Se soucier de la fragilisation actuelle de certains espaces français périurbains et « ruraux » est indispensable. Mais instrumentaliser ces territoires et leur population pour, sous couvert de scientificité, propager une idéologie identitaire et séditieuse relève d’un populisme géographique dangereux. Non, il n’y a pas de complot ourdi par les élites métropolitaines et les immigrés contre les « petits blancs » des campagnes. Non, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires de Christophe Guilluy ne dévoile pas des vérités que certains auraient intérêt à tenir cachées. Moins essai que manifeste ou pamphlet, l’ouvrage simplifie la réalité au point de la falsifier. Il verse dans un radicalisme politique délétère qui écarte toute possibilité de penser et construire collectivement des solutions pour répondre à ces problèmes socio-spatiaux, et ce de manière conforme à notre idéal républicain et démocratique. Un brûlot malvenu dans une situation sociale, économique, spatiale et politique déjà très difficile.
De la nécessité de dénoncer des idées pernicieuses sur les inégalités territoriales.
En 2010, Christophe Guilluy publiait Fractures françaises. Il y traitait déjà du décrochage de certains territoires périurbains et « ruraux » ainsi que des difficultés éprouvées par leur population. Il soulignait à juste titre l’émergence d’un problème socio-spatial encore insuffisamment pris en compte, lequel promettait de constituer un enjeu politique majeur. Le succès médiatique intervenait un peu plus tard, lors de la campagne présidentielle et de l’élection de François Hollande. L’essai se révélait particulièrement « opportun » au moment même où la montée des inégalités devenait une question sociétale majeure et largement médiatisée, et où l’égalité des territoires figurait en bonne place dans le programme présidentiel. Il avait de surcroît le mérite d’être accessible et suffisamment dérangeant pour que la presse en fasse un « produit » éditorial à part entière.
Succès médiatique et actualité politique donc, mais controverse scientifique : nombreux sont les universitaires qui reconnaissaient à l’auteur le mérite de porter dans la sphère publique ce problème sociétal tout en lui reprochant une caricature outrancière de la situation et un penchant idéologique marqué. Les thèses avancées auraient alors sans doute mérité une déconstruction plus sérieuse. Malheureusement, les critiques se concentraient davantage sur le ton et la façon. Souvent jugées ad hominem, elles se révélaient inefficaces à dénoncer un raisonnement déjà captieux et en phase de popularisation. « Malheureusement » car, fort de ce premier succès, Christophe Guilluy continue d’exploiter la même veine en faisant paraître, en septembre 2014, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires. L’opus mérite qu’on lui prête une attention redoublée pour plusieurs raisons : l’auteur poursuit les analyses menées dans son précédent ouvrage et remet sur le devant de la scène ces mêmes territoires et leur population dont les difficultés se sont accrues ; il double ce diagnostic d’une interprétation politique largement révocable, basée sur une idéologie identitaire et séditieuse dont la résonance avec notre actualité politique est inversement proportionnelle à sa propension à faciliter l’élaboration de solutions acceptables ; enfin, au vu de la campagne de presse qui accompagne sa sortie, ce livre pourrait bénéficier d’une forte audience — Libération, Marianne, Le nouvel Observateur, Le Figaro, Le journal du dimanche, etc. y ont fait écho — et voir ainsi les idées qu’il véhicule largement diffusées et reprises à des fins politiques pernicieuses. Il semble donc que l’on ne puisse plus cette fois s’épargner une critique de fond.
Une géographie caricaturale des territoires fragiles.
Pour cela, il faut entrer dans l’ouvrage. L’auteur fait siens trois constats : a) la France est un pays complètement inséré dans la mondialisation et qui, malgré ses difficultés économiques actuelles, adhère pleinement au modèle libéral ; b) les métropoles et leur hinterland sont les lieux centraux de cette insertion, ceux également qui connaissent une dynamique économique, laquelle profite avant tout aux populations qui les habitent ; c) le pays a accompli son urbanisation et les catégories socio-spatiales encore usitées, telles qu’« urbain », « périurbain » et « rural », apparaissent à la fois comme désuètes et impropres à décrire la situation du pays. Pourtant, si la société française est aujourd’hui complètement urbaine, sa capacité même à faire société semble, elle, de plus en plus faible. Ce mécanisme de désagrégation sociale est manifeste si l’on s’intéresse à la « classe moyenne » qui, selon l’auteur, ne constitue plus qu’un mythe utile au discours de la « classe dominante » et ne renvoie plus à aucune réalité sociale. Métropolisation et mondialisation ont conduit à son éclatement par un renforcement drastique des inégalités socio-spatiales débouchant sur la constitution de nouvelles « classes » sociales et formes de ségrégations spatiales.
