agit pour les Mothu de susciter l’admiration autour des créations de Lucien, de produire un effet, pour reprendre l’idée de Jean Bazin : « les donner est l’un des moyens d’obtenir que les choses fassent, dans certaines conditions, sous certains angles, un effet, fassent leur effet, comme on le dit d’un tableau, d’un vêtement ou d’un personnage » (Bazin, 1997, p. 23). En rendant accessible une œuvre jusqu’alors quasi-invisible puisque confinée à l’espace privé, qui plus est au sous-sol de la maison familiale, la famille donatrice s’attend à percevoir l’émotion du public, séduit par le chef-d’œuvre ainsi mis au jour.
Légitimations.
Après cette présentation informelle de l’atelier de Lucien Mothu aux invités, vint l’heure des discours. Tous furent consacrés pour une bonne part à la légitimation — voire la justification — du don, préoccupation récurrente des donataires — alors même qu’aucun doute n’avait jamais été émis par quiconque sur le bien-fondé de l’écomusée à recevoir ces maquettes — comme des donateurs. Patrice Notteghem présenta d’abord les membres de la famille Mothu alignés à sa gauche et narra en détail les circonstances du don, en insistant sur son inscription dans une logique d’acquisition cohérente : « nous, quand on entend le mot “maquette”, en général, dans un musée comme le nôtre, on réagit plutôt positivement… ». Par la formule « un musée comme le nôtre », il faut entendre un écomusée, une référence théorique car précurseur en la matière, adhérent à la fédération des écomusées et musées de société qui à ce titre veut éviter la comparaison avec de « petits » musées accumulant sans discernement, sans politique d’acquisition cohérente, tombant dans le travers de la collectionnite, où « c’est l’objet qui prime » (Chaumier, 2003, p. 58). « C’est surtout le manque de rigueur et de politique cohérente, affirmée avec précision, qui peut être reproché dans la démarche. L’amalgame de collections trop disparates nuit, au bout du compte, aux présentations » (Chaumier, 2003, p. 57). Cette critique vise surtout, à travers la collecte désordonnée, l’absence de véritable démarche scientifique d’un type de musée dont l’écomusée du Creusot-Montceau souhaite se démarquer. Car même si une cohérence globale est lisible dans la présentation thématique des collections, la politique d’acquisition d’un écomusée peut sembler assez floue, soumise qu’elle est à la bonne volonté des donateurs et aux opportunités ponctuelles.
Louis Bergeron, président de l’association écomusée, exprima ensuite la reconnaissance de l’institution pour la générosité de cette donation, et admit avoir tenté de lui trouver une justification historique par l’établissement d’un lien entre Le Havre, porte d’entrée des innovations techniques en provenance d’Angleterre au 18e siècle, et Le Creusot, lieu d’innovation à la même époque. « Mais en fait, ce rapprochement s’est avéré sans fondement » avoua le président, reconnaissant ainsi l’absence d’ancrage local des objets, obligation pourtant statutaire pour l’écomusée. Toutefois, Lucien Mothu était ingénieur des arts et métiers, et « par conséquent avait un type de culture technique que nous connaissons bien dans la région ». L’allocution de Bernard Paulin, adjoint à la culture de la municipalité du Creusot, visait également à légitimer l’acquisition en inscrivant l’œuvre de Lucien Mothu dans une temporalité élargie, celle de l’histoire des techniques, en l’occurrence de l’âge de la vapeur : « on vous a dit ici le prestige et l’attachement lié à tout ce qui touche aux rails, au fer, à la vapeur. Nul doute que l’héritage de Lucien Mothu ne rejoigne en parfaite harmonie celui de notre ville. […] Soyez donc certains, mesdames messieurs que le nom de votre père va s’enraciner dans ce pays de haute tradition technique. Je me réjouis de ce qu’un compagnon, venu de loin, rejoigne la cohorte des génies obscurs ou célèbres qui ont trouvé ici l’aboutissement de leur travail. »
Ces efforts rhétoriques destinés à conforter l’écomusée dans sa légitimité de donataire sont à replacer dans le contexte politique et culturel — terme pris dans son sens institutionnel — local. Au moment où la famille Mothu prend contact avec l’écomusée de la cucm pour lui proposer cette transaction, l’institution traverse une sérieuse période de turbulences, à la fois financières et structurales, voire identitaires. Et si le conservateur de l’écomusée [19] a accepté immédiatement le principe de cette donation, sans vouloir nier ici la valeur scientifique de l’ensemble, c’est peut-être moins parce qu’elle entrait dans le cadre d’une politique d’acquisition bien définie que parce qu’elle offrait une occasion de redorer un blason un peu