Julien Benda n’est plus connu aujourd’hui que par un titre : La Trahison des clercs. Paru en 1927, ce livre a été lu jusque dans les années soixante, et beaucoup critiqué. Benda y reprochait aux intellectuels de son temps, comme Péguy, Barrès, Proust, Valéry, Claudel, Gide, ou encore Bergson, d’avoir renoncé aux valeurs intellectuelles. Il aura ensuite les mêmes attentions pour Sartre, Merleau-Ponty et Bachelard, eux aussi, pensait-il, traîtres à la cause de l’esprit et de la raison. Pourtant, si Proust, Bergson et Sartre sont devenus des étoiles au firmament de la pensée française contemporaine, qui s’intéresse encore à Benda ?
Après la Seconde Guerre mondiale, Benda est compagnon de route du Parti communiste — certains diront qu’il s’agit là d’une autre trahison de l’esprit ! Le cas de Benda serait alors entendu : il n’a pas su reconnaître la valeur intellectuelle de ses contemporains, il s’est lourdement trompé en politique, il ne peut plus guère intéresser que l’historien des idées ; ce n’est pas chez lui qu’il faut chercher la moindre leçon crédible d’éthique intellectuelle, et le projet de Pascal Engel de ressusciter la pensée du personnage semble ainsi perdu d’avance.
Pascal Engel est un spécialiste de philosophie de la logique, de philosophie de l’esprit et de philosophie de la connaissance [1]. Il passe pour un défenseur acharné de la philosophie « anglo-saxonne ». Ses références sont Russell, Quine, Davidson, D. Lewis, pour ne citer que de chers disparus. Alors quelle mouche le pique d’écrire un livre qui encense Benda et remet en selle une critique répétitive et acrimonieuse des intellectuels de son temps ? Et comment le livre de Pascal Engel peut-il en plus suggérer que cette même critique acerbe s’applique toujours aux intellectuels de l’époque actuelle en France ?
Pascal Engel semble partager avec Benda une conviction : les penseurs français les plus réputés du 20e siècle ont commis et commettent encore des crimes contre l’esprit. Leur réputation tient essentiellement à l’exploit, dont on les crédite, d’avoir mis la rationalité au pas, montré que la réalité nous échappe, qu’aucune connaissance n’est possible, qu’au mieux nos certitudes seraient négatives et plus sûrement illusoires — sauf celles consistant à dire qu’elles le sont. Or, pour Pascal Engel, la réputation des penseurs français contemporains les plus connus serait en grande partie non seulement surfaite, mais aussi usurpée. Au lieu d’être enthousiasmé par nos grands intellectuels, Benda s’est désolé de leur arrogance anti-intellectualiste et irrationaliste. Pascal Engel le suit dans cette voie.
L’idéalisme comme marque de la philosophie française.
« Volontarisme, intuitionnisme et idéalisme tous azimuts — cartésien, hégélien, linguistique — forment, par-delà les variétés des doctrines, des constantes de l’esprit français en philosophie », nous dit Pascal Engel (p. 32).
L’idée fondamentale dans la philosophie française depuis le 19e siècle aura été, et reste, que le monde n’est pas indépendant de nos pensées ou de nos discours. On est cependant passé de l’idéalisme (il n’y a pas d’autre réalité que mentale ou spirituelle) de la fin du 19e siècle à l’antiréalisme triomphant du 20e siècle. Pour l’antiréaliste, nous n’avons aucun accès à une réalité indépendante de nous, si même elle existe, et donc nous n’en avons aucune connaissance ; les sciences elles-mêmes ne sont que des représentations dont les critères d’objectivité ont plus à voir avec des accords, spontanés ou imposés, entre membres d’une communauté, qu’à une correspondance avec les choses mêmes ; la métaphysique, comprise comme l’étude des réalités les plus fondamentales, est une illusion. Et pour tout dire, après Nietzsche, elle est morte. L’ontologie est évanescente car le monde est une fable ; ce dernier n’est que construction et fiction. La rationalité est identifiée à une forme de coercition de pensée par le concept et la logique ; l’art en revanche nous ferait accéder à une plus haute vérité, débarrassée des lourdeurs argumentatives. Ce sont ces thèses auxquelles Benda s’oppose en tant que moraliste de l’esprit, c’est-à-dire au nom de la probité intellectuelle.