Christophe Guilluy appréhende ces dimensions par un indice de fragilité des populations. La construction de cet indice interroge. Sans être faux, il semble néanmoins orienté de manière à soutenir la thèse de l’auteur et dessiner une géographie extrêmement simplifiée et duale : reprenant les messages de son précédent ouvrage, Guilluy distingue nettement les métropoles et leur hinterland proche, d’un côté, les espaces périurbains plus éloignés et ruraux, de l’autre, en incluant leur armature de villes moyennes et petites, ainsi que les espaces ultramarins. Les premiers bénéficieraient de la dynamique économique de la mondialisation quand les seconds en seraient écartés, particulièrement fragilisés dans leur base économique productive et industrielle. Alors que les premiers abriteraient des populations aisées, composées de cadres supérieurs, d’élites cosmopolites et d’immigrés (en particulier dans les banlieues bénéficiant des opportunités des métropoles), et regrouperaient 39 % de la population dans 2640 communes, les seconds constitués d’ouvriers, d’employés, de paysans, d’artisans, etc. qualifiés de « petits blancs » déclassés comprendraient 61 % de la population dans 34 014 communes.
Les inégalités caractérisant ces deux mondes seraient plurielles et porteraient sur les revenus, la formation, les accès à la mobilité, à l’emploi, aux services, et plus généralement à toute forme d’ascension sociale. L’auteur dresse ainsi le portrait sans nuances d’une France à deux vitesses et à deux visages, dotée d’une géographie manichéenne, qui opposerait les « intégrés centraux » aux « exclus périphériques ». Le recoupement de cette nouvelle géographie avec celle des dernières élections présidentielles et municipales semble évident : si la France des métropoles continue à voter majoritairement pour les partis de gouvernement, la France périphérique lui préfère l’extrême droite. Et l’auteur d’expliquer qu’elle le fera toujours davantage au fur et à mesure que sa conscience de classe — il n’utilise pas l’expression explicitement — s’affermira. On regrette d’autant plus le radicalisme de la thèse qu’elle met à jour, mais en l’exploitant outre mesure et en en faisant une forme de déterminisme irréversible, une problématique socio-spatiale importante : le déclassement de certains — et non pas de tous, tant s’en faut — de ces espaces périphériques et les difficultés de leurs populations constituent un enjeu sociétal majeur.
De l’instrumentalisation des territoires fragiles au bénéfice d’une idéologie identitaire et séditieuse.
L’analyse, par ses simplifications excessives, ses raccourcis, ses choix statistiques tendancieux, ses références marquées, perd ainsi en intérêt heuristique ce qu’elle gagne en force communicationnelle. Soulignons que ces espaces — dont Christophe Guilluy se fait le porte-parole — sont beaucoup plus divers, dans des situations beaucoup plus contrastées qu’il veut bien le considérer. Les travaux de Laurent Davezies, qui soulignent la fragilité de certains de ces espaces, montrent également la manière dont d’autres bénéficient de la manne liée et l’économie résidentielle et/ou touristique. Il suffit, par exemple, de comparer cette géographie de la fragilité avec celle issue de la typologie des campagnes françaises produite par Mohamed Hilal pour le CGET (alors DATAR) pour mesurer l’ampleur du raccourci. Il ne s’agit pas de minimiser les difficultés bien réelles que connaissent certains de ces territoires et leurs populations, mais bien de rappeler la complexité et la spécificité de situations réunies abusivement sous une bannière unique.
