Professeur de philosophie et responsable de la recherche à l’Institut français de la mode, Olivier Assouly signe ici un ouvrage intéressant pour qui veut comprendre comment le capitalisme a pu se saisir du plaisir esthétique pour en faire un vecteur de profit. Le sous-titre de l’ouvrage, L’industrialisation du goût, est d’ailleurs là pour montrer que le goût est devenu une valeur monnayable qui, pour l’auteur, tient véritablement lieu de « matrice de l’appareil économique de consommation » (pp. 12-13). Car la problématique au principe de l’ouvrage est bien celle de savoir comment ― alors que « l’improductivité au sens économique est la valeur fondatrice du goût » (p. 12) ― le processus d’industrialisation en a fait un élément moteur de la consommation actuelle. Assouly remonte à la Renaissance pour comprendre la genèse de ce capitalisme esthétique. Le goût y est alors régi par un principe aristocratique auquel se substituera, avec l’apparition de la bourgeoisie et l’avènement de la société industrielle, un principe résolument économique. Ainsi, la trame de l’ouvrage réside-t-elle dans une méthode historiciste qui va de la période de la Renaissance jusqu’à la société contemporaine, chacun des sept chapitres structurant l’ouvrage étant dédié à une période significative en matière de goût, d’ailleurs essentiellement réductible ici au « bon goût ».
Le premier chapitre s’intéresse aux racines du « capitalisme esthétique », ce régime qui, pour l’auteur, exploite industriellement le goût pour « doper la consommation ». Il y avance que ce système porte l’héritage de l’âge classique, où le goût est constitutif de vrais enjeux de société. À cette époque, en effet, le goût est défini par des normes et des codes ; en témoigne toute une production littéraire qui va « légiférer en matière de goût » (p. 16). Au cours de cette période, la société de cour entretient un rapport normatif au goût, perçu à la fois comme un outil de séduction et de distinction. La maîtrise du bon goût reste bien une affaire de pouvoir et de reconnaissance sociale pour la noblesse de cour. Du reste, c’est cette classe sociale qui, ayant intériorisé les normes du bon goût, les prescrit et en produit de nouvelles.
À la Renaissance donc, la faculté de produire les règles du « bon goût » et de le cultiver reviennent au noble alors que quelques étapes s’imposent avant que le goût ne s’étende au plus grand nombre et qu’il ne soit l’objet d’un processus d’industrialisation.
L’émergence de la bourgeoisie constituera l’une des étapes de ce processus de « conversion économique » du goût, que l’auteur situe au 18e siècle. Pendant cette période de transition, les valeurs aristocratiques déclinent au profit de valeurs économiques, préludes à une société qui, dominée par l’économie marchande, permet l’éclosion du capitalisme. Dans ce nouveau régime économique, le goût ne concerne plus seulement la faculté de juger ou d’apprécier car il « se conjugue progressivement avec le désir de possession et de jouissance matérielle, ainsi qu’avec une volonté de s’enrichir » (p. 39). Assouly rapporte ainsi que, naturel et jouissance symbolique chez le noble, le goût a tout de la stratégie pour le bourgeois, qui entretient avec celui-ci un rapport instrumental et utilitaire.
On assiste dès lors à une réelle transformation sociale des valeurs du goût, qui perdent leur dimension politique « pour gagner progressivement en puissance de consommation matérielle » (p. 44). En outre, avec la conversion industrielle de la société, le goût n’est plus l’affaire de quelques-uns puisqu’il se diffuse « à une plus large frange de la société » (p. 48), de sorte à exercer un véritable rôle « dans l’essor des consommations industrielles » (p. 49). Aussi sa propagation participe-t-elle du développement de l’économie capitaliste en privilégiant le superflu au nécessaire ou encore la sensibilité à la rationalité. Le passage à une société capitaliste suppose en effet que le goût change progressivement de nature. Il n’en garde pas moins une caractéristique essentielle : le renouvellement, caractéristique ayant pour conséquence de nourrir le mécanisme de la consommation et, par là même, de favoriser l’essor de la société capitaliste. Néanmoins, on ne sait pas vraiment ici si ce sont les transformations du goût qui favorisent l’intérêt que porte l’industrie pour les jouissances esthétiques ou si, au contraire, ce sont le développement économique et la société capitaliste qui font du goût une valeur économique. Un fait reste cependant très clair pour l’auteur : l’industrialisation du plaisir esthétique a radicalement modifié les pratiques de consommation, qui ne s’appuient plus uniquement sur le besoin mais aussi sur le désir. On assiste donc à une transmutation de la consommation esthétique.
