Les experts et la logique de la vie.
(A) Tim Harford, The Logic of Life, 2009. (B) Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, 2009.
Les économistes sont des gens extraordinaires. Ils ont été volontiers placés à l’origine de la récente crise financière. Leur incapacité à prévoir l’hécatombe a été conspuée de toute part. Pourtant, il semble bien que ce soit vers eux que Monsieur et Madame Tout-le-monde se tournent pour comprendre ce qui s’est passé. Comme si la crise économique avait servi de levier pour valoriser davantage encore le rôle de l’économiste dans la cité. C’est ainsi que des auteurs comme Tim Harford, Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, en se présentant comme critiques d’une certaine orthodoxie en économie, en profitent amplement et réussissent à vendre leurs livres, affirmant que, finalement, l’explication à la crise est fort simple ; que toutes les dérives du système financier mondial peuvent être comprises grâce à des modèles rationnels ou quasi rationnels des agents économiques. Il est étonnant que l’on accorde encore autant d’attention à ce genre de modèle prédictif, qui s’est montré précisément incapable de prévoir la crise. Comme si on pouvait encore considérer que le crash financier de 2008 relevait principalement, voire exclusivement, d’un problème concernant la connaissance détenue par les experts. Tant pour Thaler et Sunstein que pour Harford, cela ne semble faire aucun doute : ce sont les théories et savoirs acquis sur les bancs d’école et développés tout au long de leur carrière par les économistes qui posent problème. Les démonstrations qu’ils présentent à l’appui d’une telle affirmation nous semblent toutefois pâtir d’une analyse trop courte de la dimension morale des problèmes soulevés tant par la crise que par les modèles développés dans les deux ouvrages proposés récemment par ces auteurs.
[1]. (2004, p. 201)
Depuis, les pratiques du design et la réflexion qu’elles suscitent se sont affranchies de l’objet pour constituer un champ problématique qui englobe l’ensemble des réalités matérielles et immatérielles, comme l’information, les politiques, les organisations, les services. C’est à ce titre que la critique sévère, initiée dès 1983 par Donald Schön, à propos d’une certaine forme de théorie appliquée dans les disciplines professionnelles, a sonné la charge d’une grande partie des efforts de recherche dans le domaine du design. Aujourd’hui, quiconque s’intéresse au design ne peut pas ignorer à quel point les problèmes que pose la mise en œuvre de la connaissance dans l’activité professionnelle sont irréductibles à ceux de la constitution de cette connaissance. La cécité des auteurs de Nudge à l’égard des travaux subséquents à ceux de Schön sur les pratiques réflexives et l’épistémè particulière des sciences de l’artificiel, leur ancrage exclusif dans l’économie comportementale dénotent une certaine forme d’inertie. En définitive, si Thaler et Sunstein se présentent comme de bons designers adeptes de la psychologie cognitive, leur pratique demeure très peu informée par les réflexions théoriques qui touchent au design.
Ce qui demeure ainsi dans l’angle mort de leur démonstration est particulièrement bien illustré dans un exemple développé dès les premières pages de l’ouvrage. Dans cet exemple, Thaler et Sunstein évoquent le travail d’une nutritionniste, responsable de la gestion des cantines d’une commission scolaire. Cette dernière découvre, grâce à une série d’observations systématiques, qu’elle détient une emprise sur les choix alimentaires des élèves de cette commission. Ce pouvoir sur les pratiques des élèves ne passe pas par la contrainte réglementaire ni par la persuasion ou tout autre type d’information discursive, mais par la disposition des aliments dans les présentoirs des cantines, ce que les auteurs appellent « l’architecture de choix ». Ainsi, selon la position des aliments dans les présentoirs, la nutritionniste peut favoriser la consommation de fruits, diminuer les sucres rapides dans l’alimentation des élèves, etc. Les deux auteurs soulignent bien qu’en même temps qu’elle découvre ce pouvoir, la nutritionniste est confrontée à de nouvelles responsabilités qui consistent à utiliser ce pouvoir correctement. Pour les auteurs, toutefois, cette responsabilité ne semble pas problématique. Dans le cas considéré, l’architecture de choix devrait favoriser un meilleur équilibre de l’alimentation des élèves de la commission scolaire. Pourtant, il n’est pas difficile d’imaginer plusieurs finalités au service desquelles un tel pouvoir peut être mis à profit, comme le remarquent à juste titre les auteurs : on peut vouloir maximiser les revenus des cantines en favorisant la consommation de certains aliments ; on peut vouloir respecter les préférences des élèves ; on peut vouloir court-circuiter la responsabilité qui échoit à l’architecte de choix en prônant une architecture aléatoire ; etc. Si le choix de l’architecture mise en œuvre par la nutritionniste est véritablement non problématique, soit il faut considérer ces autres finalités comme illégitimes, soit il faut comprendre que l’architecture de choix préconisée est liée à une conception particulière de l’action juste et bonne, conception qui lui vient de son rôle de nutritionniste. C’est ici un problème crucial. On comprend que le « nudge », le sens dans lequel le « nudge » oriente les agents, vient des dispositions morales des experts. Limitée à des considérations méthodologiques, le paternalisme libéral de Thaler et Sunstein soustrait donc les experts à l’exigence de la délibération éthique à propos de la meilleure orientation à donner aux pratiques des agents.