La dimension litigieuse de l’ouvrage ne s’arrête pas là, car au-delà du constat, l’auteur surinterprète cette situation et contrefait les processus qui y conduisent. Au prétexte de dénoncer plus efficacement ces inégalités, il les instrumentalise en usant d’arguments et d’allégations qui font basculer son essai dans le genre du manifeste politique et du pamphlet. Deux biais parmi d’autres méritent d’être dénoncés :
– le premier consiste à supposer que ces mécanismes de discriminations et de ségrégation relèveraient de dispositifs de domination et d’éviction mis en place sciemment par les élites, les classes dirigeantes et les autres « bénéficiaires » de la mondialisation. Si l’on ne peut ignorer l’existence de mécanismes socio-spatiaux de ségrégation et d’éviction liée à la métropolisation, la « personnalisation » de ceux-ci, leur réduction à une forme caricaturale de domination sociale et de logique de classe paraît a minima excessive, assurément idéologique et plus probablement spécieuse. Pourtant, l’auteur n’a de cesse dans son discours de dénoncer la responsabilité des élites et de leurs affidés qui, par leurs agissements et afin de préserver leurs intérêts, mettent en place des stratégies qui conduisent les populations les plus fragiles à la relégation économique, sociale, culturelle et au cantonnement dans les espaces périphériques. Ainsi, et à titre d’exemple, la politique de la ville et les orientations de l’habitat social privilégieraient les immigrés au détriment des « petits blancs », des immigrés primo arrivés, de la classe ouvrière, des employés et autres victimes, repoussés toujours plus loin dans le périurbain et les espaces ruraux, vides d’emplois, d’activités, de services, d’éducation de qualité, etc. ;
– le second biais consiste à éluder la dimension économique de l’analyse initiale pour se concentrer sur et finalement prendre exclusivement en compte les facteurs culturels et identitaires. Les habitants de ces périphéries exclus socialement, économiquement et spatialement par les élites métropolitaines, se caractériseraient avant tout par un rejet de la mondialisation, de la métropolisation, de la modernité et des valeurs dont elles sont porteuses : multiculturalisme, mobilité, échange, cosmopolitisme, etc. Au contraire, cette société périphérique serait à la recherche d’ancrage, de sédentarité ; elle serait porteuse d’un retour au « village » conçu comme un « continuum socioculturel » qui garantirait entre soi, logique d’entraide, d’assistance et de sécurité, etc. Ce repli identitaire et spatial participerait du maintien, voire de la constitution d’un capital social propre à la France périphérique. On sera surpris de l’utilisation « particulière » du concept de « capital social » développé par Robert Putnam, comme on l’est plus généralement de l’usage « à charge » de nombreuses citations et références. Dans son élan, l’auteur en vient à faire de ce communautarisme villageois un universel anthropologique. Par un retournement dont on peut se demander s’il n’est pas contradictoire avec le premier moment de la démonstration, ces populations et leur spatialité subies incarneraient et seraient aujourd’hui les instaurateurs d’un contre-modèle, d’une contre-société — dont les diverses manifestations contre l’écotaxe ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes seraient l’expression —, d’autant plus radicaux que ceux-ci seraient incompatibles avec le système libéral dominant. Selon l’auteur, ce dernier ne saurait en effet être adapté pour permettre, par exemple, l’apparition et l’émergence d’alternatives, en particulier de développement local. Le propos va donc bien au-delà de la dénonciation du décrochage social et du risque — avéré — de société à deux vitesses.
Des territoires périphériques qui méritent d’être considérés avec une attention plus positive.
Christophe Guilluy participe d’un néoconservatisme à la française, qui fait de l’appel au peuple, de la dénonciation des élites et du modèle dominant, un viatique, quitte à passer par des compromissions et des vulgarisations outrancières pour le démontrer. C’est également la remise au goût du jour d’une vulgate marxiste dont le simplisme écarte tout intérêt cognitif et explicatif. À n’en pas douter avec cet essai, l’auteur franchit un cap et contribue à alimenter le populisme politique contemporain. Le fait que son ouvrage joue systématiquement la carte de l’opposition et du conflit possible et légitime entre les populations de la France périphérique et celles de la France métropolitaine, qu’il considère explicitement que le seul espoir pour les premières passe par un renversement du modèle porté par les secondes n’est pas sans danger. Le fait qu’il maquille ces prises de positions idéologiques et politiques d’un vernis de scientificité et qu’il parte d’un constat lui tout à fait valide et déterminant de la réalité sociale contemporaine renforce cette dangerosité.
