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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les jardins partagés, producteurs vivriers urbains ?

Éléments de réponse à travers une étude à Paris.

En 2009, pour la première fois de son histoire, la population mondiale est devenue majoritairement urbaine. Dans les pays dits développés, 80 % des populations résident dans les villes et leurs périphéries (Delbecque et Alberganti 2012). D’ici 2050, ce sera près de 80 % (Stébé 2001) de la population mondiale qui y vivra, la majeure partie d’entre elle se développant sur le continent africain et en Chine (ibid.). Cette situation soulève de nombreuses questions, dont celle de nourrir les hommes de ces territoires.

Aux problèmes liés à la production alimentaire — quantité, diversité — et à la consommation — malnutrition, manque de nourriture — qui touchent certains pays viendront s’ajouter, dans les années futures, des problèmes d’approvisionnement. Le pic pétrolier (Hopkins 2011), qui ne signifie pas la fin du pétrole mais la fin d’un pétrole peu cher et abondant, aura de plus en plus de conséquences sur l’approvisionnement des denrées alimentaires dans les années à venir : même s’il restera toujours des gisements de pétrole sur la planète, l’extraction de cette matière première ne deviendra plus rentable. La difficulté d’accès à cette énergie fossile et la dépense énergétique nécessaire à son extraction atteindront en effet, d’ici quelques années, un coût trop important par rapport au prix d’un baril. Ainsi, quand l’énergie que fournira un baril sera équivalant à la dépense d’énergie nécessaire à son extraction, cette ressource cessera d’être exploitée (ibid.), ou atteindra des coûts exorbitants. Lors d’un congrès aux Pays-Bas, Thierry Desmarest, PDG d’une société pétrolière française a ainsi affirmé, prenant pour référence la production alors journalière de 100 millions de barils : « Si nous en restons à ce type de croissance de la production, nous avons l’impression que le pic de pétrole pourrait être atteint aux environs de 2020» [1] (Bergin 2006, § 2). Or c’est en partie grâce au pétrole que sont à la fois produits puis acheminés les aliments des campagnes vers les villes, à échelle nationale comme mondiale. Cette abondance de pétrole avait permis, au début du 20e siècle, d’accélérer le développement de sociétés industrielles, alors basées sur le charbon comme énergie principale, et d’augmenter progressivement sa complexité, sa mécanisation et son interconnexion globalisée. Une éventuelle pénurie de pétrole dans l’avenir implique de s’interroger sur les solutions envisageables et leur viabilité dans le but d’approvisionner et de nourrir des populations toujours plus nombreuses sur des territoires qui, par définition, ne produisent pas leur nourriture : les villes. En effet, la ville est « un regroupement de populations qui ne produisent pas elles-mêmes leurs moyens de subsistance alimentaire » (Ascher 2001, p. 11). De fait, le développement urbain est étroitement lié à la capacité d’un territoire extérieur, proche ou lointain des villes, à produire un surplus alimentaire et aux moyens nécessaires à la mobilisation et à l’acheminement de ce surplus.

Le constat d’une problématique générale, due à l’augmentation de la population citadine et à un éventuel problème d’approvisionnement des villes en nourriture, implique de s’interroger sur les moyens à mettre en place pour nourrir ces populations toujours plus nombreuses, et d’envisager des alternatives. Le problème est d’autant plus sérieux que le pétrole, source d’énergie utilisée majoritairement dans les transports de marchandises, connaîtra une pénurie certaine au cours de ce 21e siècle. Est-il possible d’envisager, outre de nouvelles techniques d’importation moins consommatrices de pétrole, d’autres hypothèses, en particulier la production alimentaire dans les villes elles-mêmes ? Les jardins partagés d’aujourd’hui pourraient-ils répondre à cette demande ?

Les jardins partagés ne sont pas les seules formes de production vivrière urbaine existantes et qui pourraient se poser comme alternative. L’agriculture urbaine se développe également sous la forme de jardins familiaux et d’insertion, d’élevages hors-sol, de cultures sur les toits, de cultures sur le sol séparées de leur substrat naturel dans des zones contaminées, de cultures hydroponiques et enfin de cultures aquaponiques. En système hydroponique, les végétaux sont cultivés dans un milieu aqueux riche en nutriments. Le liquide nutritif y est en perpétuel mouvement afin d’éviter les moisissures et le renouvellement de l’apport nutritif. La culture aquaponique est, quant à elle, basée sur la complémentarité entre un système de culture hydroponique et de l’aquaculture. Il n’y a pas d’ajout d’engrais. À ces différentes formes de production, déjà recensées au cours de la décennie précédente dans une étude commanditée par le service prospective du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche (Blandin de Thé, Erktan et Vergobbi 2009), se sont greffés des projets de fermes urbaines verticales. Aucune n’a cependant encore été édifiée à ce jour.

Les jardins partagés peuvent-ils pour leur part être considérés comme des lieux de production vivriers capables de subvenir en partie aux besoins alimentaires des populations urbaines ? L’exemple du jardin d’Écobox dans le 18e arrondissement de Paris, où nous avons conduit une enquête ethnographique en 2010-2012, peut fournir des éléments de réponse à ces questions (Horn 2011-2012). Une étude des archives de l’association en charge de la gestion de ce jardin a permis de retracer son historique. Des observations de terrain et des entretiens menés auprès des salariés et jardiniers de l’association sous-tendent ce texte.

Situation et évolution de l’« agriculture urbaine ».