De quoi Bergson est-il le nom ?
Selon Pascal Engel, « Benda a parfaitement vu que la conception implicite de la vérité défendue par Bergson n’est pas la conception classique de la correspondance entre l’intellect et la chose, mais une forme de ce que l’on appelle la théorie de la vérité identité » (p. 91). Elle conduit à soutenir que si les choses changent, nos concepts doivent eux-mêmes être fluides. Faire de l’intuition une méthode, comme le propose Bergson, revient à encourager la méfiance à l’égard du concept et de l’argumentation, en lui préférant la métaphore, pour sa plasticité et sa légèreté, et à penser la philosophie comme la saisie immédiate du sens profond des choses. « Rentrer en nous-mêmes », c’est le conseil de Bergson. Mais comment fait-on pour entrer en soi-même ? L’introspection — car de quoi s’agit-il d’autre ? — peut-elle constituer une méthode en philosophie ?
Pascal Engel examine finement la portée réelle des critiques inlassables faites par Benda à Bergson. S’il en défend le bien-fondé, il en reconnaît les limites et surtout les partis-pris. Mais l’important est ailleurs : le bergsonisme [2] est la basse continue dans la musique philosophique française depuis plus d’un siècle, même chez des philosophes qui en semblent éloignés. La phénoménologie à la française (idéaliste et subjectiviste) ou l’herméneutique (qui a les mêmes caractéristiques) sont des variations complexes sur ce fond bergsonien, tout comme l’est le pragmatisme, dans la lignée de James et de Dewey, qui a le vent en poupe ces derniers temps dans la philosophie française. Quand le pragmatisme français d’aujourd’hui célèbre la priorité de la pratique et de l’action sur la théorie et la justification, est-il vraiment autre chose qu’un bergsonisme mâtiné de philosophie américaine ? La raison peut-elle avoir la plasticité que lui suppose le pragmatiste ? Peut-on contester que la vérité soit absolue, ou même qu’elle existe sans dissoudre l’instrument principal de la clarté et de la rigueur dans le domaine des idées ? Benda et Pascal Engel pensent exactement le contraire : la raison doit être rigide, arc-boutée sur ses lois et sur la vérité. Il faut parvenir à identifier les bons concepts, comme le pensaient Platon, Aristote et Saint Thomas, ceux qui correspondent aux choses telles qu’elles sont. Le conventionnalisme (nos concepts sont des conventions ou des fictions utiles) et le constructionisme (les objets des sciences sont des constructions ou des artefacts théoriques, et non des réalités indépendantes) ne sont pas les panacées que l’on croit, mais des pentes dangereuses de la vie intellectuelle.
À l’opposé de ce qu’affirme Deleuze, en philosophie, nous ne fabriquons ni ne créons des concepts [3]. Qu’une telle idée ait pu se répandre dans la philosophie française montre combien l’idéalisme est sa seconde nature. L’humble tâche du philosophe est de développer des arguments qui doivent être examinés. Rien à voir avec l’acte créateur du Grand Penseur. Les clercs sont travailleurs du concept, patients et modestes. Ils enregistrent des faits et enchaînent des raisons. Ils ne renoncent pas au sens commun et misent tout sur l’argumentation. Ils donnent leurs raisons et attendent les jugements critiques. Leur inquiétude n’est pas de briller dans le ciel de Paris, mais de ne pas dire (trop) de bêtises. La sobriété rhétorique, la clarté et la rigueur conceptuelles sont les vertus de la vie intellectuelle, l’intuition géniale et la subversion radicale des vices.
Contre le scepticisme subtil.
