En Europe, les anciennes bornes physiques différenciant ville et campagne se sont progressivement effacées, et les mobilités se généralisent. Pourtant, un certain nombre de frontières subsistent, de nouvelles limites apparaissent sans pour autant être le résultat de logiques de fermeture et d’enclavement propres aux processus de ségrégation ou de sécession qu’on pourrait éventuellement imaginer. C’est ce que montrent deux ouvrages qui traitent pourtant de manière très différente d’une des composantes fondamentale de l’urbanité — l’accessibilité —, l’un par la question de la nuit et l’autre, du handicap. Le premier, de Luc Gwiazdzinski, reprend l’ensemble d’un thème sur lequel le géographe s’est spécialisé depuis un certain temps, le second, Les trajectoires de l’accessibilité — dont l’auteure est chargée de recherche au Cresson à l’École d’Architecture de Grenoble —, s’attachant plus spécifiquement à la question de l’accessibilité des espaces publics urbains.
En quoi le rapport au corps et au temps des sociétés urbaines serait-il donc à même d’apporter un éclairage sur cette notion d’accessibilité ; comment l’expérience de la ville qu’il implique peut-elle également se faire épreuve ?
Pour répondre à ces deux questions, la préface du premier ouvrage ouvre une trame exploratoire : Xavier Emmanuelli y pose que la ville nocturne serait un des révélateurs des formes d’éviction sociale et de déshérence persistantes dans les villes européennes. Les différentes séquences temporelles de la ville nocturne qu’il y distingue à partir de son expérience professionnelle de médecin de garde sont marquées successivement par des rythmes d’angoisse, de solitude voire de mort (froid hivernal) auxquelles correspondent tout autant de figures d’une accessibilité urbaine incertaine, parce que nocturne. L’accessibilité définirait ainsi les espaces urbains par leur hospitalité, leur accueil : tout questionnement visant à la penser viendrait ainsi s’inscrire dans une réflexion plus générale sur ce qui pourrait ou devrait constituer l’offre urbaine, donc sur la ville comme bien commun sociétal.
Quand la ville dort, les trains ne sifflent (toujours) pas.
La ville nocturne reste un chantier, un « territoire inexploré » : c’est à la fois étonnant, stimulant mais aussi un constat qui devrait interpeller chercheurs et pouvoirs publics. Partant de cette idée, mais surtout d’une expérience individuelle — celle d’une vieille fascination pour la nuit dans laquelle il y a fort à parier que le lecteurs n’aura pas trop de difficultés à se retrouver ! — Gwiazdzinski propose une exploration dont on peut retenir trois aspects : une généalogie de l’objet « nuit urbaine », une géographie qui en identifie certaines des composantes spatiales, et enfin quelques pistes plus prospectives. Regrettons, d’entrée de jeu, que toute cette réflexion — à de très rares exceptions près qui resteront plus anecdotiques qu’autre chose — se limite aux métropoles européennes et, en fait, aux villes françaises.
Friches urbaines de la nuit.
L’émergence de la nuit comme réalité sociale, juridique, économique s’est réalisée de manière tout à fait singulière. Paradoxalement, tout en ne cessant de susciter attractions, répulsions et fantasmes, elle reste un objet dont les sciences sociales ne se sont jamais véritablement emparé, hormis quelques travaux pionniers dont ceux d’Annie Cauquelin et de Jean-Michel Deleuil. C’est sur ce constat que l’ouvrage entreprend une généalogie théorique, normative et pratique de la nuit.
Théorique d’abord : la nuit resterait une notion ambiguë et floue du fait peut-être déjà d’un paradoxe puisque c’est la lumière qui fait « être » la nuit. Plus que les sciences sociales, ce sont principalement les artistes qui l’ont abordée et décrite à travers des œuvres littéraires, des poèmes, des films également. Une intéressante partie de l’ouvrage clarifie en ce sens l’histoire du terme en soulignant comment celui-ci est à la fois un symbole négatif auquel sont restés liés un certain nombre de peurs et de fantasmes (vulnérabilité, réduction de la sécurité) mais aussi positif, puisqu’il est fait synonyme d’une liberté associée tant au repos, au sommeil, qu’à un temps où sont rendues possibles tant l’expression de confidences que la transgression de normes ou encore la contestation des autorités.
