La première partie du séminaire Reprendre formes, parce qu’elle introduit la question du réseau et la dialectique « castellienne » réseau/lieu, offre une première lecture du triptyque « formes urbaines, pouvoirs de production des formes et expériences des formes », en même temps qu’elle introduit un lien dynamique entre les trois concepts, dans la continuité des travaux de Manuel Castells. En effet, comme le souligne Géraldine Pflieger dès l’introduction du séminaire, la sociologie urbaine classique traite généralement de « manière disjointe » la relation entre formes et pouvoirs, et celle qui lie expériences et formes.
Or, Manuel Castells a ouvert une nouvelle brèche dans la sociologie urbaine en se proposant de traiter des trois concepts et de leurs interactions simultanément. Ses travaux concernant la société en réseaux— en particulier sa trilogie The Information Age — mettent en évidence le mouvement suivant :
- Les pouvoirs de production de formes urbaines sont détenus par une élite (domination de « l’espace des flux » sur les logiques spatiales de nos sociétés) (Castells, 1996) ;
- Des résistances émergent, des identités face au système de valeurs de l’élite. En particulier, ces résistances émanent des masses qui vivent dans des lieux, au moment de l’expérience des formes de « l’espace des flux » (Castells, 1997) ;
- Ces résistances se traduisent parfois par une prise d’initiative, par des tentatives de prise de pouvoir de ces masses sur la production des formes ;
- Point peut-être le moins traité par Manuel Castells mais que les intervenants ont développé : les nouvelles figures du pouvoir, fondées sur la participation citoyenne, donnent lieu à de nouvelles formes urbaines.
La première partie du séminaire, « Les infrastructures de réseaux : enjeux renouvelés de l’action publique » a poursuivi le mouvement engagé par Manuel Castells, en prenant cependant comme postulat la dialectique réseau/lieu théorisée par le sociologue, et donc en admettant le point (1) comme acquis. Chaque intervention peut ainsi être schématiquement rapprochée d’un point en particulier de cette dynamique, même si toutes s’attachent à mettre en relation les trois concepts « formes, pouvoirs, expériences ». Ainsi, Guillaume Faburel, en posant la question de l’inscription territoriale des aéroports, équipements appartenant a priori exclusivement à « l’espace des flux », traite de l’émergence dans le débat local, donc dans le lieu, des conséquences de la présence d’un aéroport (point 2). Fritz Sager se focalise ensuite sur l’émergence d’une prise de pouvoir citoyenne (point 3) à l’occasion du projet du Tram Bern West. Vincent Guigueno, enfin, pose la question des spécificités de l’aménagement du territoire actuel par rapport à celui des années 1960, donc des nouvelles figures de production de formes urbaines (point 4).
L’aéroport dans son environnement : a-territorialisation ou re-territorialisation ?
Guillaume Faburel, géographe-urbaniste, Université Paris 12 Val-de-Marne
Guillaume Faburel s’appuie sur les aires aéroportuaires en tant qu’objets formels pour montrer comment un équipement de cette ampleur a pu passer d’un fonctionnement a-territorial à une fonction de médiation entre territoires métropolitains et activité globale. Il s’attache également à décrire comment ce mouvement a imposé à l’activité aérienne globale de reconsidérer ses rapports à l’espace, c’est-à-dire de passer d’une perception de l’espace comme ressource pour l’aéroport à un territoire, avec ses dimensions politiques et symboliques. Dans cette perspective, il construit son raisonnement autour d’un objet, les aires aéroportuaires, une problématique, la conflictualité, et un sujet, l’environnement.
La plus grande phase de développement des zones aéroportuaires mondiales a eu lieu au sortir de la seconde guerre mondiale et au cours des années 1960. Deux modèles de développement se sont alors distingués : le modèle anglo-saxon, qui concevait l’aéroport comme une pièce urbaine, donc à intégrer au tissu aggloméré existant, et le modèle européen, qui y voyait aussi un équipement potentiellement nuisible, devant être éloigné des zones densément peuplées. Pourtant, ces deux modèles se fondaient sur un référentiel spatial commun : l’espace compris comme une ressource support ― avec éventuellement des fonctions économiques, dans le modèle anglo-saxon.
À partir de la fin des années 1970 et, surtout, du début des années 1980, cette ressource devient plus difficilement mobilisable : les acteurs aéroportuaires commencent à être contrecarrés dans leurs projets d’extension. Au cours des années 1990, les pouvoirs locaux prennent pour différentes raisons plus facilement position pour les associations de défense de l’environnement, donc contre les opérateurs aéroportuaires. À cette date, la presque totalité des grands aéroports mondiaux sont alors en tension autour de la question de l’environnement et voient leurs projets d’extension bloqués, même en Asie où des procédés techniques innovants promettaient de pouvoir agir sans opposition sociale majeure.