terni et de réaffirmer un intérêt éclairé pour le thème ferroviaire au détriment des autres associations locales se consacrant à la valorisation du patrimoine scientifique, technique et industriel comme l’académie François Bourdon, association disposant également d’un espace muséographique au château de la Verrerie, et les « Chemins de fer du Creusot » [20], gérant le train à vapeur touristique des Combes et la restauration d’une locomotive 241 P 17 — grandeur nature, celle-ci [21]. Peut-être l’acquisition du fonds Mothu était-elle également un moyen de répondre à certaines critiques adressées à l’écomusée depuis l’exposition consacrée à la famille Schneider en 1995 (Schneider, Mathieu, Clément, 1995). Ce don permettait de mettre en valeur un « génie obscur » (Paulin), un ingénieur « resté obscur et ignoré dans la mesure où il n’a jamais rien fait pour faire parler de lui » (Bergeron), alors même qu’était reproché au musée de négliger les gens modestes, « effacés par le regard technique et par les oripeaux de richesse, signes de réussite sociale des Schneider » (Chaumier, 2003, p. 113). À travers ce seul cas, l’institution donnait le change et répondait en partie à ses détracteurs.
Partager le poids.
À la justification des donataires s’ajouta celle des donateurs, soucieux d’expliquer qu’ils ne se « débarrassaient » pas sans scrupule d’une telle œuvre, intimement liée à l’histoire de leur famille. Dans son discours, Jacques Neveu (f) assimila l’héritage de Lucien Mothu à un « poids important » : « alors, quand on a un paquet qui est trop lourd à porter, eh bien on le porte à plusieurs. Par exemple quand on veut marcher dans la neige, on ne prend pas des talons aiguilles, on met des raquettes ; c’est le même système, c’est le partage du poids. Je ne veux pas parler d’éloge funèbre, je veux juste voir avec vous comment on va partager ça. […] La mémoire, elle y est, le partage du poids, il y est, l’alignement y est, donc Lucien Mothu, il y est : donc, à tous ceux qui ont permis ça, à tout niveau, je crois que vous pouvez être fiers de ce qu’ils ont fait, moi, je le suis, mille fois merci et je voudrais que vous les applaudissiez s’il vous plaît ». Cette incapacité à porter seuls cet héritage tellement exceptionnel, qui explique en partie la volonté de donner, trouve sa source dans la personnalité même du maquettiste. Donner au musée ce qui relevait quasiment de l’intime, en acceptant l’exposition donc une certaine forme d’appropriation par un collectif, n’est pas un acte anodin. Mais la force passionnelle de l’œuvre la rendait impénétrable même aux plus proches, comme l’admet Mireille Mothu dans le film-hommage : « j’ai le regret de ne pas m’être assez intéressée à son travail. Mais en fait, sa passion était très personnelle, il était difficile de pénétrer son domaine. On ne pouvait qu’admirer cet extraordinaire travail » (Mothu, 2000). On ne pouvait qu’admirer, et on ne saurait en aucun cas s’approprier. Car si les descendants de Lucien Mothu s’inscrivent parfois dans le registre de la vénération à son égard, cela n’exclue pas l’aveu rétrospectif d’une certaine soumission à son tempérament : transparaissent en filigrane les contraintes quotidiennes nées de cette passion « envahissante ». Celle-ci avait par exemple condamné l’ensemble du sous-sol du pavillon de Bréauté (« c’était son domaine »). Les 12 000 heures de travail nécessaires à la réalisation de la 241, les 14 000 pour la 2222 ont laissé des traces dans la mémoire familiale, lisibles, en creux, dans la biographie rédigée par Mireille Mothu : « il s’éteint le 9 avril 2000, à 90 ans. Soixante-quinze ans, au moins, auront été consacrés à une passion, la vapeur et la mécanique. M. Lucien Mothu aura passé des milliers d’heures devant son établi. Tous ses moments de loisir y étaient consacrés » (Mothu, 2002). On sent bien que les heures de loisir consacrées à la vie de famille passaient parfois au second plan. Dans son allocution du 19 janvier, Jacques Neveu (f) fut beaucoup plus explicite : « je me suis souvent entendu dire par ma mère qui est à ma droite “tu es aussi chiant que ton grand-père” ; et finalement quand je vois ça [l’atelier et les maquettes], ça ne me gêne pas ». La rigueur du modéliste transpirait dans son rapport aux autres ; « il avait un caractère autoritaire », et « pour discuter avec lui, ça n’était pas facile » comme l’admettent ses proches. L’émotion ressentie lors de la présentation publique de janvier tenait sans doute autant d’une certaine compassion à l’égard de ceux qui avaient dû supporter la passion dévorante du maquettiste que de reconnaissance et de gratitude pour les généreux donateurs…
Une singulière passion mise en patrimoine.