Lorsque l’on aborde conjointement les notions de ville et de campagne, il est fréquent que celles-ci soient placées en opposition, collant à l’espace rural l’image des étendues agricoles et à la ville celle des avenues, boulevards et autres routes qui quadrillent des espaces surpeuplés. La campagne, dans les représentations majoritaires, est en effet l’espace voué à l’agriculture, tandis que la ville est historiquement celui des activités commerciales et industrielles. Cette opposition, nous la devons aux sociologues de l’École de Chicago, aux historiens de la France urbaine et rurale, aux géographes et démographes qui en ont fait « un principe essentiel du changement social et spatial » (Donadieu 2003, p. 157).

Parler d’« agriculture urbaine » résonne de la même manière comme un antagonisme. Pourtant, malgré le rejet progressif des espaces cultivés en dehors des enceintes des villes vers leurs périphéries depuis le Moyen-Âge, une articulation a toujours existé entre ces deux espaces (Donadieu 2003). C’est au début du 20e siècle, dans un souci notamment hygiéniste et pour pallier à l’image des cités industrielles noires et insalubres, que des urbanistes ont commencé à imaginer des cités idéales, où le bâti et la nature s’entremêlaient de nouveau. Des projets utopiques, tels que l’Icarie d’Étienne Cabet, ont ainsi été pensés. Dans cette ville en échiquier, chaque maison était agrémentée de jardins, formant ainsi une véritable coulée verte (Ragon 1991). D’autres projets, tels que les Cités-jardins, dont le concept a été inventé par Ebenezer Howard, ont largement contribué à resserrer l’articulation entre la ville et la production agricole en y intégrant des ceintures maraîchères. Paris, comme bien d’autres villes, avait « fait naître à ses portes une zone de cultures spécialisées destinées à l’approvisionner » (Phlipponeau 1956, p. 17). C’est la durabilité de cette articulation — et peut-être aussi l’image de ces projets utopiques — qui permettent actuellement à l’agriculture de se refrayer doucement un chemin vers les villes et de réintégrer parfois le cœur même de ces espaces, pour la plupart nés de l’industrialisation. Après le concept de « Cités-jardins », cette imbrication a fait naître les notions de « campagnes urbaines », de « villes-campagnes », d’« urbanisation de la nature », de « ruralisation de la ville » et de « ville-nature ». Des notions que l’on doit notamment à Pierre Donadieu, André Fleury, Roland Vidal et Yves Chalas.

Si l’agriculture entre dans les villes et que l’accent est de plus en plus mis sur ce phénomène, on parle néanmoins d’« agriculture urbaine », d’une part pour toute production agricole réalisée dans la ville et pour la ville, d’autre part pour celle qui se fait en périphérie, pour la ville. La zone périphérique destinée à nourrir une ville peut s’étendre jusqu’à 200 kilomètres du centre (Vidal 2011) pour une ville comme Paris. D’un point de vue terminologique et malgré le sens premier que l’on est tenté d’attribuer à cette locution, parler d’agriculture urbaine n’est donc pas uniquement synonyme de « production en ville ». De la culture mécanisée autour des villes à la culture d’espaces publics ou privés en ville, de l’élevage d’animaux en périphérie jusqu’à l’élevage en ville, l’agriculture urbaine recouvre de multiples modalités d’exploitation de la terre.

À échelle mondiale, ce serait près de 800 millions de personnes, dont 200 millions à titre professionnel [2], qui pratiqueraient l’agriculture urbaine. Sa présence ne se réduit toutefois pas aux seuls pays dits du Sud ; on la trouve bien sur l’ensemble des continents. Des études témoignent qu’elle est pratiquée ainsi de façon effective en République Démocratique du Congo à Kinshasa (Musibono 2011), à Ouagadougou au Burkina Faso (Kêdowide, Sedogo et Cisse 2011), à Cuba (Doyon 2005) et à bien d’autres endroits, comme en témoigne le graphique ci-dessous.

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En Russie, le service fédéral de la statistique de la Fédération estimait qu’entre 52 % et 65 % de la population moscovite et jusqu’à 80 % de la population des villes de province pratiquait l’agriculture urbaine en 2008 ; on estime qu’entre « 20 et 25 millions de familles urbaines russes disposent d’un terrain permettant de jardiner » (Boukharaeva et Marloie 2010, § 3) et que « sur ces 20 à 25 millions de parcelles, environ 21 millions sont localisées dans les collectifs de potagers, de jardins, de datchas et de constructions d’habitations individuelles » (ibid.). Une pratique fortement répandue qui pousse d’ailleurs certains auteurs à parler de « l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale, celle des jardiniers urbains à temps partiel » (ibid., § 50) [3].

Différents points communs lient ces expériences d’agriculture urbaine : elles ont été mises en place afin de permettre à des populations à faible revenu de s’alimenter, et elles entrent pour la plupart dans le cadre d’une agriculture urbaine développée en périphérie.

Outre dans les pays dits du Sud ou en développement, cette pratique se retrouve également de plus en plus dans les villes et capitales de grands pays industrialisés, en périphérie, mais également dans les centres urbains : depuis quelques décennies, des potagers se développent sur les toits, les murs, les fenêtres et balcons des villes, dans les parkings et terrains vagues. D’après des études réalisées sur les jardins communautaires par Éric Duchemin, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement à l’Université de Québec à Montréal et membre de « Crapaud » (collectif sur l’aménagement paysager et l’agriculture urbaine durable), on en trouve dans des villes telles que Berlin — où ils seraient près de 80 000 à la pratiquer (Duchemin, Wegmuller et Legault 2008) [4] —, New York, Détroit, Chicago, Montréal, Lausanne, Genève, etc. Les animaux de la ferme, comme les végétaux comestibles, réintègrent les centres de ces grandes agglomérations. Cette production peut alors être produite sous des formes très diversifiées, de manière individuelle ou collective, dans des jardins familiaux, d’insertion, communautaires, éducatifs, nomades ou éphémères. En France, l’appellation « jardins familiaux ou collectifs » est équivalente à celle des « jardins communautaires » utilisée en Amérique du Nord. Elle désigne des espaces ou la population peut se retrouver et cultiver des espaces collectifs et/ou individuels, des aspects qui en font des lieux multifonctionnels (Wegmuller et Duchemin 2010). Les jardins d’insertion favorisent la réintégration des personnes en difficulté, les jardins éducatifs ou pédagogiques sensibilisent les citadins à l’environnement et à l’alimentation, les jardins nomades ou éphémères s’installent, enfin, de manière temporaire en milieu urbain et utilisent la culture hydroponique, la permaculture et l’agriculture biologique (LaRevueDurable 2011).

