Le dessin « My Wife and My Mother-in-Law » [1] est une illusion visuelle créée par l’artiste britannique William Ely Hill en 1915. Ce dessin est souvent associé au psychologue américain Edwin Boring (1930) qui l’a utilisé dans ses travaux sur les biais de perception et lui a donné le nom de « The Young Girl and the Old Woman ». Dans ce dessin, deux images se superposent : une jeune femme élégante vue de trois-quarts arrière et une femme âgée de profil avec un menton proéminent. Bien que principalement utilisé dans le domaine de la psychologie, ce dessin offre des analogies intéressantes pour les praticiens de l’aménagement des territoires.
Des analogies pour l’aménagement des territoires.
Sans viser à l’exhaustivité, nous en proposons quelques-unes aux lecteurs.
- La perception nécessairement plurielle des espaces : tout comme cette image peut être perçue de deux façons différentes, un territoire peut être envisagé de multiples manières et pour des usages différents. Par exemple, un espace urbain peut être conçu pour être à la fois un lieu de travail, de loisirs et de résidence. Toute action en matière d’aménagement doit ainsi tenir compte des multiples perceptions et besoins des usagers.
- Le besoin de changer de perspective : les représentations d’un territoire ne sont pas figées une fois pour toutes. Elles sont au contraire appelées à évoluer et doivent s’adapter à des changements de perspective au fil du temps. Cela peut inclure la transformation d’anciennes zones industrielles en espaces résidentiels ou culturels, reflétant les changements à la fois de perception et d’usage.
- L’inclusivité et la diversité du territoire : en reconnaissant que différents groupes (jeunes/personnes âgées, actifs/inactifs, etc.) peuvent percevoir et utiliser les espaces différemment, les urbanistes doivent concevoir des environnements qui répondent aux besoins diversifiés de la population.
- La mémoire collective et l’innovation : comme le dessin de William E. Hill qui évoque deux stades de la vie (jeunesse et vieillesse), les territoires peuvent être aménagés pour prendre en compte à la fois le patrimoine historique et les aspirations futures. Cela peut inclure la préservation des sites historiques tout en intégrant des éléments urbanistiques plus modernes et innovants.
- L’échange et la participation : de la même manière que la perception de l’image peut varier selon les individus, les opinions et les besoins des résidents d’un territoire peuvent différer considérablement. Les processus participatifs et les consultations publiques peuvent contribuer à saisir cette diversité de perceptions et à créer des aménagements qui visent à produire du consensus.
- La résilience et la durabilité : reconnaître que les territoires doivent évoluer et s’adapter à long terme (comme la perception de l’image qui peut changer avec le temps) favorise une planification durable qui tient compte des impacts environnementaux et socio-économiques futurs.
Des compromis souvent paradoxaux…
Ces analogies rappellent que, si l’aménagement des territoires n’est pas une science (Merlin 2002), il se rapproche davantage d’un art qui nécessite beaucoup de doigté pour éviter d’être enfermés dans des paradoxes inextricables, une certaine agilité mentale pour toujours admettre l’ambiguïté des perceptions relatives à la plupart des situations et une réelle capacité à la réflexivité. Ces dispositions favorisent un processus dialectique, qui, plutôt que de chercher à résoudre les oppositions et/ou les contradictions, les utilise pour faire évoluer la pensée et les systèmes sociaux. Une telle dynamique de pensée permet de dépasser les oppositions binaires pour parvenir à un niveau supérieur de compréhension.
Dans cette perspective, Yves Barel (1979) avait proposé le concept de compromis paradoxaux pour décrire des situations dans lesquelles coexistent, à l’instar du dessin de William E. Hill, deux contraires dans un même lieu et un même temps. Il avait montré comment, à partir de la mise en place de tels compromis, les sociétés et les organisations parviennent à maintenir un équilibre entre des forces opposées ou contradictoires, sans chercher à les résoudre entièrement. Ainsi des rapports entre l’État et le marché, dans lesquels le premier intervient dans l’économie pour réguler et corriger les dysfonctionnements du marché, tout en permettant à ce dernier de fonctionner de manière autonome, ou encore des compromis dans les organisations, qui oscillent entre la centralisation du pouvoir pour garantir stabilité et cohérence et la décentralisation pour favoriser flexibilité et autonomie, entre la préservation de la tradition et la modernité, etc.