Puis, historiquement, Gwiazdzinski souligne comment la nuit urbaine est une production liée à l’apparition de l’éclairage urbain, rendant possible le développement d’une vie nocturne de plus en plus intense et diversifié mais aussi les premières formes de contrôle qui en gèrent l’accessibilité (guetteur, maillage, caméra…). La ville (et la vie !) a donc commencé à se faire la nuit, à outrepasser d’autres paramètres qui contribuent à la faire exister, qu’ils soient physiologiques (sommeil), ou physiques (absence de soleil).
Normative, enfin : la réalité nocturne surgit à travers des définitions juridiques (les comportements autorisés le jour, interdits la nuit, la réglementation des débits de boissons, l’inviolabilité nocturne du domicile pour expulsion….). Elle apparaît également comme une borne produite économiquement, avec la différenciation des tarifs jour/nuit, les « forfaits après 20h », etc.
Cette généalogie conduit l’auteur à souligner la colonisation progressive dont la nuit est l’objet de manière contemporaine et qui en font une véritable friche urbaine franchisée, un grignotage de la nuit par le jour réalisé par les activités de fret, les industries et les entreprises, le développement des services 24h/24. En fait, la nuit existerait aujourd’hui surtout comme un gigantesque marché économique, produisant toute une culture liée tant à de nouvelles pratiques (tourisme nocturne) qu’à son investissement récent par les collectivités locales (illumination des monuments), rendu possible par un assouplissement des normes juridiques (système after/before), par la diffusion de nouvelles substances, aussi (provigil).
Quelle est donc la nature de la ville 24/24 qui se dessine progressivement ? Principalement, pour le moment, celle des industries à flux continu (journaux, hôtel), de la santé et des services d’urgence, des distributeurs automatiques d’essence et d’argent, du mobilier urbain. Mais aussi, celle de « l’emploi précaire » qui permet de faire tenir ce monde de la nuit (veilleur de nuit, gardien, serveur…), aurait pu préciser l’auteur.
Cette « colonisation » de la nuit par le jour n’est pas sans être à l’origine de conflits que l’auteur tente très brièvement de spatialiser et qui voient s’opposer une ville qui dort à une autre qui s’active, une ville qui s’arrête à une autre qui continue, une ville locale à une ville globale.
Les composantes spatiales de l’offre nocturne : vers une géographie de la nuit ?
Le premier type de géographie ouverte par Gwiazdzinski est loin d’être satisfaisant : parlant de « front pionnier spatial » dans un croquis assez hermétique au lecteur (p. 133), il ne prend ensuite appui pour visualiser la géographie nocturne que sur les cartographies des nuisances sonores et des feux de véhicule, produites par les forces de l’ordre, base de données plus que partielle voire inévitablement partiale.
La géographie devient nettement plus stimulante lorsqu’il s’attache à dégager les composantes spatiales de l’offre nocturne pensées à l’aune du couple mobilité/accessibilité, ouvrant plusieurs pistes d’investigation. L’identification de l’offre urbaine nocturne permet par exemple de différencier des géotypes allant du plus urbain (offre nocturne importante) au moins urbain (villes de province), ouvrant un nouveau type de différenciation entre les villes.
A l’interne (dans la ville), l’analyse spatiale du système d’offre, comparant termes à termes offres du jour et de la nuit (p. 171), souligne un premier déséquilibre au niveau des mises en scène de la ville : la ville diurne représentée est déjà réduite au centre-ville historique surreprésenté dans les cartes postales, la nuit accentuant cette réduction.
Second déséquilibre : la diversité de l’offre urbaine nocturne se réduit au fur et à mesure que la nuit avance (principalement concentrée sur les activités de loisir), avec une différence assez nette entre l’été et l’hiver. La gamme de l’offre nocturne se polarise sur le logement (hôtel…), la santé (médecin, hôpitaux…) la sécurité (police, pompiers), le divertissement. On peut d’ailleurs ne pas être vraiment convaincu par le déplacement des bars et des discothèques dans la catégorie « sport et socio-éducatif », l’offre sportive nocturne restant l’une des plus réduites.