À ces différentes formes de productions urbaines en milieux fermés s’est adjointe, en Angleterre notamment, celle d’une production mise gratuitement à disposition des citadins et cultivée le plus souvent aux abords de grands axes piétonniers. Des pancartes « free food » ou « Incredible Edible », dont toutes les initiatives sont référencées sur Internet, sont posées pour avertir les passants de la gratuité de ces végétaux plantés par des membres associatifs. Des pays du Sud aux pays industrialisés, les initiatives d’agriculture urbaine se multiplient donc sous des formes extrêmement variées.

Hypothèse sur les raisons de l’amplification des pratiques de l’agriculture urbaine.

L’amplification des pratiques de l’agriculture urbaine semble trouver son explication en partie dans son rôle de sécurité alimentaire et de notre besoin de nous nourrir en période de crise. À Cuba, par exemple, l’amplification de ces pratiques est en effet à mettre en étroite relation avec des périodes de crise que les populations ont connues ; la République de Cuba, lors de la chute de l’URSS, a dû se sevrer brutalement du pétrole soviétique, son principal fournisseur. Du jour au lendemain, la pénurie de pétrole a eu des conséquences désastreuses sur l’agriculture intensive et industrielle fondée sur l’exportation de sucre et l’importation de denrées alimentaires. L’apport nutritionnel journalier d’un Cubain moyen est alors rapidement passé, selon un rapport de mission d’Ismael Hautecoeur (2005), coordinateur du projet « Des jardins sur les toits », de 3000 calories par jour à 1900. Afin de surmonter la faim et la malnutrition, des initiatives de jardins furent mises en place avec l’appui et le soutien du gouvernement dans les villes. Sans fertilisants, ni herbicides, ni insecticides, un nouveau modèle d’agriculture a ainsi été mis en place, modèle que le documentaire de Faith Morgan, The Power of Community : How Cuba Survives Peak Oil, sorti sur les écrans en 2006, tente de montrer. Depuis lors, le modèle agro-industriel y a été abandonné et le développement de ces initiatives a joué un rôle de sécurité alimentaire : entre 1997 — date à laquelle le système organisé de production a commencé à fonctionner — et 2005, la production annuelle de légumes à la Havane est effectivement passée respectivement de 20,7 milliers de tonnes à 272 milliers de tonnes (Koont 2009). Un rôle de sécurité alimentaire qui a toutefois mis du temps à se développer, puisqu’en 2001, la production quotidienne de légumes par habitant était de seulement 171 grammes, soit bien en deçà des quantités préconisées par la FAO (ibid.).

Dans la ville de Détroit, ancienne capitale de l’automobile américaine, la situation de faillite économique qui s’est emparée de la ville depuis 2011 a poussé les populations à produire leurs propres légumes dans des jardins (Alter-Echo 2013). Cette faillite a eu pour conséquence la suppression de plus de 400 000 emplois depuis 2008 (Smith 2010). La ville, qui comptait 2 millions d’habitants à son apogée dans les années 1950, en compte ainsi aujourd’hui moins de 800 000 (Tribune de Genève 2013). Dispersé sur un territoire trois fois et demi plus grand que celui de Paris, Détroit représente un espace de 360 km2, gigantesque et au tiers vide. Les terrains ne manquent pas. Et c’est suite à cette crise et à cette situation de précarité que des initiatives d’agriculture urbaine ont vu le jour. À présent, c’est en partie sur cette agriculture urbaine développée sur les parcelles des très nombreuses maisons abandonnées que se reposent certains des habitants de la ville pour leur alimentation (Coste 2010) ; nombreux sont ceux qui ne possèdent plus de revenus suffisants pour subvenir correctement à leurs besoins. C’est également par l’agriculture urbaine que les habitants de Détroit cherchent en partie à relancer l’économie de leur ville. Leur but : produire puis exporter vers d’autres villes, à l’instar de l’entreprise « Hantz Farms Detroit ». Des études restent toutefois à mener afin de mesurer l’importance de cette agriculture urbaine et établir des chiffres, car s’il est vrai que l’agriculture urbaine permet à la ville de se relever doucement, notamment grâce au Hantz Group qui œuvre dans l’optique de « créer le plus grand parc urbain au monde, ici à Détroit » [5] (Plaskoff Horton 2013, § 2), des résultats restent à être déterminés.