Cette généralisation de la conflictualité autour des questions environnementales, aux abords des aéroports, possède, par rapport aux autres grandes infrastructures de transport, la spécificité de se focaliser sur un autre objet, non moins territorialisé : la gêne sonore. La question du bruit n’ayant pas de conséquence sur le devenir mondial, le débat se fixe d’emblée à l’échelle locale ; surtout, il se concentre sur les effets du bruit sur les sociétés locales et les lieux d’habitat (qui ont pu en Europe rejoindre les pourtours aéroportuaires par extension urbaine).
La gêne liée au bruit dans les pourtours aéroportuaires entraîne deux grands types d’effets directs. Tout d’abord, elle peut donner lieu à une polarisation sociale autour des aéroports. La gêne crée une décote des valeurs immobilières, qui permet en retour aux populations les plus pauvres de pouvoir demeurer en zone agglomérée, c’est-à-dire de ne pas être contraintes à la périurbanisation. D’autre part, le bruit a des impacts forts sur les réseaux de sociabilité. Il a tendance à distendre les liens des nouveaux résidents avec leurs réseaux de sociabilité antérieurs. Mais il crée à l’échelle locale des liens entre les populations confrontées collectivement à ce problème ; il devient facteur de médiation sociale, langage commun.
« Le bruit crée une rumeur signifiante, code particulièrement des espaces lorsque auparavant ceux-ci étaient simplement réifiés de manière technique par des zonages réglementaires.» [1] Sous l’effet du bruit, l’espace attenant aux zones aéroportuaires se charge de deux attributs propres au territoire : (1) la fonction affective et identitaire qui se nourrit de cette nouvelle sociabilité locale ; (2) la fonction organisationnelle du fait que les pouvoirs locaux ne peuvent plus ignorer les ressources foncières et immobilières comme déterminant l’évolution politique du territoire, les transformations de l’électorat à plus ou moins long terme.
La mutation de cet espace en territoire a deux grandes conséquences. Elle est une contrainte pour l’activité aéroportuaire qui ne peut plus fonctionner simplement selon sa logique de réseau articulé autour de hubs, et doit revoir ses référentiels spatiaux. Mais elle conduit aussi à l’émergence de géographies intercommunales singulières autour des aéroports, et celle de nouveaux dispositifs de négociation et d’action publique. Le rôle de l’indicateur environnemental est ici significatif : auparavant utilisé à seule fin de prévoir les effets des équipements projetés, il devient aujourd’hui, et depuis une dizaine d’années, objet de négociation territoriale, traceur de l’action publique. Il « devient lui-même un sous-laboratoire d’expérimentation de négociations multiples mais qui a dorénavant comme référentiel spatial le territoire » [2].
Expertise pour le quartier ― quartier contre l’expertise : le cas du Tram Bern West.
Fritz Sager, politologue, Université de Berne
Fritz Sager se focalise sur l’émergence d’une prise de pouvoir citoyenne à l’occasion du projet du Tram Bern West. Il se demande en particulier dans quelle mesure cette prise de pouvoir et son issue sont déterminées par la structure des institutions politiques de démocratisation et de participation citoyenne.
Le Tram Bern West est un projet de création d’une ligne de tramway reliant le centre-ville, où se concentre une majorité d’emplois, aux quartiers résidentiels enclavés de Bümpliz et Bethlehem, situés à l’ouest de la ville. Cette volonté est ancienne ; elle prend un nouvel essor au cours des années 1990 à l’occasion d’un vaste projet de planification urbaine dans cette zone occidentale de Bern, qui crée à la fois le besoin et l’opportunité nécessaires à la réalisation d’une telle infrastructure de transport urbain. Ce principe est soumis à un premier référendum à l’automne 2003 : la population bernoise l’approuve à une majorité de 63%. Cependant, les deux quartiers occidentaux refusent un projet dont ils sont pourtant les principaux bénéficiaires. Fort de ce désaccord, le camp de l’opposition décide d’organiser un second référendum à l’échelle du canton ; il se tient au printemps 2004. La création de la nouvelle ligne de tramway est alors rejetée par une très courte majorité de 50,4% des voix. Cette fois, les quartiers de Bümpliz et Bethlehem approuvent en majorité le projet. Deux paradoxes émergent de cette étude de cas : comment expliquer le renversement des voix à six mois d’intervalle pour un projet resté identique ? Comment expliquer que les résidents des quartiers ouest rejettent une infrastructure dont ils sont les principaux bénéficiaires, puis se ravisent, là encore dans un intervalle de temps très court et sans qu’aucune modification n’ait été apportée au projet ? Fritz Sager propose de tester deux clés de lecture théoriques pour répondre à ces deux grands questionnements : l’approche « néo-institutionnaliste » (« Neo-institutionnalism ») et l’approche par les « groupes d’acteurs » (« The Advocacy Coalition Framework »).