En plusieurs passages du livre, la démonstration de Thaler et Sunstein est elle-même fragilisée par l’évacuation des questions éthiques que soulève tout design de politiques et de mesures. C’est ainsi qu’ils suggèrent qu’il vaut mieux renoncer à des politiques contraignantes en matière environnementale car elles seraient inefficaces, ou du moins moins efficaces que des mesures incitatives. Leur point de vue est basé sur l’affirmation que la qualité de l’air est bien meilleure aujourd’hui que dans les années 1970 (voir p. 186). Or il n’est pas nécessaire de se lancer dans une démonstration de la complexité des questions relatives à l’environnement pour comprendre que la véracité de toute affirmation de ce genre est forcément restreinte par son contexte d’énonciation. Combien de cas limites faut-il taire pour lui conserver sa vérité ? De combien de préalables et de conditions faut-il l’entourer pour établir sa justesse ? La raison qui sous-tend toute prétention à la vérité est forcément ancrée dans une tradition, donc dans une conception de la vie informée par les débats à propos du bien et du mal, de la justice et de la justesse. Ainsi, si Thaler et Sunstein reconnaissent volontiers que l’« Econ », le raisonneur parfaitement rationnel, est une figure illusoire, ils sont incapables de comprendre l’expert, le designer, l’acteur politique autrement que comme un « Meta-Econ », lui-même capable en tout temps de repérer précisément le seul intérêt unique et commun à tous les humains et de computer dans une parfaite froideur les errements de la raison.
En somme, ce que l’on peut reprocher à Thaler et Sunstein, c’est de ne pas comprendre que si l’expert ne peut pas fuir le paternalisme, il ne peut pas non plus se satisfaire d’une bonne connaissance de la psychologie des personnes qu’il doit servir, ni se contenter de simples inférences sympathiques pour comprendre autrui [2]. Il lui faut aussi comprendre son engagement moral et le bénéficiaire des prestations de l’expert a le droit d’exiger de ce dernier qu’il soit bon, au-delà même d’être compétent.
The Logic of Life, logique des dieux.
Bien que le propos de Thaler et Sunstein considère un modèle de l’agent qui en précise les capacités computationnelles, la fidélité de ce modèle à la réalité est un problème qui reste au second plan de leurs réflexions. Ce n’est pas le cas pour Tim Harford, qui dans son ouvrage The Logic of Life développe une perspective complémentaire sur l’information en centrant son attention sur le traitement qui en est fait par l’agent rationnel. S’il est intéressant de confronter les deux ouvrages au regard de l’éclairage qu’ils offrent sur les rapports entre connaissance et pouvoir d’action [3], par contre, dans cette perspective, toute notre critique mettant en lumière les dilemmes moraux qui attendent les experts dans le cadre de leur pratique, au-delà même des lacunes de la connaissance dont ils disposent, pourra apparaître totalement vaine.
La notoriété de The Logic of Life, qui en est à sa deuxième réimpression et qui poursuit dans la veine d’un précédent ouvrage (The Undercover Economist. Exposing Why the Rich Are Rich, the Poor Are Poor—and Why You Can Never Buy a Decent Used Car!, 2005), est sans doute davantage redevable aux tours parfois humoristiques que peut prendre l’explication des conduites par le modèle rationnel. Le livre de Harford est en effet construit comme un catalogue de cas limites illustrant, chacun à leur façon, l’omnipotence de la raison maximaliste à l’honneur chez les économistes orthodoxes. Au détour, Harford livre une histoire de la théorie des jeux qui pourra représenter une excellente introduction à la pensée économique actuelle. Ainsi, en analysant des comportements qu’on ne soupçonne pas pouvoir réduire à une simple allocation maximaliste de ressources (les stratégies maritales, la mobilité résidentielle, les discriminations raciales, les pratiques prophylactiques des prostituées mexicaines), Harford souhaite démontrer le pouvoir prédictif du modèle de l’action rationnelle. De ce point de vue, l’erreur que commettraient Thaler et Sunstein serait de considérer une quelconque limitation à la rationalité des acteurs. En effet, du point de vue de Harford, seul l’effort d’analyse de celui qui use de ces modèles peut expliquer l’incapacité à rendre compte rationnellement des comportements humains ; seule l’opiniâtreté de l’analyste et la qualité des données à partir desquelles il construit son explication peuvent restreindre le pouvoir du modèle rationnel.