L’auteur en vient ensuite à expliquer comment les divers producteurs ont contribué à façonner la consommation esthétique et concouru ainsi à asseoir le régime du capitalisme esthétique. Il rappelle à ce titre que l’économie de marché du début du 20e siècle est dominée par le modèle de standardisation initié par Ford. Cela dit, le fordisme révèle vite ses limites compte tenu de son incapacité à prendre acte des goûts des consommateurs. À l’inverse, son concurrent General Motors le dépassera rapidement car il a compris qu’une stratégie mettant l’accent sur « les attentes esthétiques de ses clients » (p. 91) s’imposait en matière de consommation. Il s’agit là d’un tournant dans l’industrie de l’automobile puisque la production anticipe la diversification des goûts et que l’idée de design est prise en compte dans la conception de l’objet. En fait, pour assurer le système industriel de la jouissance, la force des producteurs consiste à fabriquer des marchandises en série tout en échappant à la standardisation proprement dite, à savoir en s’assurant une certaine hétérogénéité dans la production. Au-delà, l’un des principes de l’économie de marché consiste, pour l’auteur, à stimuler la consommation superfétatoire, atteignant ainsi tout consommateur ― ouvrier ou travailleur ― libre de « s’adonner […] aux joies de la consommation » (p. 101). Cette nouvelle économie a donc pour particularité de créer les besoins et d’inventer la demande.
Mais comment en est-on arrivé là ? se demande Assouly. Pour le comprendre, il revient sur le développement de la publicité au cours du 20e siècle, dont les visées élémentaires consistent à séduire, éduquer et prévoir la demande du consommateur. Le recours au marketing sera également d’une véritable utilité dans la mesure où il va tenir lieu de science de mesure du goût. Comme le rappelle l’essayiste, en faisant appel à la psychologie et à la psychanalyse, cette discipline permet de mettre à jour les mécanismes irrationnels dans l’acte de consommation. Derrière tout comportement d’achat, il existe en effet un signifié qui témoigne de l’expérience hédoniste que recherche le consommateur ; ce dernier n’étant pas seulement un homo œconomicus ou un « être comportemental » réagissant à une offre, perspective réductrice digne de la théorie béhavioriste. Assouly n’évoque certes pas la question du profil des consommateurs en ces termes, mais il ne serait pas inutile de préciser que le consommateur est aussi un homo sociologicus, à savoir un sujet qui agit en fonction de nombreux paramètres sociaux et psychologiques, paramètres dont essaiera de se saisir le marketing dans un but économique.
Un autre changement a cours dans cette seconde moitié du 20e siècle : l’essor du marketing se combine à un nouveau rapport à la consommation dans lequel on voit des activités mineures comme la télévision, la mode ou la publicité monter dans la hiérarchie des légitimités et gagner des lettres de noblesse. « Les goûts les plus ordinaires » (p. 115) s’en trouvent dès lors anoblis, et les cultures populaires réhabilitées. Dénoncé par le courant critique — à tout le moins par Adorno, dont Assouly se limite ici à citer le travail — la légitimation d’activités « dominées » conduirait à un « relativisme esthétique » (p. 118), lequel, produit de l’industrialisation du goût, aurait pour conséquence la rationalisation de la production. Or, stipule l’auteur, dans une perspective marxiste, la standardisation de la production aurait pour effet d’aliéner les individus dont le plaisir esthétique serait créé de toute pièce par l’industrie créatrice de besoins et de superfluités. En dehors de toute considération marxiste, l’auteur reconnaît que cette dernière condition reste nécessaire « à l’essor économique » (p. 124). On ne peut en effet parler de capitalisme esthétique que parce que la consommation remplit certaines conditions s’agissant de la rotation des objets et du caractère éphémère de leur durée de vie. L’exemple de la mode, que connaît particulièrement Assouly, est ici symptomatique car il s’agit d’un domaine dont les principes résident, par essence, dans le renouvellement. Il en va de même pour le design, qui contribue aussi à « réduire la durée de vie d’un objet et à faire en sorte que les valeurs d’usage des marchandises se transforment en valeur d’échange » (p. 125). Ce faisant, le principe de consommation est toujours assuré, trouvant là « sa source principale de plus-value » (p. 126).
Après avoir exposé les diverses caractéristiques définissant le capitalisme esthétique, Assouly rappelle que celles-ci ont été dénoncées par les philosophes critiques (par exemple Benjamin), lesquels ont avancé que l’industrialisation engendrait une « prolétarisation des expériences esthétiques » (p. 128). Le professeur de philosophie reconnaît ici la légitimité de la critique dans la mesure où, comme il l’affirme, « la production industrialisée de la consommation a tout intérêt à ce que les variations entre les goûts s’estompent ; la simplification du goût étant la condition sine qua non pour capter des masses d’individus » (p. 131). Il admet en effet que l’industrie a transformé la sensibilité esthétique en s’appuyant là sur l’exemple de la musique, dont l’écoute est modifiée selon les moyens de transmission. On aurait d’ailleurs attendu qu’il cite les travaux du musicologue et philosophe critique Theodor Adorno, dont la thèse abondait dans ce sens. En outre, sur le rapport entre rationalité industrielle et conformisme ou encore entre standardisation et pauvreté de la relation esthétique, on ne saisit pas toujours la position de l’auteur car si certains passages manifestent une certaine nostalgie relative à la déperdition des valeurs d’usage du goût, d’autres, par leur fatalisme, laissent à penser que l’essayiste tend à plaider pour une forme de libéralisme.