L’existence d’une crise pourrait-elle expliquer l’amplification des pratiques d’agriculture urbaine ? Ces exemples — qui se situent respectivement dans un pays en voie de développement et dans un pays développé — témoignent du rôle de sécurité alimentaire de l’agriculture urbaine, même si cette activité a pu mettre du temps à se développer. Ainsi, même si dans les pays en développement l’agriculture urbaine est surtout présentée, par Fabien Wegmuller et Éric Duchemin (2010), comme un « outil de prévention contre la faim pour les personnes défavorisées » (§ 9) et que, pour les pays développés, elle est dite intéresser « des personnes désireuses de consommer et de distribuer des aliments autoproduits et dépourvus de produits chimiques » (ibid. § 9), le cas de Détroit démontre que l’agriculture urbaine des pays développés peut également devenir un véritable outil contre la faim. La précarité, qui touche de plus en plus les populations de ces pays, tend à faire évoluer les résultats des études passées. Les deux auteurs le soulignent d’ailleurs dans leur étude réalisée sur les jardins communautaires montréalais : « l’apport alimentaire représente la motivation principale pour 30 % des personnes ayant un revenu de moins de 20 000 dollars » (ibid.). Si l’aspect « sécurité alimentaire » dominait auparavant dans les pays en développement, il est donc à présent visible jusque dans les pays comptant parmi les plus grandes puissances mondiales. Il n’y a plus de distinction géographique catégorique à faire : l’agriculture urbaine fait de nouveaux adeptes partout, particulièrement aux endroits où l’on cherche à pallier les effets d’une crise. Un constat qui souligne l’importance que pourraient avoir les initiatives d’agriculture urbaine face à la crise que produira une pénurie future de pétrole.

Brève histoire du jardin urbain en France et naissance des jardins partagés.

En France, le jardin urbain a pris naissance au cours de la révolution industrielle, à l’époque où l’exode rural poussait quantité d’agriculteurs et de ruraux vers les villes. Les plus chanceux de ces provinciaux en quête d’un travail s’installaient dans les centres urbains, les autres allaient directement en périphérie. Mais la hausse des prix les chassait souvent rapidement des centres-villes et les obligeait finalement à établir domicile vers les périphéries.

En arrivant en ville, ces familles d’origine paysanne étaient brusquement coupées de leur milieu originel, sans plus d’accès aux terres agricoles. Leurs revenus étaient bien souvent modestes, ce qui accentuait leur difficulté à se nourrir et leur état de misère. Cette situation a perduré jusqu’à ce que des jardins collectifs voient le jour, fin 19e, sous l’impulsion de deux hommes d’Église, l’abbé Lemire et le père Volpette. Par le biais de l’association de la Ligue française du Coin de Terre et du Foyer, les premiers groupes de jardins sont créés en 1896, en province et surtout dans le nord de la France ainsi qu’en région parisienne, d’abord dans Paris même, puis en périphérie. Ils vont se développer principalement dans les communes les plus industrialisées telles que Saint-Ouen, Saint-Denis, Pantin, Aubervilliers, Ivry… contribuant à créer une petite ceinture verte. Les deux hommes avaient relevé les qualités sociales et environnementales apportées par ces jardins (Cabedoce 2007) : ils constituaient pour eux un réel moyen d’assurer l’autosubsistance alimentaire ainsi qu’une occupation saine, envisagée comme palliatif à l’alcoolisme, fléau de la classe ouvrière en cette fin de siècle. C’est donc dans une perspective hygiéniste qu’ils ont participé à leur développement. « Lieu idéal et naturel de l’ordre social, le petit coin de terre [devait] permettre, outre les avantages en nature qu’il procur[ait], de moraliser, socialiser la famille, mais surtout contribuer à son épanouissement » explique en effet Béatrice Cabedoce (2007). Ces premiers jardins collectifs sont plus communément connus sous l’appellation de « jardins ouvriers » ou « jardin communautaire ».

Après une extension considérable de leur nombre au cours de la période de l’Occupation et dans l’immédiat après-guerre — la France connaît d’importants problèmes de ravitaillement en produits alimentaires et les populations doivent subvenir à leurs besoins —, les jardins ouvriers français sont finalement renommés « familiaux » pour leur enlever toute connotation prolétaire. Avec les Trente Glorieuses, ces pratiques se font oublier et leur nombre enregistre alors une forte décroissance. Mais depuis les années 1990, elles sont à nouveau en augmentation et leur présence devient aujourd’hui de plus en plus conséquente. Les jardins familiaux représentaient, au début des années 1990, de 100 000 à 200 000 unités et couvraient une surface totale de 2500 à 5000 hectares pour la seule France. Gérés le plus souvent par des associations, on estime à présent à 2000 le nombre de dossiers de demande non satisfaits pour la seule région parisienne. Répondre à toutes ces demandes représenterait un délai d’attente de cinq ans environ. Ce sont néanmoins de nouveaux types de jardins qui sont créés : au côté des jardins familiaux se développent les « jardins partagés ».

Cette nouvelle catégorie de jardins collectifs, outre une forme de continuité des jardins ouvriers, s’inspire également d’une expérience originale menée dans les grands centres urbains d’Amérique du Nord (Duchemin 2011) dans les années 1970, expérience qui a donné naissance aux « community gardens » (Baudelet, Basset et Le Roy 2008). Des habitants se sont, à l’époque, appropriés des terrains délaissés dans le but d’en faire des jardins gérés collectivement. Petit à petit, ce « concept » s’est installé en France et ces jardins se sont vus attribuer un statut juridique et règlementaire par le Sénat. D’après ce rapport du Sénat, l’objectif de ces jardins serait « moins le jardinage stricto sensu (même s’il y est présent) que l’amélioration du cadre de vie, la création d’un lieu d’échange et de rencontre entre habitants du quartier, l’éducation à l’environnement, [et] l’organisation d’activités culturelles » (Flandre 2002-2003, p. 8).