Pour Benda, « les lois de l’esprit sont immuables, “fixes” et absolues » (p. 123). Beaucoup de philosophes contemporains préfèrent l’inverse : le mouvement, la fluidité et la relativité de toute chose. Ils cultivent un « scepticisme subtil » (p. 125). Cet héritage de Montaigne montre aussi, par-delà l’influence de Bergson et du spiritualisme, combien le rejet du réalisme aristotélicien (et du thomisme) est ancien en France et enraciné. Ce rejet est net déjà chez Descartes, on le retrouve aussi chez Auguste Comte ou Henri Poincaré. Le moins que l’on puisse dire est qu’il est triomphant dans ce que les Américains appellent « la philosophie française contemporaine » : Foucault, Deleuze, Lyotard, Derrida — bien évidemment, de telles listes sont suspectes et allusives. Mais le livre de Pascal Engel est comme l’amorce d’une histoire de la pensée française au 20e siècle qui, loin d’être triomphante, se présenterait comme le récit d’un écroulement de la pensée rationnelle. Afin de pouvoir en évaluer correctement les productions, il est salutaire d’envisager cette histoire récente dans la perspective de Pascal Engel [4]. Toutefois, dans la philosophie française contemporaine, des philosophes et des penseurs plus discrets ont fait leur part d’un travail bien plus sérieux : Jules Vuillemin, Gilles Gaston-Granger et d’autres. Ceux dont on parle rarement dans les gazettes.
C’est sans doute l’attitude post-nietzschéenne à l’égard de la vérité qui est en question. Nietzsche aurait en effet montré que nous devons interroger les valeurs de connaissance, qui n’ont pas la transparence prétendue : elles cachent quelque chose. Pascal Engel, pour sa part, a publié, il y a près de vingt-cinq ans, un livre intitulé La Norme du vrai [5]. C’est une présentation et une explication de la philosophie de la logique depuis Gottlob Frege [6]. Le livre se conclut par l’affirmation que, si la logique n’est pas toute la réalité, elle en établit les critères minimaux. Nous ne pouvons pas penser correctement et comprendre la réalité sans normes solides ; celles-ci sont analytiques, nécessaires et a priori. Examinant la pensée de Benda et son inscription polémique dans le 20e siècle intellectuel français, Pascal Engel montre que la norme du vrai définit des valeurs intellectuelles. Cependant, précise Pascal Engel [7],
Benda a plus à nous dire sur le mode d’exercice des valeurs intellectuelles cléricales — en décrivant un certain type de caractère, un certain type de vertu et surtout négativement un certain type de vice — que sur la nature de ces valeurs en soi (p. 150).
Faire de la vérité une norme a des conséquences sur la vie intellectuelle. La norme du vrai oblige à distinguer d’une part la vérité et de l’autre l’acceptation, la croyance ou le désir de la vérité. Ce que Engel rejette, avec Benda, et contre Michel Foucault, est la thèse postmoderne d’une histoire de la vérité [8].
Benda a développé une éthique de la pensée, qui nous fait cruellement défaut aujourd’hui ; il s’ensuit une théorie des vices intellectuels : « curiosité, figarisme et sottise » (p. 170). Arrêtons-nous un instant sur le figarisme : « c’est la violation de la valeur selon laquelle il est bon de croire ce qui est vrai ou de la norme selon laquelle il faut croire quelque chose si cela est vrai » (p. 175). Le scepticisme subtil en est une forme. L’intellectuel français est souvent ce que Malebranche et la Bruyère — pas moins Français cependant — appellent un « bel esprit ». Intelligent, brillant, voire très cultivé, il n’est jamais sérieux. Il joue avec les idées et c’est même souvent ce qui lui assure sa réussite, du moins dans les journaux. Pour sa réussite d’intellectuel, rien n’est plus efficace que son insensibilité au vrai et sa pratique de l’art de la foutaise brillante, dont a parlé Harry Frankfurt — il disait « bullshit », ce qui est plus net [9]. Le figarisme parisien est finalement devenu un produit d’exportation, tout comme le parfum et la mode, avec cependant moins de retombées économiques. Ce qu’on appelle « philosophie française contemporaine », ce serait cela. Là encore, il est possible que ce soit excessif, et qu’à y regarder de plus près on doive préciser le jugement au cas par cas. Mais envisager les choses ainsi c’est faire aujourd’hui ce que Benda avait fait de son temps.
Querelles d’écoles ?