Face à la diversité qui caractérise le mode d’être de la ville diurne, on assiste à une diminution très forte de l’accessibilité des lieux urbains voire à sa disparition : fermeture des espaces publics, des lieux de culture (et de culte !), d’administration, commerciaux, d’éducation, de bien-être. Cette réduction de l’accessibilité des espaces publics est accentuée par leur sublimation (colonne Foster illuminées, monuments, vitrines…). L’accessibilité est réduite dans les espaces collectifs, limitée dans les espaces de loisir (ségrégation et tri aux entrées : discrimination par le look, l’âge, la préférence sexuelle).
De l’extérieur, la ville se transforme en île lointaine, comme le souligne un second tableau concernant l’amputation des systèmes de mobilités. Si l’information, la mobilité des biens et de l’énergie restent ininterrompues (téléphone, radio, internet…), il n’en est pas de même des mobilités interurbaines (les trains ne sifflent plus entre 23-0h et 5-6h en France…) et intra-urbaines fortement réduites, les transports collectifs restant les premiers concernés. On aurait apprécié que Gwiazdzinski souligne l’effet de « filtrage » produit par la réduction de l’offre des transports en communs, la mobilité étant dès lors fonction de la disposition ou non d’une voiture et d’un permis. Il y avait là peut-être une voie explicative plus efficace pour comprendre « l’insécurité » routière de la nuit urbaine.
Il en résulte une géographie de la nuit avec des formes d’archipel : ensembles barricadés et lieux fermés sans relations entre les uns et les autres, l’auteur différenciant quelques grandes figures de la ville nocturne à l’échelle du monde : la ville archipel et ses oasis de temps continu, la ville globale avec tout fourni 365 jours sur 365 (ce qui nie la différenciation financière de l’offre !), la ville linéaire des voies de circulation, avec ses oasis de temps continu comme les stations de péage (mais peut-on encore parler de ville !), la ville festive (Ibiza), la ville virtuelle des réseaux de télécommunication.
Le type de spatialisation des phénomènes sociaux nocturnes reste toutefois très décevant puisque l’auteur se cantonne à compléter l’analyse par des cartes d’autorisation (de débits de boisson) et d’animation (Noël…), qui permettent d’esquisser une géographie de plus en plus centrée sur le centre-ville et quelques isolats périphériques au fur et à mesure que la nuit « avance ». Très sommaire dans ses implications scientifiques, elle limite en fait la ville nocturne à ses manifestations visibles (sans jeux de mots). Tous comptes faits, elle actualise une très classique géographie des activités plus que de « l’offre nocturne », qui reste d’ailleurs un terme assez vague dans son propos (est-ce la lumière, le symptôme du possible ?) et surtout…binaire ! (n’y a-t-il donc aucun instrument plus fin de mesure du degré de « nuité » des lieux et des espaces urbains que celui des couples ouvert/fermé, allumé/éteint ?)
Comment, enfin, tout en corroborant l’idée que la nuit est un espace d’insécurité plus important que le jour, peut-on vraiment mettre sur le même plan incendies de voitures, passage à l’an 2000 ou éclipse de lune, comme de simples témoins quantifiables de l’activité de la ville nocturne et de ses rythmes ?
La mobilité : accomplissement pratique d’une expérience spatiale.
Poursuivons donc, en grande partie de jour cette fois. Dans Les trajectoires de l’accessibilité Rachel Thomas reprend pour une grande part un travail de doctorat qu’elle avait articulé autour de la notion de « configuration sensible », notion produite par des chercheurs du laboratoire Cresson à l’École d’architecture de Grenoble. Partant de la question du handicap et prenant appui sur des techniques d’observation originales (les parcours commentés), elle visait à y interroger l’accessibilité urbaine en tant « qu’expérience spatiale », suivant une démarche centrée sur l’individu et le déplacement à pied. Deux idées peuvent être plus particulièrement soulignées : l’intérêt de penser l’accessibilité au prisme du handicap — notion qu’elle invite d’ailleurs à penser d’une toute autre manière que celle d’un simple synonyme de déficience — et la pluralité des dimensions engagées dans le déplacement urbain.