Suivant la même logique, Olivier Godard (2015) caractérise le développement durable comme le résultat d’un tel compromis. Le paradoxe tient au fait qu’avec le développement durable, l’objectif est de concilier les dimensions économiques, sociales et environnementales afin d’assurer la croissance et le développement aux générations présentes tout en garantissant un avenir viable aux générations futures [2]. La valeur mobilisatrice de ce concept est très importante, car depuis plus de trente ans dans le cadre de l’Agenda 21 [3], des plans d’action sont adoptés à l’échelle locale, nationale, ou internationale afin de promouvoir un développement durable.
…aux conflits d’aménagement récurrents.
Il semble cependant qu’une telle démarche dialectique, s’il elle est indispensable, se heurte de plus en plus à des limites, dont les effets les plus visibles sont la multiplication des conflits d’aménagement. Pour comprendre cette situation, revenons au dessin de William E. Hill. Ce dessin présente une situation où une même image peut être vue de deux manières différentes, et générer deux interprétations opposées (femme jeune ou vieille). Dans les deux cas, il y a une tension entre les deux interprétations, car, si toutes les deux sont vraies (il y a bien superposition de deux images), elles ne peuvent pas être vraies simultanément (on ne peut pas être jeune et vieux en même temps). La conséquence de ce paradoxe, si l’on poursuit l’analogie avec les territoires, se traduit par le fait que rejets et/ou contestations sont désormais la norme des projets d’aménagement (Subra 2018).
Au cœur de ces conflits [4], le concept de développement durable est largement incriminé. Car le plus souvent, les projets d’aménagement en France, sont légitimés ou refusés au nom d’une perception/interprétation opposée du développement durable : les uns privilégiant la croissance économique tandis que les autres prônent la défense de l’environnement [5]. Et plutôt que de servir de référent à partir duquel un consensus pourrait être construit, le développement durable sert alors à chaque camp à fourbir ses armes dans un affrontement qui semble inéluctable.
Le concept de développement durable n’est plus dès lors l’expression d’un compromis paradoxal permettant en partie de résoudre les contradictions inhérentes à la croissance et au développement économique comme l’analysait Olivier Godard, il est dorénavant réduit à une antinomie visant à masquer les réalités économiques et sociales : « […] Ce procédé inventé par les poètes pour exprimer l’inexprimable est de plus en plus utilisé par les technocrates pour faire croire à l’impossible. Ainsi, une guerre propre, une mondialisation à visage humain, une économie solidaire ou saine, etc. Le développement durable est une telle antinomie. » (Latouche 2003).
Exemple des effets de cette antinomie, le cas emblématique du projet d’aéroport sur le site de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) où Jean-Marc Ayrault, partisan du projet, maire de Nantes et Premier ministre à l’époque, déclare : « nous ne nous laisserons pas dicter une vision du monde qui n’est pas la nôtre » (Chavelet et Vigogne 2012) auquel répondent les opposants Jean-Philippe Magnen et José Bové : « le Premier ministre n’a sans doute pas eu tort de pointer qu’une question de vision du monde est en jeu à NDDL » (Magnen et Bové 2012).
Oublié donc l’ambiguïté relative des perceptions et des représentations, les compromis paradoxaux, le dépassement des clivages, les interprétations multiples et la complexité inhérente à tous projets d’aménagement, l’objectif des « pour » et des « contre » est alors de convaincre que sa vérité est plus vraie que celle de l’autre. Un des intérêts de cette image est bien de nous rappeler la difficulté qu’ont les sociétés et les organisations humaines à penser autrement qu’en mode binaire.