Les considérations à caractère politique sont d’ailleurs centrales dans ses propos : selon Guilluy, les partis de gouvernement tant de gauche que de droite, qu’il juge aujourd’hui « minoritaires » et non représentatifs de la population, sont condamnés à disparaître non seulement parce qu’ils n’ont pas su préserver la société française et ses classes moyennes, mais également parce qu’ils l’ont fait volontairement dans un souci de renforcement de leurs avantages et de leurs positions dominantes. C’est donc au nom d’un principe de justice (!) que l’incitation à la sédition et au renversement du modèle actuel se justifie. Si l’auteur prend à certains endroits ses distances avec le Front national, nul doute que l’ensemble de ses affirmations est proche de l’idéologie frontiste et propice à la consolider.
Ce discours est évidemment irrecevable : il divise, simplifie, oppose les populations et les territoires, et débouche sur des propositions incompatibles avec les valeurs républicaines. Reste qu’au-delà de sa dénonciation et de sa déconstruction, d’autres réponses doivent être apportées. On le répète : il ne s’agit pas de nier la réalité des problèmes d’une partie de cette France périphérique. On ne saurait néanmoins accepter de les mettre en concurrence avec les problèmes des villes et des quartiers ni approuver l’émission d’un quelconque jugement d’ordre moral sur les uns ou les autres. Pourtant, il est bien question de valeurs. De ce point de vue, l’égalité des territoires fait sens : tous les territoires doivent bénéficier des mêmes considérations et chances, tous les habitants où qu’ils habitent sont égaux en droits et ne sauraient souffrir d’injustices spatiales.
Il semble également important de rappeler que les difficultés rencontrées par les populations ne se traduisent pas systématiquement — tant s’en faut — en repli communautaire. Heureusement, car contrairement aux allégations de Christophe Guilluy, l’avenir positif de ces territoires ne dépendra pas d’un repli sur soi. Si — comme d’ailleurs il le démontre avec raison — leur fragilité résulte d’une exclusion de la métropolisation, il fait peu de doute que leur renouveau passera par l’intégration à cette dynamique. Autrement dit, c’est bien le renforcement des relations entre les territoires qui favorisera leur égalité plutôt que leur isolement. Et ces relations seront d’autant plus faciles à établir que ces territoires périphériques sauront faire valoir leurs spécificités et donc leurs contributions propres à la métropolisation, ce que la montée en importance des questions environnementales et de ressources devrait faciliter.
Des approches politiques renouvelées en faveur de ces espaces sont déjà à l’œuvre. Que l’on songe au courant des « nouvelles ruralités », au référentiel en cours de constitution de l’égalité des territoires, ou tout simplement aux nombreuses initiatives locales qui vont dans ce sens, portées par les habitants eux-mêmes. Car, contrairement à ce que Christophe Guilluy suppose, les habitants de ces espaces périphériques sont loin d’être les victimes passives d’une sorte de complot géographique : nombre d’entre eux, par leur choix résidentiel, leurs pratiques, leurs projets de vie, sont les acteurs à part entière de ces territoires périphériques et de leur attractivité.
Les objectifs de renforcement de la connexion de ces espaces aux métropoles et à leur dynamique, de desserrement économique, de soutien à l’économie sociale et solidaire et autre forme de développement alternatif, à la créativité et à l’innovation ordinaire, d’aide à la mobilité et à l’accompagnement des trajectoires de vie, de l’efficience de l’offre de services aux publics, etc. constituent autant de leviers d’action. Mais il paraît utile de rappeler que ceux-ci reposent en grande partie sur l’existence de mécanismes de redistribution efficients, de capacités d’investissement conséquentes et donc de métropoles performantes susceptibles de générer de la richesse. La recomposition territoriale en cours pourrait également déboucher sur l’établissement de nouveaux régimes de lien, d’articulation, de péréquation, de compensation et de solidarité favorables aux territoires les plus fragiles. Elle serait idéalement accompagnée des politiques territoriales de discrimination positive revues, lisibles, mieux ciblées et plus efficientes, ainsi que de l’application optimisée des politiques de droits communs.
Autant de points concrets à faire valoir et à développer pour couper court ou à tout le moins contenir les dérives que l’ouvrage de Christophe Guilluy pourrait susciter.