Saisir l’accessibilité au prisme des situations handicapantes.
Paradoxalement et à l’inverse de ce qui précède, le problème de départ ne tient pour l’auteure à un déficit de réflexion sur l’accessibilité mais plutôt à l’inverse. Elle constate les effets collatéraux d’une politique de « l’accessibilité pour tous » en direction des pmr (Personnes à Mobilité Réduite), qui produit un lissage problématique des espaces publics urbains, aboutissant à leur neutralisation et leur aseptisation. En effet, dans un louable souci de rendre universellement accessible chaque fraction d’espace, le travail des concepteurs en arriverait à gommer les différences en supprimant les supports et les prises matérielles à partir desquelles se produisent les interactions, se construisent les expériences de la distance.
Etonnant paradoxe ! Les pratiques urbanistiques, confortées par des associations, auraient contribué à réduire la diversité des expériences urbaines des handicapés : la réalisation de toute une série de prothèses architecturales (plaques, grilles de repérage) techniciserait le déplacement, le dé-socialisant, voire fragiliserait les individus en individualisant la prise en charge de leurs déplacements. Partant de là, on retiendra plus particulièrement deux réflexions, l’une sur le handicap et l’autre plus spécifiquement sur la mobilité.
En premier lieu, elle reproche au champ de la pratique urbanistique de ne jamais vraiment problématiser le handicap autrement qu’à partir de critères absolus. Pour elle, le handicap n’existe pas en soi, il peut être envisagé comme le résultat d’une perception de situations de mobilités. Il n’apparaîtrait donc qu’à travers une relation kinesthésique et sensorielle à un environnement social et matériel situé : l’espace urbain se heurte à des « handicaps de situation et non de personnes » (p. 16). Il nous est proposé d’investir l’obstacle, frontière à l’accessibilité, non comme à lever, mais en tant que point d’entrée, situation révélatrice de la pluralité des dimensions engagées par le déplacement : « l’expérience spatiale et motrice de la personne handicapée présente un intérêt heuristique » (p. 47), c’est une expérience de la mobilité comme une autre.
Une fois écartée toute conception statique du handicap, Thomas s’empare de l’accessibilité comme d’une question qui, selon elle, devrait être pensée à l’interface de la mobilité et de la sociabilité. Pour y parvenir, elle s’appuie sur trois notions et prend deux options théoriques à fortes implications méthodologiques.
Trois notions : la « praticabilité » qu’elle emprunte à Jean-Samuel Bordreuil, sociologue qui a beaucoup travaillé sur les usages de l’espace à l’échelle des individus et de leurs interactions. Pour celui-ci, la mobilité est à la fois un déplacement et une rencontre, l’orientation (renvoyant à la capacité d’un passant à se situer dans l’espace urbain) et la perception, notion qu’elle refuse dans une perspective phénoménologique de dissocier du sensitif (information immédiate, produite dans et par la pratique). L’accessibilité « vécue » s’articulerait autour de ces trois notions.
Puis, elle retient deux options théoriques — les théories interactionnistes de l’action et l’approche des ambiances architecturales — pour poser les jalons d’une approche très pragmatique voire pragmatiste, considérant que « les conduites ordinaires se construisent en fonction de contextes pratiques, sensibles, sociaux […] le déplacement n’est jamais préexistant aux pratiques citadines ordinaires » (p. 52). Ce point est, on l’imagine, d’emblée sujet à controverse : accordant un primat au contexte, elle gomme les effets de structure propres à certains contextes matériels qui constituent, certes, pour partie, mais de manière difficilement contestable les conditions de possibilités des pratiques. Puis cette démarche la conduit à effacer de sa description des figures du déplacement, tout ce qui est du ressort des modes d’être socialement incorporés dont le déplacement pourrait aussi être l’actualisation, la faiblesse des réflexions sur la sociabilité en témoignant.