Or, nous l’avons souligné, la thématique de « l’agriculture urbaine » est à présent clairement mise en parallèle avec ces jardins partagés ; leur aspect vivrier est démontré jusqu’au cœur des plus grandes métropoles (Wegmuller, Duchemin et Legault 2008, Boulianne 2010). Pour Éric Duchemin (2011), Fabien Wegmuller (2010) ou Manon Boulianne (2010), Montréal fait, de ce point de vue, office de trait d’union entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent. Paris devrait s’inscrire dans la lignée d’une ville comme Montréal, et offrir une production vivrière capable de subvenir en partie aux besoins alimentaires de sa population. Si cet aspect vivrier tendait à être révélé, les jardins partagés parisiens pourraient de fait être considérés comme des alternatives de production en vue de répondre aux problèmes à venir d’approvisionnement et de production des denrées alimentaires en ville.

Le 18e arrondissement : terrain propice aux jardins partagés.

Le 18e arrondissement de Paris est l’un des plus importants arrondissements de la capitale avec une superficie de 600,5 hectares et il enregistre un des taux de chômage les plus élevés de la capitale : il touchait déjà 10,8 % de la population de l’arrondissement en 2006, alors que la moyenne parisienne s’élevait à 8,6 % (selon les chiffres de l’INSEE que l’on trouve sur le site de la mairie du 18e arrondissement). L’observation ethnographique de l’arrondissement a quant à elle permis de constater une recrudescence du nombre de personnes faisant la manche dans l’arrondissement, signe de l’extrême précarité dont souffrent certains de ses habitants aujourd’hui.

Compte tenu du fait que les jardins partagés sont reconnus pour leur rôle de sociabilité (Duchemin, Wegmuller et Legault 2010, Wegmuller et Duchemin 2010, Boulianne, Olivier-d’Avignon et Galarneau 2010) et du fait que le 18e arrondissement connaît un nombre important de personnes dans la précarité, cet arrondissement devrait constituer un terrain propice aux jardins partagés, la présence de ces deux facteurs étant constitutifs de la création et du développement de nombreux jardins urbains. En effet, « au Québec comme aux États-Unis et en Europe, depuis le milieu des années 1990, le jardinage urbain apparaît […] à un nombre croissant d’intervenants et d’organisations communautaires comme un moyen de lutte contre l’insécurité alimentaire et l’exclusion sociale » (Boulianne, Olivier-d’Avignon et Galarneau 2010, § 1). Comme leur développement est à mettre en étroite relation avec le taux de précarité, le 18e arrondissement constitue de ce fait un terrain propice au développement de jardins urbains.

D’autre part, cet arrondissement se découpe en plusieurs quartiers dont deux d’entre eux connaissent un nombre important de terrains en friche. Aux côtés du quartier relativement résidentiel des Grandes-Carrières (69e quartier de Paris) et du quartier de Clignancourt (70e quartier de Paris), centre touristique de l’arrondissement avec son église du Sacré Cœur, le 18e arrondissement se compose également des quartiers de la Goutte d’Or (71e quartier de Paris) et de La Chapelle (72e quartier de Paris), des faubourgs pluriethniques situés entre des ceintures de boulevards et des voies ferrées. Comme en témoigne le plan ci-dessous (Figure 2), l’emprise des voies ferrées est dans ces deux quartiers extrêmement importante. Ce sont les abords de ces voies ferrées qui constituent une grande partie des terrains dits « en friche » de l’arrondissement, surtout dans le quartier de La Chapelle. Des entrepôts abandonnés, des terrains d’immeubles détruits et en attente de reconstruction constituent les autres terrains en friche de ces deux quartiers. Étant donné que ces terrains représentent des terrains de prédilection pour l’installation des jardins partagés, le 18e arrondissement constitue également, par cette importante surface disponible et peu exploitée, un terrain propice au développement des jardins partagés.

Figure 2 : Le 18e arrondissement : Situation, découpage administratif et emprise des voies ferrées. Source : Marie Horn.

Figure 2 : Le 18e arrondissement : Situation, découpage administratif et emprise des voies ferrées. Source : Marie Horn.

L’important nombre de terrains en friche disponibles dans cet arrondissement a ainsi permis le développement de plusieurs jardins partagés : l’observation ethnographique conduite dans l’ensemble de l’arrondissement a d’ailleurs permis de constater la présence de treize jardins partagés, dont l’un est en projet. Un chiffre d’autant plus important lorsque l’on constate que les neuf premiers arrondissements de la ville de Paris comptabilisent ensemble la présence de cinq jardins partagés. Autour du 18e arrondissement, les 19e, 10e, 9e et 17e arrondissements comptabilisent pour leur part respectivement seize, six, aucun et un jardin au 1er janvier 2013. À noter cependant que le 19e arrondissement ne comptait que neuf jardins en 2012, et que ce n’est que depuis peu qu’il comptabilise plus de jardins partagés que dans le 18e arrondissement.

En 2012, le plus grand de ces jardins partagés intramuros de la capitale se situait en plein quartier de La Chapelle sur un terrain de près de 2000 m2. Situé sur un vaste terrain, il a pour origine un projet d’étudiants en architecture, l’Atelier d’Architecture Autogérée (dit le « AAA »), qui s’était tout d’abord développé dans les espaces abandonnés de la Halle Pajol à partir de 2001. Face au constat que de nombreux interstices urbains restaient délaissés et vides, les étudiants de cet atelier avaient cherché à mettre au point une création — en l’occurrence des modules constitués de simples palettes en bois — qui amènerait les habitants du quartier à s’approprier l’espace. Toute la difficulté fut de faire vivre ces espaces, au sens où les habitants devaient réellement les réinvestir. Et contre toute attente, alors que le projet se donnait pour mission de « ressouder » les espaces et les liens, donnant ainsi surtout une dimension sociale au projet, c’est la création et le développement de jardins potagers qui a motivé la population du quartier à se déplacer. Ce jardin, improbable voire inattendu, apportait en effet d’une part un espace social calme, mais aussi et surtout un espace de jardinage où produire sa propre nourriture. Sans la présence du jardin potager, rares sont les membres qui se seraient investis dans cette initiative. La Halle Pajol, c’était un espace social « à travers la culture de […] jardins en suspend » (Horn 2011-2012, p. 51) disait à l’époque une habitante du quartier. Un aspect alors non négligeable pour cette population qui était, selon un des membres permanents de l’association, une population touchée par la précarité.