En entreprenant de lier la figure abstraite de l’agent rationnel aux pratiques quotidiennes des individus, Harford ne cache pas sa dette envers l’économiste Gary S. Becker et, tout comme Thaler et Sunstein, il se montre sensible à la factualité des comportements économiques. Toutefois, si Harford est également attentif aux errements de l’« Econ », tout comme Thaler et Sunstein, il est surtout attaché à démontrer que les agents ordinaires sont beaucoup plus rationnels qu’on ne le croit ; plus compétents, en tout cas, que beaucoup d’experts qui regardent avec commisération les agents économiques adopter des pratiques qu’ils jugent sous-optimales. Les dérives de l’agent rationnel ne seraient pas inhérentes à sa nature, mais plutôt redevables à son manque d’expérience face aux situations auxquelles il est confronté. Les heuristiques développées par Tversky et Kahneman ne seraient que les manifestations de raisonnements de débutants. L’habitude, l’expérience serait ainsi tendue vers la maximisation des ressources de l’acteur, qui offrirait à la raison sa forme finalisée. On comprend donc que, dans cette perspective, le « paternalisme » de l’expert ne saurait se justifier. L’agent économique possède toutes les compétences nécessaires pour faire triompher la rationalité maximaliste dans les situations spécifiques qui le concernent, notamment parce qu’il est le seul à bien connaître son environnement de décision. L’ouvrage souligne ainsi la fragilité des raisonnements des experts qui, parfois peu familiers avec les situations d’action, peuvent n’en avoir qu’une connaissance partielle. En somme, la rationalité que l’expert pourrait opposer aux pratiques ordinaires des agents serait plus gauche et moins apte à garantir l’optimisation des ressources.
La grande faiblesse de la démonstration de Harford vient du fait qu’elle tend à naturaliser ce qui n’est rien d’autre qu’un modèle explicatif, aussi raffiné qu’il puisse être, soit le modèle de la rationalité maximaliste. Contrairement à Thaler et Sunstein, il est beaucoup moins attaché à fonder la rationalité dans la psychologie cognitive. De fait, la nature, l’animalité des agents, semble totalement échapper à la « logique de la vie » présentée dans l’ouvrage. La raison est ici si peu incarnée, voire à peine inscrite dans la délibération, que l’agent rationnel finit par ressembler à un pantin ne possédant aucune volonté propre, incapable du moindre libre-arbitre.
À la lumière des limites de la pensée économique manifestées dans les ouvrages de Thaler et Sunstein et de Harford, on peut se surprendre que les économistes aient conservé une place si centrale dans les débats publics. De même, il est étonnant qu’à l’inverse, le public ne se soit pas davantage tourné vers la philosophie morale pour approfondir sa compréhension de l’acteur humain toujours en jeu dans les décisions économiques, celles de l’expert comme celles du béotien. Les réflexions d’Alasdair MacIntyre, par exemple, malgré la technicité du langage utilisé, déploient une philosophie au service du travailleur honnête, aux prises avec des dilemmes ordinaires, qui éclaire les errements des acteurs des marchés financiers (Perreau-Saussine, 2005, pp. 128-129). Après tout, peut-on vraiment douter de la capacité des agents économiques à faire leur travail avec compétence ? Peut-on encore croire que la crise financière actuelle est une crise des savoirs acquis par ces agents sur les bancs d’école ou dans leur cabinet ? S’il y a une explication à trouver à la crise, ne peut-elle pas résider davantage dans le jugement exercé par ces agents, dans leur aptitude à discerner entre le bien et le mal et à savoir engager leurs compétences dans des finalités désirables [4] ?
(A) Tim Harford, The Logic of Life, London, Abacus, 2009. (B) Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, New York, Penguin, 2009.