Le don qui est décrit ici est une opération transformant des objets fortement individués, des œuvres identifiées, en biens collectifs. Du moins est-ce là le modèle de référence, qui voit un patrimoine privé, familial, devenir en deux mois patrimoine public, national — puisque l’écomusée du Creusot-Montceau a le statut de Musée de France. Au final, le patrimoine au sens juridique de « biens hérités du père » devient patrimoine au sens culturel, ou Patrimoine avec un « p » majuscule. Nous avons vu que cette mutation ne concerne pas seulement les objets mais également les rapports entre les individus. C’est précisément, selon Descombes, cette remise en cause de notre division entre les personnes et les choses que Mauss trouvait essentielle dans l’échange archaïque don/contre-don [22] : « Dans la perspective de l’échange des dons, les choses sont spirituelles, les gens sont matériels. Façon de dire qu’on ne saurait considérer d’un côté les rapports des hommes aux choses, de l’autre les rapports des hommes entre eux » (Descombes 1996, p. 250). Dans le cas étudié, le don fait des membres d’une famille des donateurs et bienfaiteurs de l’œuvre patrimoniale du musée, elle fait de l’écomusée un obligé des donateurs, et élève Lucien Mothu au rang d’exemple remarquable, l’extrayant de son statut de génie isolé. Car le maquettiste personnifie le maquettisme, c’est un passionné dont la passion égoïste illustre un phénomène collectif.
Se met en place un enchevêtrement de temporalités : le temps de l’homme — le temps individuel de Lucien Mothu — correspondant au temps de ses maquettes, d’un côté ; le temps des hommes — le temps collectif — concordant avec ce temps des locomotives « réelles », le temps de la vapeur, de l’autre. De même s’instaure une équivalence entre le rapport création/savoir-faire technique et le rapport patrimoine individuel/patrimoine collectif ; l’œuvre est une performance créatrice — fruit du talent individuel —, tandis que la maquette en tant que reproduction du réel est une performance technique — fruit de l’apprentissage et du génie collectif. Et finalement, ce qui importe dans cette transaction, ça n’est pas tant la valeur technique du travail de miniaturisation, reléguée en arrière plan, que le talent de Lucien Mothu. La complexité technique des objets ne compte pas en tant qu’elle restitue celle des locomotives à vapeur réelles, mais parce qu’elle témoigne d’un génie individuel. Objets uniques, non reproductibles, objets existant par eux-mêmes plutôt que représentations d’objets, les pièces maîtresses de la donation sont peut-être moins des « maquettes de locomotives à vapeur » que des « maquette-de-locomotives » individuées, la « 241 », la « 2222 », et la « Garratt ».
Pour assumer la singularité de ces objets donnés au musée, on invoque l’appropriation réciproque : « la ville du Creusot est heureuse et très fière de vous accueillir en ce lieu, qui est, on le voit bien maintenant, désormais un peu aussi votre maison, puisqu’il héberge votre splendide héritage » (Bernard Paulin). L’idée selon laquelle le donateur s’approprie la « maison » du donataire sans aliéner complètement l’objet du don, nous rapproche du modèle du cadeau [23] : « le cadeau entraîne une sorte de « propriété conjointe » entre donateur et donataire, grâce à sa qualité de médiateur de la relation, mais aussi grâce au « droit de regard » que conserve le donateur sur l’objet offert. Cependant le lien est nettement moins contraignant que celui qu’implique l’héritage. […] Les objets hérités ou reçus présentent plusieurs points communs, en particulier les contraintes qu’ils entraînent pour le donataire » (Chevalier, 1998, p. 512). Mais contrairement au cadeau, qui transforme « un objet quelconque, substituable à une infinité d’autres, en une chose singulière désormais désignée, dans un monde donné, par un nom propre » (Bazin, 1997, p. 11) donc identifiée au donateur, les œuvres de Lucien Mothu, « choses singulières » dès leur origine, se voient dé-singularisées par le don, leur rapprochement avec les autres maquettes des collections du musée les inscrivant dans une problématique collective, sinon universelle — la passion du maquettisme. Rapidement d’ailleurs, moins d’un an après l’installation primitive, au gré des expositions temporaires, l’atelier du maquettiste — dont la reconstitution fut sérieusement remaniée et allégée d’éléments considérés comme secondaires — et ses « chef-d’œuvres » furent transférés dans un autre espace du rez-de-chaussée, côtoyant cette fois-ci les maquettes d’autres « génies obscurs », Marcel Talmy, Raymond Moni, et Edmond Bernard.