Le « néo-institutionnalisme » part du principe, corroboré par différentes études empiriques en particulier celles de Joye et al. (1995), qu’une solide participation citoyenne à l’échelle locale contribue à améliorer les conditions de vie et oriente les politiques municipales vers les affaires intérieures et la vie des quartiers, tandis que les structures de démocratie représentative conduisent à la promotion de la ville dans sa globalité, et donne plus de place à des orientations extérieures. Cette approche théorique conduit à penser que la participation directe intègre plus largement les intérêts de la population affectée par le projet en question, mais que ce système politique donne également un grand pouvoir de veto aux opposants selon leur capacité à mobiliser l’électorat adéquat. Dans le cas du Tram Bern West, cette thèse permet de comprendre comment le simple jeu sur les échelles de consultation de la population a permis de faire basculer les résultats. Les zones urbaines et rurales du canton de Berne sont profondément divisées ; les populations rurales ont massivement voté contre un projet dont seule la ville était bénéficiaire. L’association ou non des populations rurales aux personnes consultées a donc suffi à faire basculer les résultats du vote, de l’approbation au refus du projet.
L’approche par les « groupes d’acteurs » apporte quant à elle des éléments de réponse au questionnement touchant plus spécifiquement aux résidents des quartiers ouest. Cette approche s’oppose aux théories du choix rationnel, en tant qu’elle nie le fait que les acteurs orientent leurs choix uniquement pour maximiser leur intérêt individuel. Différents éléments (désignés par le terme de categories of beliefs : littéralement « catégories de croyances ») interviennent dans le choix, certains pouvant être plus facilement modifiés par l’environnement et les événements extérieurs que d’autres. Des « groupes d’acteurs » peuvent se former autour de « catégories de croyance » communes ; selon leurs maîtrises des différents outils de communication et d’influence, ils occupent des places hiérarchisées les uns par rapport aux autres. Ces places déterminent la portée de leurs discours sur les pouvoirs comme sur les populations. À Berne, le « groupe d’acteurs » le plus influent avant le premier vote était un groupe qui se donnait pour mission de promouvoir et développer le transport collectif ; il se plaçait d’emblée dans le registre de l’intérêt général, compris comme supérieur à la somme des intérêts individuels. C’est lui qui a influencé les responsables de la planification du projet ; les résidents des quartiers ouest se sont alors sentis incompris par les autorités centrales, éloignées de leurs préoccupations individuelles, tandis que le reste de la population a voté dans le sens de l’intérêt général. Dans l’intervalle entre le premier et le second vote, ce groupe d’acteurs a perdu beaucoup d’influence et de publicité. Les résidents des quartiers Bümpliz et Bethlehem sont alors revenus sur leur décision, considérant que l’intérêt général entrait en adéquation avec la somme de leurs intérêts individuels.
L’étude du cas du Tram Bern West montre la grande influence des systèmes politiques sur l’expression directe des citoyens, et pose la question de la conduite du débat précédant cette expression, ainsi que la reconnaissance de l’intérêt général au cours de ce débat et à travers l’expression citoyenne.
Villes nouvelles et politiques d’infrastructures en France : le regard des sociologues des années 1960.
Vincent Guigueno, ingénieur de l’École Polytechnique et de l’Enpc
Vincent Guigueno choisit la voix historique pour penser, par comparaison, la situation actuelle des formes urbaines et des pouvoirs qui les produisent. Il rapproche cette contemporanéité de l’époque des années 1960, en tant qu’elle fut une grande période d’édification d’infrastructures en réseaux en France, et parce qu’il lui semble nécessaire de sortir de la caricature dont cette époque fait l’objet. Il se donne comme objectif de faire émerger des questionnements, sur l’époque actuelle comme sur la période des années 1960, tant en termes historiques que géographiques.
Vincent Guigueno met en balance les critiques très vives qui récusent les manières de faire comme les formes produites par les aménageurs des années 1960, avec les manques et appauvrissements de l’aménagement urbain constatés aujourd’hui.
Dès les années 1960, les sociologues portent un regard très critique sur une politique urbaine émanant exclusivement de l’État. Ils la perçoivent comme étant au service d’une classe dominante. Les propos de Jean Lojkine à ce sujet sont sans équivoque : « La politique urbaine, c’est l’organisation de l’hégémonie de la classe dominante. La politique urbaine est un reflet actif du rapport entre les classes. Elle condense et aiguise les contradictions nées du caractère ségrégationniste de l’occupation de l’espace par la classe dominante » [3].