Ce projet « Écobox » d’AAA s’est réalisé entre 2001 et 2005 dans les espaces de la Halle Pajol, puis au numéro 33 de la rue Pajol entre 2005 et 2007. Lors de cette seconde installation, en raison du choc causé par le déménagement, de la petite taille du terrain et de l’incertitude quant à la possibilité de rester longtemps sur le terrain nouvellement trouvé, le nombre de membres au jardin a fortement diminué. Depuis qu’il s’est implanté sur un parking situé Impasse de La Chapelle en 2009, — terrain de 2000 m— , le jardin d’Écobox est finalement devenu un lieu de jardinage pour 70 membres — les jardiniers —, et un lieu de détente, de rencontre et de partage pour les 50 autres membres — les non-jardiniers. Chacun côtoie ce jardin selon son besoin : besoin de lien social, besoin de jardinage et d’apprentissage de techniques ou besoin des deux à la fois. Les parcelles y sont cependant devenues majoritairement individuelles.

Au commencement du projet, comme les terrains de la Halle Pajol étaient considérés en friche et qu’ils ne leur appartenaient pas, un critère important était à prendre en compte : les installations devaient être temporaires et évolutives. Ainsi le projet se composa-t-il, à la base, de plusieurs types d’équipements mobiles constitués de palettes, qui comprenaient un jardin hors-sol et divers aménagements tels que des bancs, gradins, plates-formes, murets, mais également toute une série d’autres modules mobiles tels que cuisine, bibliothèque, établi d’outils, collecteur d’eau de pluie, etc. Tous ces équipements avaient été pensés comme démontables et mobiles, de façon à pouvoir être déplacés au cas où les propriétaires d’une zone investie mettent fin à un accord amiable ou à une convention.

De tous ces modules, c’est donc le jardin mobile qui a été le plus retenu par les habitants du quartier. Chaque « jardin » se compose d’une palette autour de laquelle quatre planches sont clouées de manière à former un bac. Un tissu géotextile est par la suite apposé sur le fond de la palette, puis recouvert de terre. Si ce module a été retenu par les habitants, c’est qu’il offrait, tel que le voulait le projet de base, un moyen de s’approprier de nouveaux lieux et de créer du lien social, mais également de subvenir aux besoins de certains membres même si la production n’était pas conséquente. Car dans ce premier jardin, ce sont les personnes les plus défavorisées et les plus isolées du quartier qui s’y sont le plus côtoyées. On y rencontrait, selon un des membres de l’association, « pas mal de retraités, beaucoup de sans-emploi, pas mal de personnes qui vivent dans des HLM » (Horn 2011-2012, p. 27). Les parcelles collectives y étaient alors plus nombreuses que les parcelles individuelles. Par la suite, après deux déménagements et l’implantation dans ce qui sera leur troisième jardin — et actuel Écobox —, la population est devenue plus hétéroclite. Cadres et employés s’y sont adjoints (ibid., p. 27), mais ils y viennent plus dans l’optique de s’y poser que d’y jardiner. Le jardinage des parcelles reste donc en grande majorité l’apanage des retraités et personnes défavorisées dans l’actuel jardin d’Écobox.

Avec ses nombreux terrains en friche, une population fortement précaire et qui, face à la crise, devient de plus en plus en demande d’espaces à jardiner et de techniques de jardinage (Horn 2011-2012), le quartier de La Chapelle représente un terrain propice à l’implantation et au développement de jardins partagés ; ce sont ces mêmes facteurs qui ont permis le développement de jardins communautaires vivriers à Montréal, Détroit, Cuba, etc. Des constats qui nous amènent à nous interroger sur le potentiel vivrier du jardin d’Écobox.

Le jardin d’Écobox dans le 18e arrondissement de Paris : producteur vivrier urbain ?

Le terrain de 2000 m2 sur lequel Écobox a fini par se développer possède un potentiel immense. Outre sa grande superficie, ce jardin se situe à proximité d’un talus ferroviaire à végétation spontanée. La communication entre la biodiversité existante de ce talus qui jouxte sur près de 500 m le terrain et le jardin hors-sol d’Écobox joue un rôle primordial pour la vie de ce jardin. Des box en bois ainsi que de grands paniers sont alignés le long de la grille qui sépare l’ancien parking du talus. Cette proximité a permis à de nombreux insectes de quitter leur espace de vie pour se développer dans de nouveaux espaces. Des arbres ou petites plantes ont, quant à eux, servi de continuité écologique vers d’autres espaces du terrain. Petit à petit, même si les espaces cultivés ne forment pas un seul et même ensemble, ce jardin hors-sol bénéficie d’une terre riche et de qualité dans ses modules, grâce au travail de la terre réalisé par les insectes. Cet élément est d’autant plus important qu’un des principaux problèmes rencontrés par les praticiens de la culture hors-sol — notamment sur les toits des immeubles — est le manque de biodiversité dans la terre.