Une ethnographie des conduites sensibles.
Comment dès lors restituer les mobilités, à partir du moment où l’auteure considère que ce terme « ne se réfère plus seulement au processus physique par lequel l’homme se déplace et change de lieu », et qu’il « désignera plus largement une manière de mettre le passant en “prise” avec l’espace public urbain » (p. 63) ? En se donnant les moyens d’observer « l’être en public, le piéton à l’épreuve du parcours urbain ». Pour engager ce programme d’ethnographie des conduites sensible, Thomas invite à coupler deux méthodologies : celle d’un protocole amélioré des parcours commentés qui invitent l’individu à sur-objectiver ses perceptions, ce qu’il ressent et vit au cours de son déplacement. Puis, au moyen d’une ethnographie distante des comportements (observation avec des vidéos) qui distingue les pratiques sociales du passant (modalités suivant lesquelles ils investissent l’espace), l’allure des déplacements (qualifier les trajectoires, leur continuité et leur vitesse, leurs caractéristiques) et les modes d’orientation dans l’espace (visuels et kinesthésiques). Cette attention à la mobilité pluridimensionnelle du passant lui permet de réaliser une grille de restitution des conduites individuelles en milieu urbain différenciant des manières de cheminer qui croisent rapport au corps, et du corps à l’espace urbain (piétiner, traverser, déambuler, passer, fuir, noctambuler), des types d’attention portée par les individus à leur environnement (attention flottante, distribuée, centrée ou focalisée).
« Quelles sont les conditions de possibilité de ces expériences cheminatoires ? Peut-on identifier et décrire pour chaque figure d’accès à la ville, des contextes qui favoriseraient leur émergence ? », se demande Thomas. Question difficile ! Du côté des interactions entre formes spatiales et attitudes observées, l’entreprise est en effet hautement à risque, tant la prégnance du spatialisme (déterminisme de la structure matérielle sur les comportements sociaux) est encore forte dans le monde de l’architecture.
Deux réponses proposées visent habilement à éviter cet écueil : l’approche de la diversité des « milieux ambiants » (tempéré, attractif, ambigu, saturé, transitoire, délaissé) et des « configurations sensibles » qui ne saisissent les caractéristiques physiques, matérielles, qu’en tant qu’observées par les chercheurs et qualifiées par les individus eux-mêmes.
Plus que des effets ou des influences, elle préfère ainsi évoquer « l’efficacité du milieu urbain » et les « ressources » de l’action en train de se spatialiser. Cette identification permet un retour sur la distinction entre situation handicapante ou habilitante : « une situation handicapante naît ainsi d’une disjonction entre la séquence du déplacement, les phases (sélection, composition, incorporation) de l’activité configurante, l’attitude perceptive du passant. Á l’inverse, une situation habilitante naît de l’adéquation entre ces trois éléments. Elle permet au passant de mobiliser les ressources dont il a besoin à un moment particulier de son déplacement pour poursuivre son action motrice et gérer la présence d’autrui » (p. 155).
Si la méthode ouvre une prise en compte extrêmement fine des dimensions sensorielles, visuelles, kinesthésiques engagées dans et à travers la mobilité, la grande perdante de l’accessibilité reste bien dans cette approche la sociabilité. Comment la relation aux autres interfère-t-elle donc dans cette relation individu/environnement, autrement que sous la forme d’un statut objectal, qui la considère comme étant du même type que la relation à un environnement sonore, physique ? Les ajustements qui se réalisent dans la traversée de l’environnement matériel sont-ils du même ordre que ceux produit dans l’interaction sociale simultanée à cette traversée ?
Conclusion : l’accessibilité urbaine (nocturne) comme problème politique.