Dans un sixième chapitre intitulé « L’intégration économique de la critique », l’auteur s’attache à montrer que, paradoxalement, la critique est une composante de la consommation : « le plaisir esthétique se conjugue au second degré avec distance et parfois cynisme » (p. 135). C’est pour lui un élément clé du capitalisme esthétique, qui, loin de se réduire à un système économique fondé sur les seuls désirs matériels, a aussi pour principe de s’approprier valeurs, émotions et sensibilités individuelles. C’est pourquoi l’auteur considère que Marx se trompe lorsqu’il pense que les prolétaires sont des êtres « dépourvu[s] de besoins » (p. 139) alors que l’histoire démontre qu’eux aussi consomment au-delà du nécessaire. En réalité, observe Assouly, le capitalisme aurait évolué : il ne serait plus lié à l’unique notion de propriété mais aussi à celle d’expérience, du fait de la dématérialisation des consommations. Pour rendre compte de cette évolution, l’auteur identifie trois stades déterminants pour le capitalisme esthétique au cours du 20e siècle : un premier stade « concerne le développement du design industriel » (p. 146) et la sérialisation de la production ; un second est « tourné vers la satisfaction et l’exploitation des appétits esthétiques des masses » (p. 146) par le biais des industries culturelles ; un dernier a trait à l’exploitation du patrimoine immatériel et à la singularité de l’expérience. Aussi, si, au début du 21e siècle, l’originalité est d’utiliser « l’artifice esthétique comme principal dopant de la consommation » (p. 147) — à la manière du design, introduit dans les produits les plus ordinaires (par exemple l’électroménager) — les formes contemporaines du capitalisme esthétique se fondent davantage sur les sensations que sur la vente d’objets consommables stricto sensu. Dans cette perspective, le marché s’intéresserait davantage à capter la sensibilité du consommateur que ses besoins matériels.
Finalement, dans le dernier chapitre, intitulé « La valeur incommensurable du goût », l’auteur aborde la question des valeurs et des symboles pour l’économie industrielle. C’est dire que, pour Assouly, le capitalisme, et notamment esthétique, n’est pas qu’une machine à faire du profit. Ce serait aussi « une science morale, dans la mesure même où la régénération de la valeur se déroule en dehors du marché » (p. 167). Ce système économique n’en recèle pas moins un paradoxe puisqu’il s’accompagne à la fois de l’évolution des libertés de goût et d’un contrôle plus accru des sujets par les nouvelles technologies. Au fond, il semblerait que le nouveau capitalisme esthétique s’empare du goût des individus pour mieux les contrôler sur un plan économique.
Au total, l’essai — car c’est bien ainsi qu’il se revendique — présente un certain nombre de faiblesses, notamment d’ordres conceptuel et théorique. Conceptuel tout d’abord, puisque la notion de goût échappe ici à une définition et une représentation bien établies. Sont simplement esquissées les conditions auxquelles doit répondre le goût pour que la production industrielle puisse concevoir la consommation esthétique. Théorique ensuite, dans la mesure où, bien qu’il s’agisse d’un essai qui, écrit par un enseignant en philosophie, prend appui sur des travaux essentiellement philosophiques, plusieurs auteurs, notamment des sociologues, n’en auraient pas moins trouvé leur place dans l’ouvrage. Ainsi la vision libérale et indéterministe qu’adopte l’auteur l’empêche-t-elle de recourir aux travaux de Pierre Bourdieu s’agissant de la construction sociale du goût. Minorant complètement les facteurs sociaux participant de la production du goût, Assouly conçoit ce dernier presque comme une faculté immanente, voire une compétence, « qui se révèle lorsque le sujet s’échappe à lui-même » (p. 176), comme si tout un chacun en était également doté. Partant, on ne s’étonnera pas que l’auteur ne cite — à aucun moment de l’ouvrage — l’œuvre de Bourdieu, au demeurant totalement absente de la bibliographie. On se serait alors attendu à ce que cette posture théorique le conduise sur le chemin d’auteurs qui ont traité du goût en dehors de toute considération exclusivement sociale, tels que s’y sont employés Antoine Hennion ou Nathalie Heinich [1]. De même, alors que l’ouvrage est parcouru tout au long de l’idée d’un rapport à la consommation comme signifié et promotion individuelle, l’analyse de Thorstein Veblen sur la consommation comme ostentation a parfaitement été occultée [2].
En revanche, l’ouvrage a incontestablement le mérite de proposer une histoire du goût depuis la Renaissance jusqu’à l’ère capitaliste et de montrer comment le goût, auparavant arme pour se distinguer et briller en société, est devenu une valeur économique. Sur ce point, l’intérêt de l’ouvrage est de voir que le capitalisme esthétique tel qu’envisagé par Assouly s’éloigne du modèle capitaliste classique, qui, décrit par Marx, réside principalement dans la notion de propriété. Inversement, pour Assouly, le capitalisme esthétique est marqué par une évolution économique où la jouissance ne repose plus sur la possession de biens mais sur l’expérience et l’émotion. Il s’ensuit un déplacement de la bataille mercantile et une nouvelle réalité qui, en fin de compte, semble surtout laisser place à un libéralisme esthétique.
Olivier Assouly, Le capitalisme esthétique. Essai sur l’industrialisation du goût, Paris, Cerf, 2008.