Aujourd’hui, le jardin d’Écobox est comme une continuité du talus ferroviaire, un espace d’accueil pour les oiseaux, un lieu de déplacement le soir tombant pour les hérissons d’Europe, un lieu de sociabilité et de jardinage. Les abeilles de la ruche participent pour leur part à la pollinisation de tout cet ensemble. Leur présence rapporte à l’association chaque année entre 30 et 35 kg de miel. D’ici peu, quatre poules permettront la production d’œufs à destination des jardiniers (Horn 2011-2012). Les cultures produites par les jardiniers sont variées et se basent sur un système de rotation (ibid.). Malgré cet incontestable potentiel et sa grande superficie, ce jardin n’arrive pas à s’inscrire pour l’instant dans la lignée des expériences montréalaises qui parviennent, elles, à produire une quantité suffisante de nourriture pour leur jardinier et à mettre en place des repas collectifs (Boulianne 2001). À Montréal, certaines associations sont en effet « liées à des organismes de dépannage alimentaire, de cuisine collective, de santé ou font partie intégrante d’un organisme qui offre un éventail de services sociaux » (Duchemin 2011, p. 46). Action Communiterre distribuait ainsi, en 2011, 27 % de la récolte de ses jardins à des organismes de services sociaux (ibid.). Rassemblées, l’ensemble des « initiatives de jardins maraîchers à Montréal couvrent une surface de 25 hectares » (ibid.) et offrent selon les autorités locales un outil privilégié pour promouvoir la sécurité alimentaire. Un apport indéniable lorsque l’on sait que l’insécurité alimentaire concernait 20 à 60 % des adhérents des jardins collectifs de la ville en 2011 (ibid.). Au centre de l’Université McGill de Montréal, dans des contenants, « les 90 m2 du Campus comestible produisent chaque saison plusieurs centaines de kilos de fruits et de légumes » (Champagne 2011, § 13) distribués par la suite à des Montréalais dans le besoin par des partenaires caritatifs externes à l’Université, Santropol Roulant et Alternatives (ibid.). Pourquoi une telle différence de production entre ces terrains montréalais et un terrain de 2000 m2 à Paris ?

Au jardin d’Écobox, il semblerait que la politique de gestion — organisée par un bureau et deux membres permanents — soit en partie la cause de cet écart. En effet, selon les non-jardiniers — fortement présents au sein du bureau de l’association —, il s’agit plus de créer du lien social, de se retrouver autour d’activités en lien avec le jardinage, dans un cadre agréable et familier, où le panorama ne laisse à voir que la butte de Montmartre et son Sacré Cœur. Si des repas collectifs sont organisés, ils ne le sont donc que grâce aux légumes de l’Amap (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), installée sur le terrain une fois par semaine et tenue par un maraîcher bio qui produit à l’extérieur de Paris.

Écobox est donc devenu « le poumon de La Chapelle », comme l’explique un adhérent de l’association, mais c’est surtout un lieu où « les riverains y ont leurs activités [et ou] les gens viennent de plus en plus s’y promener » (Horn 2011-2012, p. 26). Un lieu donc où la production ne prime pas. « Créer des liens entre ceux qui font la ville et ceux qui la vivent », tel est d’ailleurs le but principal de cette association selon un des permanents de l’association. De fait, les jardiniers en conviennent : à Écobox, il s’agit d’une « production d’appoint » (ibid., p. 45). Pourtant, par plaisir ou par nécessité, ils sont nombreux à avoir souligné vouloir cultiver et produire beaucoup plus.

Avec le projet originel situé dans la Halle Pajol, tout portait pourtant à croire que le jardin évoluerait dans ce sens. Mais avec le déménagement du jardin sur le parking Impasse de La Chapelle, la diminution du nombre d’espaces collectifs et l’augmentation du nombre d’adhérents, la superficie attribuée à chaque jardinier a proportionnellement diminué. Alors que le jardin procurait à l’origine à la fois un espace de convivialité et de production alimentaire pour certains membres, son déménagement sur un vaste espace et l’augmentation du nombre de ces adhérents a impliqué d’attribuer des parcelles individuelles de la taille d’une palette à chacun de ces membres. Ainsi la production alimentaire n’est-elle devenue plus qu’une production d’appoint. Une constatation d’autant plus vraie lorsque l’on sait que, dans le souci de fournir un espace de culture à toute personne dans la demande, une famille n’a le droit de cultiver que sur une seule parcelle de 2 à 3 m2. Une constatation d’autant plus vraie que chaque parcelle est définie en fonction de sa surface au sol alors que les modalités d’exploitation de ces surfaces divergent en fonction de leur emplacement sur le terrain. Ainsi peut-on voir des parcelles « en terre », des parcelles étagées en bacs ou encore des parcelles avec des paniers, ce qui ne permet pas de produire des quantités équivalentes.

À Écobox, malgré la faible superficie des parcelles, les jardiniers cherchent à optimiser l’espace de production en cultivant et pensant en termes de volume. Chaque espèce est donc plantée à un endroit précis en fonction de sa grosseur et de sa hauteur, de telle sorte qu’aucune n’empêche sa voisine d’atteindre la lumière. Un mode de plantation qui s’inspire de la pratique permaculturelle (Mollison et Holmgren 2009). Des éléments tels que la « tour à fraise » ou les « bacs sur poteaux » sont également apportés sur les parcelles pour planter plus en hauteur. À défaut d’une production de masse, on trouve une biodiversité extrêmement variée. Chêne, noisetier, figuier, arroche, bourrache, moutarde, choux, salades, tomates, poireaux, radis, persil, ciboulette, oseille, cresson, épinards, aubergines, petits pois, choux de Bruxelles, fèves, framboises… y sont cultivés. Une biodiversité appréciable, mais qui reste insuffisante pour considérer aujourd’hui ce jardin partagé comme producteur vivrier urbain. Une biodiversité à laquelle s’ajoute d’ailleurs sur certaines parcelles la culture de nombreuses variétés non comestibles telles que des fleurs ; le potentiel vivrier n’est pas exploité.