Pour aussi stimulants qu’ils soient dans les différentes analyses qu’ils nous proposent, les deux ouvrages n’en restent pas moins décevants dans leurs conclusions, rejoignant une tension souvent décelable chez les chercheurs en sciences sociales. Il est en effet étrange de constater comment une fois parvenus à leur terme, nombre de travaux réalisent cet exercice de clôture très conventionnel qui consiste à formuler une série de propositions en direction de « l’action », que ce soit celle des pouvoirs publics, des urbanistes ou d’autres. S’agit-il pourtant pour les chercheurs de se substituer le temps de quelques pages, aux « décideurs » ou davantage de jouer jusqu’au bout le jeu qui est le leur pour clarifier les questionnements qu’ils ont posés tout au long de leur parcours sans forcément chercher à tout prix à leur apporter une réponse ? Dans l’ouvrage de Rachel Thomas, le problème politique de l’accessibilité, soulevé pourtant à plusieurs reprises, disparaît pour être rabattu sur une question de stricte conception des équipements et du mobilier urbains, habitus singulièrement prégnant dans le monde de l’architecture qui réduit trop souvent les réponses à des questions sociales à des problèmes techniques. L’analyse multidimensionnelle des rapports aux autres, à soi et à l’environnement matériel apportait pourtant une riche contribution aux interrogations sur les conditions d’habitabilité des espaces publics et plus généralement des sociétés contemporaines.
Du côté de la nuit nocturne, on acquiescera poliment (mais sans plus) au souhait d’un « développement durable de la nuit », à l’affirmation convaincue que « les germes des futurs souhaitables se situent dans nos villes ».
On suivra les différents scénarios envisagés qui oscillent entre une banalisation de la nuit colonisée par le diurne, dans laquelle sans rythme la société tournerait en rond sans rythme, son autonomie politique qui laisserait penser aux habitants nocturnes qu’ils peuvent se débrouiller sans ceux du jour, son harmonisation — un modèle politique qui met en avant les principes de continuité territorial et temporelle — ou encore son explosion dans un conflit incessant entre noctambules et « noctophobes ».
Mais on entrevoit assez mal ce que « prendre en compte davantage le temps » pourrait dire pour des politiques urbaines. On reste, (encore !), perplexe en écoutant l’appel à la définition d’un droit à la ville nocturne symétriquement calqué sur le droit à la ville inscrit dans la Charte Urbaine Européenne, un droit qui garantirait sécurité, offre sportive, culturelle, administrative, de logement, tant les problématiques diurnes du logement et des équipements publics restent vives et non-résolues dans certains pays européens.
D’une façon autrement plus stimulante, l’auteur appelle à l’ouverture d’un « débat sur les nuits urbaines, sur l’avenir de nos villes et de nos nuits » à partir de deux interpellations qu’il importe de mettre davantage en relief. D’une part, lorsqu’il souligne que la nuit, de fait, implique aujourd’hui une « citoyenneté réduite », avec des droits qui se rétrécissent la nuit (droit au logement, à l’environnement, à la mobilité…) : on n’est pas citoyen à part entière dans la ville nocturne parce qu’il nous est impossible de jouir de certains droits fondamentaux. Bref, l’hospitalité urbaine nocturne reste aujourd’hui un impensé, autrement que de manière sectorielle.
Puis, une question fondamentale pour l’auteur qui se démarque explicitement des promoteurs de la ville 24/24 : qui fait aujourd’hui la ville nocturne ? La sphère privée ? Et, si c’est le cas, voulons-nous que ce soit elle seule qui dise, voire dicte, le sens de nos vies nocturnes ?
L’organisation de la vie nocturne plus que de la ville nocturne renvoie donc bien à la question toujours ouverte des modèles de référence des sociétés. L’accessibilité urbaine, qu’elle soit nocturne ou diurne peut être inscrite sur l’agenda politique, parce que l’expérience de la ville est aussi celle des autres, parce qu’elle implique d’organiser et de gérer, c’est-à-dire d’amener à composer des mondes différenciés de pratiques, qu’elles soient individuelles, économiques ou autres, pour ne pas accepter l’hégémonie de l’une d’entre elles.
Luc Gwiazdzinski, La nuit, dernière frontière de la ville, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005. 245 pages. 20 euros. Rachel Thomas, Les trajectoires de l’accessibilité, Bernin, Éditions Á La Croisée, 2005. 183 pages. 23 euros.