Aujourd’hui, les critiques extrêmes qui touchent cette époque se focalisent moins sur les pouvoirs à l’origine de la production des formes que sur les formes produites en tant que telles et sur les manières de faire. Les années 1960 représentent ainsi « une période anti-démocratique, où une technocratie arrogante décidait de tout, bref un anti-modèle de gouvernance qui a produit des non-lieux, qui a laissé construire un “urbanisme criminogène” : ce sont les mots même du Président de la République » [4].
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour mettre en doute une critique qui confine, de par son caractère extrême, à la caricature. Vincent Guigueno rapporte celle de Françoise Fromonot (2005) : en s’appuyant sur la façon dont la consultation pour le réaménagement du quartier des Halles a été menée, elle dénonce le recours à la démocratie participative, dès lors qu’elle se cantonne « aux conflits d’intérêts et aux querelles de style ». L’architecte récuse l’« absence de concept directeur » du projet finalement choisi et l’oppose au caractère audacieux et innovant du projet de Richard Rodgers et Renzo Piano, retenu pour l’édification du centre Pompidou, au début des années 1970.
Au-delà des « manières de faire », Vincent Guigueno insiste sur l’évolution du regard des aménageurs sur la ville. Il montre en particulier qu’émerge, à partir des années 1930, une pensée à l’échelle régionale qui présidera aux aménagements urbains réalisés trente ans plus tard. Or, cette échelle de réflexion manque aujourd’hui, les aménageurs se cantonnant à une vision locale de leurs missions. En outre, il semble que ce soit l’État en tant qu’acteur de l’urbain qui ait disparu, et avec lui, la notion de territoire. En effet, en France, l’aménagement du territoire est dès son origine une catégorie structurante de l’action de l’État, celui-ci ayant développé et gardé sous son emprise toutes les sciences et techniques liées au territoire : routes, cartographie, modélisation, etc. Sans État, plus de territoire : seul persiste le paysage comme catégorie d’action publique.
L’approche historique de Vincent Guigueno rejoint ici les questionnements de Fritz Sager quant au degré de reconnaissance de l’intérêt général au cours des débats précédant l’expression citoyenne, et à travers les résultats de ces consultations. Il prolonge ces questionnements en s’interrogeant sur les formes qui émergent de ces nouvelles prises de pouvoir.
En conclusion, Manuel Castells est revenu sur le résultat attendu de cette première journée : la mise en évidence des « enjeux renouvelés de l’action publique » à partir du croisement des trois concepts « formes urbaines, pouvoirs et expériences » avec l’objet « infrastructures de réseau ».
Tout d’abord, il relie les interventions de cette première journée à l’un des thèmes de recherche qui lui tiennent, aujourd’hui, le plus à cœur : la reconfiguration des mouvements sociaux conséquemment à l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le hackering est un aspect de cette reconfiguration. Manuel Castells cite également le cas de la « nuit du 13 mars 2004 », rapidement appelée « nuit des messages courts », au cours de laquelle plusieurs milliers d’Espagnols se sont rassemblés pour manifester, d’abord devant le siège du Parti populaire à Madrid puis dans toutes les grandes villes d’Espagne, simplement en échangeant des sms puis des mails. Ces manifestations ont eu suffisamment de poids pour faire basculer le résultat des élections pour la présidence du gouvernement le lendemain et permettre l’élection de José-Luis Zapatero contre José-Maria Aznar, président sortant. Elles caractérisent une nouvelle génération de mouvements sociaux, plus spontanés et surtout sans meneur, donc beaucoup plus difficiles à contrôler, ce que les dirigeants politiques espagnols n’ont pas su comprendre le 13 mars 2004.
L’autre grande transformation des modalités de l’action publique est l’émergence des processus de planification urbaine comme processus de négociation. La planification n’est plus une action exclusive de l’État sur un territoire, à des horizons de temps très vastes. Tandis que le schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (Sdaurp) de 1965 avait pour objectif de faire émerger une région métropolitaine capable de faire front aux autres métropoles européennes pour devenir la capitale de l’Europe, les « plans stratégiques », qui se développent aujourd’hui en particulier en Amérique latine, sont avant tout des documents négociés entre les acteurs politiques et économiques de l’urbain, à des échelles de temps très courtes (de l’ordre de quatre ou cinq ans). L’utilisation de l’indicateur dans ces processus de négociation est récente. Auparavant considéré comme l’apanage des scientifiques, l’indicateur est aujourd’hui compris et utilisé par un grand nombre d’acteurs locaux pour contrecarrer des projets publics représentant une menace pour l’environnement (global ou local), tels que l’extension des grands aéroports en zone urbaine. Autre élément nouveau qui apparaît au sein de ces négociations : le phénomène nimby « not in my backyard ». Manuel Castells le comprend non pas comme un avatar de l’individualisme, mais comme le signe d’une crise de légitimité du politique.