 

Certaines initiatives, qu’elles se situent dans les pays du Sud ou du Nord, tendent à démontrer que des jardins partagés possèdent un réel potentiel, voire jouent un réel rôle en matière de sécurité alimentaire. Ce rôle nous permet de considérer ces structures comme des alternatives aux futurs problèmes de production et d’acheminement des denrées alimentaires des campagnes vers les villes, problème qui pourrait subvenir dans les années à venir suite au pic pétrolier. La volonté de l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) de promouvoir la création de « murs vivants » constitués de plantes comestibles démontre d’ailleurs qu’une démarche institutionnelle est déjà instaurée pour répondre à l’obligation de nourrir les citadins de demain : « Si nous exploitons nos espaces urbains comme des extensions agricoles, nous réduirons les besoins de transformation des forêts en terres arables. La culture vivrière devrait être rapprochée de l’assiette », déclarait en effet la biologiste canadienne Jacqueline McGlade (Commission européenne 2010, § 3). Or si certaines villes du monde, comme c’est le cas de Montréal, connaissent des initiatives productives, Paris semble pour sa part avoir encore un long chemin à parcourir. L’étude menée sur le grand jardin intramuros d’Écobox vient en effet démontrer que la production faite ne suffit aucunement à couvrir des besoins alimentaires. Malgré une proximité avec une part de la population touchée par la précarité et en demande de jardinage pour se nourrir, malgré un potentiel immense dû à sa superficie, et enfin malgré la présence d’un talus ferroviaire à végétation spontanée qui lui sert de continuité écologique et lui assure une qualité environnementale, ce jardin ne se pose pas comme une alternative aux problèmes nourriciers de la population locale, pas plus qu’il ne pourra fournir une alternative aux futurs problèmes d’approvisionnement des villes. Même si les jardins créés par le collectif « AAA » ont assuré et assurent toujours une certaine production aux membres de l’association, il s’avère que la sécurité alimentaire ne ressort pas aujourd’hui comme une priorité dans le mode de gestion du jardin, le but actuel du jardin étant de créer du lien social autour d’activités en lien avec le jardinage, plus que de nourrir à proprement parler ses membres. Malgré la demande et un nombre croissant de jardiniers dans l’association, le jardin ne fait que de la production d’appoint.

Une autre gestion, plus axée sur la production alimentaire et donc la diminution des espaces de convivialité pourrait-elle participer à augmenter la production ? Compte tenu du nombre toujours croissant de demandes d’adhésion au jardin, il semblerait qu’une autre politique ne changerait pas beaucoup les résultats ; chaque jardinier possèderait toujours la même superficie dans un souci d’équité. L’augmentation des parcelles collectives pourrait peut-être constituer un début de réponse à une production plus conséquente. Reste que ces changements de gouvernance ne suffiraient dans tous les cas pas à répondre à des demandes d’adhésion croissantes d’une population elle aussi en augmentation.

Si la multiplication des jardins partagés ne pourra être que bénéfique compte tenu de leurs multiples fonctionnalités (Wegmuller, Duchemin et Legault 2008) et de l’apport, même infime, de nourriture qu’on y produit, il n’en reste pas moins que d’autres projets — tels que des fermes urbaines verticales ou des ceintures maraîchères — devront s’ajouter à ces structures et aux autres formes urbaines existantes, dans l’optique de répondre aux futurs problèmes nourriciers de nos villes. Pour Paris, le chemin à parcourir pour atteindre le niveau de production des expériences montréalaises semble encore long au vu des résultats établis par la présente étude sur le plus grand jardin intramuros de la ville. Un chemin d’autant plus long que la capitale française doit et devra pallier à deux problèmes principaux : son statut de ville-musée qui règlemente dans certaines zones l’implantation de nouvelles structures, et son incapacité à pouvoir produire sur des toits qui ne supportent pas les charges supplémentaires comme peuvent le faire certains immeubles d’Amérique du Nord. Les villes sont vouées à « se réinventer », Paris a donc du travail, mais elle œuvre en ce sens.

Résumé

Les constats d’une augmentation permanente de la population dans les villes et d’une future pénurie de pétrole, moyen d’énergie majoritairement utilisé dans les transports de marchandises, élément essentiel d’une agriculture intensive, impliquent d’envisager de nouvelles hypothèses de production et d’acheminement de la nourriture en ville. La production agricole urbaine est ici posée comme une alternative. L’étude d’un jardin partagé à Paris, mise en corrélation avec d’autres expériences de jardins urbains dans le monde, nous fournit des indications sur leurs capacités de production et leur potentiel vivrier.

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Notes

[1] « If we stay with this type of production growth our impression is that peak production could be reached around 2020. »

[2] Chiffres établis d’après l’ouvrage de Jac Smith, Joe Nasr et Annu Ratta (1996), Urban Agriculture : Food, Jobs and Sustainable Cities, et cités par Louiza Boukharaeva et Marcel Marloie (2010).

[3] Sur les datchas, voir également le travail sociologique de Ronan Hervouet (2009), Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie.

[4] « In Berlin, there are an estimated 80 000 people involved [in urban agriculture]. »

[5] « to create the world’s largest urban farm, right here in Detroit. »

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