En prétendant parler d’histoire des idées, Pascal Engel ne reprend-il pas cependant la vieille rengaine de l’opposition entre philosophes analytiques et philosophes continentaux [10], les premiers clairs et rigoureux, les seconds confus et brouillons ? Le chapitre intitulé « La connaissance littéraire », en étendant le propos, montre que le reproche ne serait pas fondé. Premièrement, il ne l’est pas parce que Benda ne sait rien de la philosophie analytique et qu’il ne peut donc être soupçonnable de parti-pris anglo-saxon. Deuxièmement, parce qu’il ne s’agit pas seulement de philosophie, loin de là. Ce que rejettent Benda et Pascal Engel a envahi toute la vie intellectuelle, littéraire et artistique. Le triomphe de la littérature pure, avec Mallarmé, Proust, Gide, mais aussi avec Breton, Bataille, Blanchot et la majeure partie de la fine fleur de la littérature française du 20e siècle, est à cet égard significatif. Benda parle de « littératurisme » : la littérature n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même. Les valeurs esthétiques seraient au-dessus des valeurs morales (bourgeoises et répressives, comme on le sait). Surtout elles nous dispenseraient des valeurs intellectuelles, en particulier de l’exigence de vérité.
Cette prétendue supériorité de l’art conduit cependant à se réclamer d’une valeur de vérité plus haute : la beauté, la création esthétique, le sublime, en tous les cas rien de terre-à-terre, de platement conceptuel et d’argumentatif. Dans la littérature française du 20e siècle, alors même que les philosophes et les critiques ont prétendu que l’auteur était mort, son culte romantique est plus que jamais pratiqué. L’écrivain serait d’une essence supérieure et n’aurait pas à rendre compte de la justesse ou de la pertinence de ses propos, à affronter la raison critique et simplement le jugement du bon sens.
Même si on rejette la perspective critique à l’égard de la post-modernité française, le livre de Pascal Engel a bien d’autres mérites, et il est loin d’être ou de n’être que polémique. Car, tout en expliquant les thèses de Benda, Pascal Engel présente une bonne part des discussions récentes au sujet de la vérité, de la rationalité, de la relation entre littérature et philosophie. Ce n’est pas un mince attrait de son livre, en général, que d’être informé et clair dans les mises au point synthétiques permettant de caractériser l’enjeu actuel de ces débats. Ainsi dans un dernier chapitre, « Politique de la vérité », les prises de position de Benda dans la vie sociale sont examinées et clairement mises en perspective.
Loin aussi de se limiter à l’histoire des idées, le livre suggère la défense de thèses devenues rares (voire honteuses) dans la philosophie française d’aujourd’hui : le réalisme métaphysique (la réalité est indépendante de nous), le cognitivisme épistémologique (nous pouvons connaître la réalité indépendante de nous telle qu’elle est), et le normativisme : « il y a des valeurs rationnelles et des normes objectives, fondées sur les lois de la raison » (p. 335). Être rationaliste ne suppose pas de souscrire à chacune de ces thèses. Mais celui qui ne souscrirait à aucune, en bon clerc postmoderne, aurait trahi l’esprit.
Une autre philosophie française.
Un autre grand mérite du livre de Pascal Engel, c’est de faire apparaître, en creux, une autre histoire de la philosophie en France au 20e siècle. Elle ne passe pas par Bergson, Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas, Deleuze et Derrida, mais par Renouvier, Duhem, Couturat, Poincaré, Meyerson, Nicod, Rougier, Lalande, Cavaillès, Lautman, Granger, ou encore Jules Vuillemin [11]. L’opposition entre deux manières de concevoir la philosophie, difficilement conciliables, ne date en réalité pas de l’introduction en France de la philosophie analytique, dans les années 1970. Déjà au début du 20e siècle, la tradition rationaliste française, à laquelle Benda appartenait, ferraillait contre un courant romantique et idéaliste, qu’elle jugeait intellectuellement calamiteux et délétère. On en trouve l’écho chez les Duhem, Couturat, Poincaré, et on l’entend aussi chez Jules Vuillemin, par exemple ou Jacques Bouveresse.
Il reste que certains se demanderont à quel titre Pascal Engel s’arroge, à la suite de Benda, le rôle de substitut du procureur de la République des clercs. N’est-il pas aussi bien indulgent, lui qui peut parfois avoir la dent si dure, à l’égard des incohérences et du prêchi-prêcha rationaliste de Benda ? Si les deux objections sont recevables, les mérites du livre me semblent très largement surpasser ses aspects polémiques, si on y est allergique. Certaines choses ne peuvent parfois pas être dites autrement !