Pour la famille Mothu, les maquettes sont en quelque sorte un héritage non héritable ou, comme le dit Jacques Neveu (f), un poids trop lourd à porter qu’il convient de partager avec la collectivité. C’est parce qu’on ne peut pas assumer cette part exceptionnelle de l’héritage qu’on s’en sépare, et parce qu’on ne veut pas le disperser, le galvauder, qu’on le donne au musée. Il y eut toutefois dans le processus conduisant à l’avènement muséal des exceptions, des objets « sortis du lot », à différents moments et pour différentes raisons. Jacques Neveu (f) et Mireille Mothu ont conservé chacun un objet singularisé explicitement : pour le premier, une maquette de locomotives à vapeur « 232 U1 », beaucoup plus miniaturisée que les trois autres — ce qui permet d’envisager sa conservation dans un appartement —, restauration effectuée par Lucien Mothu pour un notable algérois [24] ; pour la seconde un palmer [25] sur lequel Lucien Mothu avait gravé ses nom et prénom et qu’il avait acquis à Dellys, ville d’Algérie où il fut élève des Arts et Métiers. Outil très personnalisé, cet objet est de surcroît marqué par son origine géographique, berceau de la lignée et étape essentielle de la carrière du maquettiste. À la fois souvenir de l’homme et souvenir du pays, le palmer est élevé au-dessus de l’outil, au rang de relique, d’objet conservé pour pouvoir donner — keeping-while-giving, pour reprendre la formule d’Annette Weiner (1992). Un autre objet, pourtant présent dans l’atelier sanctuarisé, a échappé à l’inventaire muséal. Le 19 janvier, Mireille Mothu reconnut derrière les panneaux vitrés installés au Creusot une clé anglaise rouge, qui lui servait pour démonter la bouteille de gaz domestique installée au sous-sol à Bréauté. Le transfert de l’atelier au Creusot avait été effectué avec un tel souci exhaustif de fidélité à la mise en scène originale, que l’outil avait été intégré à la muséographie en tant qu’élément de « l’univers » du maquettiste. L’anecdote est révélatrice de la fusion/confusion entre patrimoine familial et patrimoine muséal, en ce moment charnière où le statut des objets est encore ambivalent.
Peut-on employer le terme de patrimonialisation pour qualifier le processus d’entrée au musée des maquettes de Lucien Mothu ? Il me semble peu adapté à la succession de situations effectives, les interactions, les échanges, les modalités pratiques, les reconfigurations ayant jalonné ce parcours. Il implique une durée, une évolution longue et linéaire, une trajectoire d’objet inéluctable qu’on ne retrouve pas dans ce récit. Par contre, se produit là une opération de « mise en collectif », de collectification pourrait-on dire pour éviter collectivisation, trop connoté économiquement et politiquement. Se situant au croisement de plusieurs registres d’analyse, les objets donnés à l’écomusée par la famille Mothu sont difficiles à intégrer aux catégories habituelles du musée de société : pas vraiment objets de famille, mais situés au cœur de la vie de la famille jusqu’au décès du maquettiste, objets exceptionnels non représentatifs de la vie quotidienne quoique inscrits dans le paysage quotidien des Mothu, reproductions du réel mais créations talentueuses, ils sont des objets hors normes à plus d’un titre. Ce qui n’empêche pas leur histoire de nous faire réfléchir au mode d’intégration des choses au musée et plus largement sur les rapports de sujets à objets.
Images : Daniel Busseuil, Maquette de locomotive à vapeur réalisée par Lucien Mothu entre 1935 et 1945, type 241 Mountain, Collection Écomusée © ; Lucien Mothu dans son atelier, près de la maquette de locomotive à vapeur Beyer-Garrat 231-132 BT « Double Pacific » en cours de réalisation, collection particulière © ; Daniel Busseuil, Vernissage de l’exposition de l’Écomusée ©.